1.3 La Résidence Abelam (part 1)
La traversée des bas quartier, passage obligé au retour de l'Académie, mettait inévitablement Ravik en rogne. Il ne comprenait pas que son père continue de lui refuser un palanquin.
À défaut d'un moyen de transport digne de son rang, la présence de Belark à ses côtés faisait son effet. Les soldats marquaient des saluts respectueux et menaçaient allègrement les passants qui ne dégageaient pas promptement la voie. Les mendiants se terraient dans l'ombre, les camelots cessaient de geindre et les gamins des rues se volatilisaient. Même les Dévots de la Vérité tenaient leurs distances. Ce qui laissait la crasse et la chaleur.
— J'ai le gosier à sec. Ils ont intérêt à servir un bon vin ce soir, je compte me réveiller sans souvenirs, entre deux belles danseuses !
— Ou de beaux danseurs... ricana Haqim.
— Ce n'est arrivé qu'une fois ! Et je te jure que nous... que je n'ai...
— Je ne juge pas ! répliqua son compagnon tout sourire.
Ravik le foudroya des yeux.
— Le seigneur Fel reçoit sa Sainteté Kal Ytyr, relança innocemment Haqim. Il ne va pas lésiner à la dépense.
— J'espère... Même si ce motif ne me plaît pas. Les membres de l'Ordre de la Vérité ont trop d'influence.
Ravik ne vit rien venir. Le coude de son compagnon lui frappa l'abdomen sans lui laisser le temps de réagir, le pliant en deux sous le regard médusé de rares observateurs.
— Qu'est-ce qui te prend ? explosa l'héritier Abelam.
— Toi, qu'est-ce qui te prend ? répliqua Haqim en baissant la voix. Balancer un commentaire de ce genre avec des Dévots à chaque coin de rue ? Ça t'arrive d'écouter Maître Salvak de temps en temps ? Il y a eu bien assez de nobles voire d'empereurs déchus pour s'être attaqués à la répartition des pouvoirs. La noblesse impériale et l'Ordre de la Vérité règnent de concert, il en va ainsi depuis Gaelak et Fëalan. Si ça ne te dérange pas de finir en exil, j'apprécierais que tu te souviennes que mon sort est lié au tien !
Se voir imposer ainsi une leçon de politique de base n'avait rien pour arranger pas l'humeur de Ravik, qui ravala difficilement une réplique cinglante. Son ami avait raison, cependant, il devait assumer. Ç'avait été son choix de se lier — contre l'avis de son père — à Haqim de la manière la plus sacrée : par un serment devant la Vérité. Avant d'avoir dix ans, il s'était engagé à prendre son frère de lait pour Lige une fois à la tête de sa Maison. Un titre qui, aux yeux des ashaans, valait davantage que celui d'époux ou d'épouse.
L'honneur octroyé à Haqim ferait de ce dernier son premier conseiller, son bras droit, son plus fidèle allié. En retour, ce dernier bénéficierait d'une capacité d'action bien supérieure à celle d'un chef de Maison ruinée. Il pourrait œuvrer pleinement à redorer le blason des Doran.
Ce serment liait leur destin.
Ces pensées n'encombrèrent pas longtemps l'esprit de Ravik. Arrivés à un ultime coin de rue, les deux amis débouchèrent sur la Résidence Abelam. La demeure familiale se voyait de loin. Elle occupait un promontoire à proximité immédiate de l'allée menant au palais impérial. Une situation qui ne devait rien au hasard : elle constituait un rappel de l'importance des Abelam, en particulier pour l'Empereur en personne.
Le domaine de la famille de Ravik n'avait d'ailleurs rien à envier aux ailes résidentielles du palais. La bâtisse principale était ceinte par un haut mur et quatre tours de garde. Si des terrasses couronnaient la majorité des constructions de la ville, chaque structure de la propriété était surmontée par un dôme bleu azur, la couleur de la noblesse.
Le capitaine Orban vint personnellement à la rencontre des jeunes gens. Tout comme Maître Loen, Orban s'était illustré dans l'armée impériale avant de prendre la tête de la garde privée des Abelam. Bien qu'il soit entré au service de la famille de Ravik avant la naissance du jeune homme, le vétéran était à peine grisonnant. Sa mâchoire carrée était couverte par une barbe taillée avec soin mais incomplète, en raison de son visage couturé de cicatrices. En outre, l'ancien soldat avait perdu une oreille sur le champ de bataille. Avec sa carrure impressionnante en sus, le capitaine disposait des meilleurs atouts pour intimider au premier regard.
La ressemblance avec Maître Loen s'arrêtait pourtant au physique. Pour Ravik, Orban n'avait que des sourires à revendre et représentait une figure rassurante, une personne digne de sa confiance, auquel il pouvait se confier les yeux fermés.
— On va se changer, puis on rejoint la Villa Fel, annonça Ravik après les salutations d'usage.
— Très bien, prit acte l'ancien soldat.
Le jeune Abelam dévisagea brièvement le capitaine, trouvant quelque chose d'étrange dans son attitude, sans savoir quoi. Comme Orban regardait déjà ailleurs, il haussa les épaules et passa les portes.
Il n'y avait rien d'inhabituel dans la propriété des Abelam. Le magnifique jardin de la famille de Ravik était garni d'une variété impressionnante de pousses exotiques. Le domaine comportait également une volière et une ménagerie pour créatures mystiques, sans oublier le luxe ultime : une fontaine. Un miracle rendu possible par un astucieux système de canaux qui liait directement la résidence à l'oasis de Gaelak.
Ravik s'aspergea le visage d'eau agréablement fraîche — ignorant les autres merveilles au même titre que les courbettes des esclaves et domestiques présents —, puis traversa rapidement la cour en direction de ses quartiers. Il souhaitait perdre le moins de temps possible pour profiter du début des festivités.
— Va manger un morceau, on repart bientôt, ordonna-t-il à Belark.
Le tigre grogna et obliqua aussitôt vers la ménagerie. Des serviteurs se hâtèrent d'accueillir le fauve, qui passa entre eux comme un seigneur entrant en son fief. Une scène qui arracha un bref sourire à son maître, avant qu'il ne se découvre seul. Haqim traînait encore devant l'entrée de la propriété, où il semblait converser avec les gardes.
— Qu'est-ce que tu fiches ? le héla-t-il.
Son ami répondit par un petit geste d'excuse et s'engagea aussitôt dans la cour, mais s'y arrêta à nouveau pour rendre leur salut aux laquais sur son chemin. Sous les yeux de Ravik, son ami alla jusqu'à interpeller ces gueux par leur nom et flatter l'encolure de la créature mystique de l'un d'eux.
Employer d'authentiques citoyens impériaux, comme attesté par leur possession d'une créature mystique, claironnait la prospérité de la famille. Cela ne rendait toutefois pas ces individus de basse extraction fréquentables. Pourquoi frayer ainsi avec ces gens de classe inférieure ou, pire encore, avec des esclaves ? Haqim s'obstinait à ne pas saisir l'importance de l'autorité sur la plèbe.
— Quand tu auras fini, je t'attends dans ma chambre ! lança-t-il en se détournant sans attendre de réponse.
Ravik s'engouffra le grand hall, obligeant une servante à s'écarter à la hâte sur son passage, hoquetant de surprise.
Des canaux d'eau sillonnaient le sous-sol du bâtiment, offrant une température agréable, même à l'heure où le soleil atteignait son zénith. L'ambiance tamisée qui régnait dans l'entrée contribuait à soulager l'hôte éreinté, à lui offrir un peu de sérénité après la pénible traversée de la ville.
Les longues fenêtres de la résidence étaient serties de vitraux qui contaient en milles couleurs des scènes marquantes de l'histoire familiale. Les Abelam avaient participé à trop de grands évènements pour que tous soient relatés. Le sol soigneusement dallé disparaissait quant à lui sous une floppée de tapis rouges et or — couleurs de la Maison —, tandis que des bas-reliefs guerriers ornaient la totalité de la voûte. Ce faste imposait au visiteur l'importance des Abelam, il lui enseignait le respect attendu de lui en ces lieux.
Ravik se dirigea vers l'escalier colossal qui trônait au centre du hall. Cet ouvrage suffisamment grand pour offrir le passage à dix hommes de front poussait le vice jusqu'à arborer une rambarde dorée qui exhibait une multitude de lions. Le jeune homme lui-même se sentait parfois gêné devant cette œuvre d'art douteuse. La structure se séparait en deux à mi-parcours, d'un côté on accédait aux chambres familiales, de l'autre aux quartiers des invités — il y en avait toujours.
À peine avait-il posé un pied sur la première marche qu'une voix résonna dans la pièce.
— Comment s'est passée ta journée, cher frère ?
Un frisson parcourut Ravik qui étouffa un juron. Pivotant lentement, il se força à dévisager l'importun — autant pour la sérénité inspirée par les lieux.
Engoncé dans le fauteuil moelleux de la bibliothèque réservée aux invités, un jeune homme se prélassait, un livre à la main mais les yeux attachés à l'héritier. L'ouvrage était facilement identifiable : l'un des traités volumineux sur les lignées ashaanides auxquels tenait beaucoup le patriarche. Un sujet qui ne concernait pas du tout ce bâtard de Danyk !
— Je t'ai répété cent fois de ne pas m'appeler ainsi.
L'imbécile continua pourtant d'arborer son sourire si désagréable, comme si cette remarque ne constituait qu'une plaisanterie savoureuse. Ravik mourrait d'envie d'effacer l'expression de ce visage à la force de ses poings, mais Danyk demeurait intouchable. Jamais leur père ne lui aurait pardonné de s'en prendre à lui. Un jour, pourtant, il écarterait définitivement cet étron de sa famille. Il en piaffait d'impatience !
Il existait aussi une autre raison de retenir son bras : le batard portait l'uniforme blanc d'Initié de la Vérité, s'en prendre à lui dans ces conditions aurait pu être mal interprété.
— Je suppose que tu as ordonné à Orban et aux autres de ne pas me prévenir de ton arrivée ?
— je voulais te faire la surprise ! clama Danyk en se redressant paresseusement.
— Hé bien c'est réussi. Qu'est-ce que tu fiches ici ? Ne devais-tu pas passer les deux prochaines saisons en formation à Al'Qian ?
— Je ne pouvais tout de même pas te faire faux bond à l'occasion d'un si grand évènement !
Ravik grimaça.
— C'est encore une de tes plaisanteries ? Il n'y a rien d'important dans les prochains mois.
— Tu n'es donc pas au courant ? Voilà qui est inattendu...
Être réellement intrigué ne fit qu'agacer davantage Ravik, qui entreprit de se détourner du gêneur pour reprendre son ascension.
— Père souhaite te voir, relança Danyk.
La main de Ravik se crispa sur la rambarde.
— Demain, peut-être.
— Il a dit « Dès son retour, sans faute ». Les servants étaient censés te le dire mais...
— Mais tu as préféré leur ordonner de se taire à ce sujet également, pour te railler de moi ?
Ravik dévisagea son cadet — de quelques mois seulement —, qui battit des paupières comme pour clamer son innocence.
— M'amuser ? Mais je voulais te faire plaisir !
Presque aussitôt, Ravik détourna définitivement regard. Pas par faiblesse, assurément, mais parce que chaque face à face avec son puîné lui rappelait ses propres imperfections. Danyk Abelam arborait tous les traits caractéristiques de la famille dont l'héritier était dépourvu : le nez aquilin, les prunelles dorées et même la chevelure noire striée de fils d'argent. Si sa mère avait été noble en sus... Décidément, Danyk ne manquait jamais une occasion de gâcher sa journée.
— Où est-il ? abdiqua Ravik.
— Dans son bureau. Je peux t'accompagner si tu veux.
— Je connais le chemin.
Ignorant superbement son frère, Ravik reprit sa route d'un pas rapide. Il devait penser à autre chose, et vite. De quelle évènement Danyk parlait-il ? Quelle occasion pouvait le concerner lui en particulier ? Une réponse s'imposait dans son esprit qui avait de quoi le réjouir : sa journée pouvait encore prendre une tournure intéressante.
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