2.3 Les galeries (part 1)
De l'extérieur, l'entrée du passage souterrain passait pour une simple faille, une craquelure dans cet océan de pierres desséchées. Rien qui ne laisse présager de l'étroit corridor qu'elle dissimulait, de la longue volée de marches taillées à même la roche sur laquelle elle s'ouvrait.
À peine y avait-il passé la tête que Ravik remarqua une source de lumière extrêmement intense, tout en bas. Elle brillait au point de faire oublier l'obscurité qui régnait dans les escaliers.
— Avancez ! pressa leur gardien.
Le sanmaj à forte carrure devait se tenir en retrait du fait de l'étroitesse des lieux. Se serrant l'un contre l'autre, Ravik et Haqim progressèrent dans les pas léthargiques des autres prisonniers. À mesure qu’ils approchaient de cet intriguant puits de clarté, ce dernier prit la forme d'un petit portique. Plissant les yeux pour affronter cette luminosité bien trop vive, Ravik le franchit enfin, plein d'expectative.
De l'autre côté s'étendait une vaste cavité, si grande qu'elle aurait pu acceuillir la résidence Abelam tout entière, avec un bout des jardins en sus. Ravik eut le souffle coupé, mais pas tant en raison de la superficie de cette grotte, qu'en raison de son apparence : où qu'il regarde, la roche ocre du désert de pierres disparaissait derrière une surface grise comparable à du cristal.
— Incroyable, statua Haqim. On dirait que cet endroit a été entièrement vitrifié ! Comment est-ce possible ?
L'éclairage extraordinaire provenait de cette surface, évidemment, mais également de la voûte qui les surplombait : des failles aux formes irrégulières offraient un passage à la lumière du jour. Elles laissaient s'engouffrer d'impressionnantes de colonnes de lumière qui, en frappant le verre, éclataient en de multiples rayons. Ces derniers fendaient l'air à leur tour pour venir heurter d'autres pans de cet étrange endroit. Cinquante pieds sous terre, ils voyaient aussi clair qu'à la surface !
Toutes les parois de la caverne n'étaient pas parfaitement lisses et dégagées, toutefois. Des gravas jonchaient une grande partie de l'espace. Des morceaux de roche éclatés qui provenaient assurément - en partie au moins - de ces trous dans le plafond de roche. Ravik se saisit d'une caillasse de la taille de sa main et la manipula. D'un côté, la surface était parfaitement plane et fraîche au toucher, couverte par cette étrange couche de verre. Épais d'une moitié de phalange, les bords de ce revêtement étaient tranchants comme un couteau.
— Tu ferais mieux de lâcher ça, tu risques de te couper, commenta une voix grave dans son dos.
Les yeux rouge sang de leur gardien l'observaient attentivement. La main du guerrier tapotait tranquillement la poignée de son cimeterre, l'air de rien. Ravik laissa glisser sa caillasse au sol, qu'elle heurta sans laisser de marque.
— Qu'est-ce que c'est que cette caverne ? questionna-t-il.
Si le sanmaj pensait l'avoir intimidé, il se trompait !
— Une caverne ? Regardez mieux, contra le guerrier plus détendu.
Les deux ashaans levèrent les yeux et Ravik jura dans sa barbe. Dans deux directions opposées, il ne parvenait pas à discerner de terme à la cavité.
— Ce serait un tunnel ? conclut Haqim.
— Mais qui a creusé ça à une demi-journée de Del'Ashaan ? enchaîna le jeune Abelam. Et quand ?
— Vous pensez vraiment des humains capables de créer pareille merveille ? répliqua le guerrier.
— Une créature mystique, alors ? supposa Haqim en faisant glisser sa main sur un pan de roche vitrifiée.
— Un ver géant, confirma le guerrier d'une voix teintée de respect, sinon de vénération.
Un frisson traversa le dos de Ravik. L'évocation de cette créature lui rappela un vieux croquis, celui d'une bête difforme, ridicule, comparable à un haricot desséché. Les notes de l'auteur lui attribuaient cependant des dimensions fabuleuses. Cette chose aurait été aussi longue qu'une rue de la capitale et large comme deux habitations !
— Impossible ! conclut le jeune homme. Les Dévoreurs des Sables ont disparu depuis plus de mille ans !
Le sanmaj lui fit l'affront d'un nouveau sourire.
— Et alors ? Où est le problème ?
— Mais... Si cette galerie existait depuis si longtemps, si près de Del'Ashaan, cela se saurait !
— Alors oubliez un instant ce que vous pensez savoir et ouvrez les yeux.
Suivant magré lui ce conseil, Ravik continua d'étudier son environnement. Sur le tracé de la structure géologique, Ravik remarqua des sortes de vrilles. Les parois n'étaient pas si droites et régulières qu’elles lui avaient paru au premier abord, ce qui pouvait accréditer la thèse évoquée par le sanmaj.
Secouant la tête, le jeune Abelam se morigéna : il perdait de vue leur priorité, échapper à leurs ravisseurs ! En dehors du passage qu'ils venaient de franchir, les seules issues semblaient celles loin au-dessus de leur tête, ces failles dans la voûte de verre. En plissant les yeux, il pouvait distinguer quelques nuages cotonneux dans un ciel d'un bleu profond. Malheureusement, un maître de l'escalade se serait rompu le cou dix fois avant d'atteindre la plus accessible de ces ouvertures.
— Impossible, murmura-t-il.
Il fallait absolument que quelqu'un à Del'Ashaan connaisse cet endroit ! Une structure si gangantesque, à moins d'une demi-journée de la capitale, sans que personne n'en ait jamais entendu parler ? Invraisemblable ! Qu'elle soit située sous le désert de pierres - un lieu interdit - n'y changeait rien. Le peuple Ashaan avait colonisé ce désert près de quatre mille ans plus tôt, ils en étaient les maîtres, en avaient exploré chaque recoin.
— Assez traîné, conclut le sanmaj. Il est temps d'y aller.
Sans autre avertissement, le guerrier claqua le dos de Ravik qui fut propulsé en avant. Perdant pied, il dévala sur les fesses l'essentiel de la pente douce qui le séparait du reste du groupe. Il n'en fallait pas davantage pour provoquer l'hilarité générale chez les sanmajs attendant auprès des autres ashaans. À la satisfaction de Ravik, ces derniers demeurèrent de marbre. Après réflexion, cependant, le fait que ses compatriotes ne prêtent aucune attention à son humiliation le fit grincer des dents.
Haqim le rejoignit rapidement, main tendue pour l'aider à se redresser. Lui était descendu tranquillement, suivi par leur gardien ! Acceptant pourtant l'aide de son ami, Ravik évita sciemment le regard du sanmaj, lui refusant le plaisir de récriminations. Il inspira longuement et se sentit vite beaucoup plus apaisé. Sans rivaliser avec sa demeure familiale, une relative fraîcheur imprégnait les lieux, bien loin de la chaleur étouffante de la surface. Ce n'était toutefois pas la seule raison. L'air contenait une forme de "pureté", quelque chose qu'il ne pouvait mieux définir.
Autour d'eux s'étalaient de nombreux débris de roche, dessinant comme un chemin - très inégal - de pierres ordinaire au cœur du tunnel de verre. Des éclats particulièrement massifs séparaient les voyageurs en petits groupes, ou les obligeant à se tenir en file indienne. Estimer la longueur du parcours s'ouvrant devant eux était impossible, car l'horizon disparaissait dans les deux directions après quelques centaines de pieds seulement. La galerie n'avait rien d'une ligne droite.
— Je ne miserais pas une pièce d'argent sur un cheminement inférieur à plusieurs lieux, commenta sombrement Haqim en croisant le regard de son ami.
Ravik se mordit la joue tout en acquiesçant.
— Restez là, on se met bientôt en route, glissa brusquement leur gardien en s'éloignant.
Surveillant un instant le sanmaj qui rejoignait trois de ses complices, le regard du jeune Abelam revint vite sur son compagnon. Ce dernier grimpait sur un morceau de roche qui dominait légèrement les autres.
— Pas trace des créatures mystiques, constata Haqim en se laissant retomber.
Plus tôt, elles avaient précédé tout le monde dans le passage à peine assez large pour les épaules de Belark. Ravik revoyait le tigre bleu passer à quelques pas de lui de son pas souverain, sans un regard pour lui.
— Ils ont dû continuer à avancer, estima-t-il. C'est sans importance.
Le jeune Abelam ignora sciemment la compassion dans les yeux d'Haqim. Aussi rare soit-elle, toute créature mystique demeurait remplaçable. Il s'en remettrait !
— Il y a deux retardataires, fit remarquer Ravik en désignant le passage par lequel ils étaient arrivés.
Deux sanmajs attendait patiemment là-haut, à côté d'un tas de pierres étrangement empilé.
— Ils vont certainement refermer le passage derrière nous, devina Haqim.
Ravik hocha lentement la tête.
— Je prends la droite, annonça-t-il.
Se ami ne marqua qu'une brève hésitation avant d'acquiescer. Sans se presser, tous deux s'invitèrent dans le rang des prisonniers.
Ravik étudia une nouvelles fois leurs compagnons de galère, mais à chaque fois qu'il croisait le regard de l'un de ces ashaans, il ne pouvait s'empêcher de tressaillir. Il eut cent fois préféré les trouver hagards, déboussolés. Ces gens étaient simplement amorphes. Seuls leurs vêtements permettaient encore de discerner serviteurs, nobles, soldats ou commerçants. Il devait pourtant bien rester quelque chose en eux. Il fallait absolument qu'il en aille ainsi.
Sans prévenir, Haqim trébucha, il s'écroula à quelques pas seulement d'un duo de sanmajs qui surveillaient passivement leur troupeau humain. Ravik se porta aussitôt à la hauteur de son ami et se baissa.
Sans même établir de contact visuel, chacun appliqua ces gestes répétés encore et encore, tant et si bien qu'ils leur étaient devenus naturels, instinctifs. La pierre dont Ravik venait de se saisir était parfaitement lisse, elle glissa parfaitement vers le bout de ses doigts.
Tandis que l'héritier Abelam se redressait, le sanmaj de droite n'eut même pas le réflexe de tendre la main vers l'arme pendue à son flanc. Le projectile le heurta à l'arcade avec une précision chirurgicale, puis l'ashaan fut sur sa proie. Un coup de coude au sternum pour plier son adversaire en deux et Ravik se saisissait déjà de la poignée de son arme. Il tira la lame au clair. Cette épée courte - loin de son modèle favori - ferait l'affaire. Un coup du pommeau à l'arrière du crâne du sanmaj hébété lui assura d'en être débarrassé pour un moment. Il se tourna vers son ami.
Haqim n'avait pas été difficile à convaincre d'agir. Un simple murmure, échangé tandis qu'ils descendaient le corridor, avait suffi. Lorsque les choses comptaient vraiment, son futur lige savait faire taire son opinion. Et mieux valait affronter le désert que rester aux mains de ces sauvages.
Le second sanmaj étalé de tout son long, Haqim s'emparait déjà des deux poignards qui ornaient le torse de sa victime. Sans tarder, il les lança aux pieds des soldats ashaanides les plus proches. Sur ce point, il s'agissait de son plan à lui. Ravik savait reconnaître quand ses alliés avaient raison : seuls, leurs chances d'atteindre la sortie et d'échapper à leurs poursuivants étaient trop minces. Tout se jouait à cet instant, alors qu'il faisait face à tout le groupe d'ashaans.
— Aux armes ! cria-t-il d'une voix forte. Qui se battra pour sa liberté ?
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