2.7 Explosif
— Ravik, hé, Ravik ! Mais réveille-toi bon sang !
Où était-il ? Quand ? Malgré ces murmures pressants, il se sentait trop bien pour bouger. Cette mixture, c'était sa faute. Elle l'aidait à guérir, mais elle l'empêchait aussi d'ouvrir les yeux. Non, il préférait rester endormis.
Quelqu'un commença à le secouer. Pourquoi ne pouvait-on pas le laisser tranquille ? Ses paupières se séparèrent enfin.
Il faisait sombre, mais la nuit n'était pas entièrement tombée. Quelques éclats rougeoyants demeuraient derrière la bordure du cratère.
— Haqim ?
Reconnaissant enfin le visage penché sur lui, le jeune Abelam se redressa. Ses côtes douloureuses protestèrent, mais il les ignora, de même qu'il repoussa les résidus brumeux de ses rêves. Il toucha son visage, ses épaules : oui, son ami était bien là. Toujours aussi échevelé, mais le regard vif, l'air décidé, Haqim lui souriait en retour.
— Qu'est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu étais... commença Ravik.
— Plus tard les questions ! On doit bouger, vite ! Tu peux marcher ? Besoin d'aide pour te lever ?
Tout en se passant une main sur le visage pour chasser les derniers résidus de somnolence, Ravik extirpa ses jambes de sa couverture. Heureusement, il dormait habillé de pied en cape. Il n'avait pas vraiment le choix. Après s'être finalement résolus à se séparer des guenilles qui avaient été sa tenue de cérémonie, il ne lui restait plus que la combinaison sanmaj qu'on lui avait déposé dans les bras.
— Ça ira. Ça fait deux jours que je tourne en rond ici. Qu'est-ce que...
Haqim se dirigeait déjà vers la sortie, la seule de la pièce excepté le mur manquant et la longue chute qu'il impliquait. Une ouverture qui n'en était pas une, après plus amples observations. La moitié de la pièce s'était écroulée.
Trottinant derrière Haqim, Ravik atteignit l'étroit couloir qui donnait sur trois pièces similaires - vides - ainsi que sur une salle plus imposante où les sanmajs avaient établis leurs quartiers. De la sorte, inutile pour eux de monter la garde.
Il devait maîtriser son souffle. Chaque jour qui passait, ses blessures l'élançaient moins, mais il manquait clairement d'endurance.
— Haqim, tu vas m'expliquer ce qui se passe ? chuchota-t-il dès la sortie de sa cellule.
Les lieux plongés dans la pénombre, il peinait à discerner son compagnon. Il reconnut tout de même le geste de ce dernier l'invitant au silence. Des exclamations inintelligibles résonnèrent plus loin, dans le couloir.
— Ils sont déjà là ! jura Haqim. Vite !
Le jeune homme partit en courant, droit vers le camp des sanmajs. Après une courte hésitation, Ravik lui emboîta le pas.
Un cri perçant les accueillis dans la grande salle. Quelques flambeaux éclairaient le quartier général des sanmajs et ses les lits de camp. Au centre de la pièce, plusieurs silhouettes qui se défiaient en silence. Alors qu'Haqim bondissait dans leur direction, une épée à la main, Ravik reconnu Mina. La danseuse agitait sa main devant elle. La jeune brune tentait de tenir trois individus en respect à l'aide d'une simple dague - ou peut-être même un couteau à pain. Haqim n'avait franchi que la moitié de la distance que l'un des agresseurs bondissait déjà en avant.
Ravik vit les reflets d'une lame, puis Mina poussa une exclamation de surprise et se plia en deux. Haqim atteignit la mêlée et ne laissa aucune chance à l’assaillant de la danseuse, qui s'écroula à son tour, traversé par une pointe d'acier que le jeune ashaan dégagea sans perdre un instant.
Se secouant, Ravik avança à son tour mais n'eut pas à s'employer : leurs opposant restants battirent en retraite après seulement quelques échanges. En atteignant ses compagnons, le jeune Abelam découvrit Lina penchée sur le corps de son amie.
— Elle ne bouge plus ! sanglota la danseuse blonde.
Ravik se pencha lui aussi sur Mina, découvrant la poignée d'une dague qui dépassait du creux de ses seins. Les yeux de la jeune femme fixaient les dalles du plafond sans les voir.
— Ils vont chercher des renforts, on doit partir ! déclara sèchement Haqim après avoir quant à lui examiné le corps du sanmaj.
— Mais... gémit Lina.
— On ne peut plus rien pour elle, trancha Ravik.
— Je... C'est juste que... Désolée, je ne peux pas bouger, souffla la jeune blonde.
Ravik alors la main que Lina conservait plaquée sur sa taille, une main rougie et une longue coupure qui descendait jusqu'à sa hanche. Une sale blessure.
— On est encore loin ? questionna-t-il en levant les yeux vers Haqim.
— Plutôt, oui ! On doit franchir une succession de corridors et d'escaliers...
— Alors on y va ! décida Ravik en se redressant.
Ce faisant, il évita soigneusement le regard de Lina, sans pouvoir échapper entièrement à l'incompréhension qui se dessina sur son visage.
— Comment ça ? réagit brusquement Haqim.
— On doit l'abandonner. On ne peut pas...
— Ravik... Non.
— Refflechis ! On n’y arrivera jamais avec elle !
— Elles ont risqué leur vie pour nous sauver, imbécile ! explosa son ami. Mina est morte et maintenant tu veux abandonner Lina ?
— Haqim, tu dois...
— Je ne dois rien du tout ! Écoute-moi bien : soit on s'en sort tous les trois, soit tu te débrouilles tout seul !
Ravik n'avait jamais vu son ami ainsi. Les traits d'Haqim étaient déformés par la rage et sa posture ne laissait aucun doute sur sa détermination. Rigide, inflexible, il ne plaisantait pas. Il était vraiment prêt à l'abandonner !
Des cris résonnèrent dans le lointain. Il cessa d'hésiter. Ravik saisit une dague longue traînant au sol et la glissa précipitamment dans sa ceinture. Il passa ensuite son bras sous une épaule de Lina.
— Tu attends quoi pour m'aider ? rugit-il.
Haqim soupira, mais un petit sourire apparut au coin de ses lèvres. Il rangea sa propre lame et imita Ravik de l'autre côté de la blessée. À eux deux, ils la relevèrent. Lina hoqueta légèrement, mais tint bon sur ses jambes.
— Merci, murmura-t-elle.
Ravik grimaça.
Laissant la dépouille de Mina derrière eux, le trio s'élança vers la sortie. Lina boîtait, se traînait, elle avait le souffle court. Pourtant, à aucun moment elle n'émit la moindre plainte. Ils gravirent une première série de marches, traversèrent une galerie pour de déboucher sur un chemin étroit, à l'air libre. D'un côté, la paroi rocheuse, de l'autre le vide. En contrebas, autour du puits central du cratère, Ravik repéra un petit groupe en mouvement. Il ne discernait que des ombres.
— On doit continuer ! encouragea Haqim.
Le trio repartit, bien qu'encore plus lentement. Le moindre faux-pas pouvait leur être fatal et l'obscurité se faisait de plus en plus dense. Des exclamations résonnaient désormais dans leur dos. Les sanmajs les cherchaient-ils ? Étaient-ils déjà sur leurs traces ? Sa main libre posée sur la poignée de sa dague, Ravik jetait régulièrement des coups d'œil dans leur dos. Avec le sang qui s'échappait de la blessure de Lina, le dernier des abrutis serait capable de les suivre ! L'emmener avec eux avait été tellement stupide !
Miraculeusement, aucun ennemi n'apparut avant qu'ils n'aient atteint un nouvel étage de la cité antique. À bout de souffle, ce fut même Ravik qui trébucha le premier. Une fichue caillasse et il entraîna ses compagnons à terre. Lina laissa échapper un gémissement et se laissa glisser sur le dos, ses deux mains plaquées sur sa plaie. La respiration de la jeune femme était saccadée, elle dégoulinait de sueur. Mais lui aussi.
Luttant contre la douleur qui se transmettait depuis ses côtes, le jeune Abelam se redressa et fit le tour des lieux du regard. Ils avaient atteint un promontoire qui donnait sur quatre ponts de pierres, chacun s'engageait dans une bâtisse troglodyte différente. Aucun indice ne s'imposait sur le chemin le plus court vers la surface, s'il y en avait seulement un. Et deux étages les séparaient encore de la liberté. Il ne tiendrait jamais.
— Où on va maintenant ? Comment tu connais le chemin ? pressa-t-il.
— Ellen. Elle a dit trois tournants à droite, puis...
— Ellen ? Elle a envoyé les filles à notre aide ?
— Qui d'autre ? riposta son ami.
— Mais où est-elle alors ?
— Restée en bas. Elle gagne du temps. Et respecte son serment.
Idiote ! pesta Ravik. Fichue héroïne !
— Il faut continuer, décida-t-il.
Il lui fallait juste espérer tenir le coup. Il s'agenouilla près de Lina et dégagea une longue mèche du front de la jeune femme. Les yeux de la danseuse étaient chargés de larmes silencieuses, qui roulaient sur ses joues. Elle serrait les dents, clairement à bout.
— Haqim... commença-t-il en se détournant. Haqim, attention ! se reprit-il.
L'instinct du jeune Doran ne lui fit pas défaut. Sa main d'arme jaillit vers la poignée de son arme tout en faisant volte-face.
Un geyser de sang frappa le visage de Ravik. Incapable de détourner les yeux, il vit distinctement la lame entamer la chair, glisser sans s'arrêter le long de la trachée. La dague mit une éternité à atteindre le bout l'autre bout de sa gorge et enfin se détacher.
Une éternité, le temps que sembla mettre Haqim à lâcher son arme, puis plaquer ses mains sur la plaie dans un effort futile de retenir son fluide vital. Ravik ne pouvait pas bouger, aucun de ses muscles ne répondait. Son ami tomba à genoux, leva des yeux brillants d'incompréhension vers lui, son compagnon de toujours. Haqim ouvrit la bouche. Dans une ultime exclamation muette, il tomba face contre terre.
La roche blanche du cratère s'empressa d'absorber la flaque carmin qui tentait de s'étaler aux pieds du sanmaj assassin. Celui-ci arracha le foulard qui dissimulait ses traits, exposant ses longs cheveux noirs qui s'envolèrent avec le souffle du vent. Assa.
— Non... Non, non, non, non !
Ses pieds enfin descellés du sol, Ravik se précipita sur Haqim. Ignorant la menace incarnée par son ennemie à deux pas, il se jeta sur son ami, le fit basculer sur le dos. Inutile et bien trop tard. Des yeux sans vie fixaient un ciel déjà chargé d'étoiles.
— Pourquoi ? Pourquoi ? hurla Ravik en levant les yeux vers la sanmaj, sa main courant à la recherche de sa dague.
Il se rendit compte qu'il pleurait. Quand avait-il commencé ? Assa se contenta de hausser les épaules, sans que son expression ne change. Tout semblait parfaitement normal pour elle.
— Je t'avais prévenu, énonça-t-elle calmement.
Ravik frémit. Bien sûr, il n'avait pas oublié l'avertissement formulé par la jeune femme deux semaines plus tôt. Mais pas un instant il n'avait songé à reculer, à accepter son destin. Il s'était battu pour recouvrer sa liberté. Il ne fuirait pas.
Le regard du jeune homme passa brièvement sur Lina. Elle ne bougeait plus. Son ventre ne se soulevait plus. Pour elle aussi, il n'y avait plus que les étoiles.
Le jeune Abelam se leva alors, tenant sa dague fermement, à deux mains. Il scruta son ennemie dont la taille était encore enserrée par un bandage, par-dessus sa combinaison noire. Elle aussi avait été blessée. Pourtant il ne se faisait aucune illusion : il l'avait observé, analysé ses gestes. Assa se mouvait comme un serpent et maniait ses deux dagues avec célérité. Elle frappait sans jamais hésiter.
Un des grands talents de Ravik avait toujours été d'anticiper l'issue d'un combat avant qu'il ne débute. Habituellement, contre Assa, la moindre erreur lui aurait été fatale. Dans son état, le combat serait bref. Il ne lui restait qu'à espérer qu'elle ne le laisserait pas souffrir. Même s'il le méritait.
Haqim... Je suis tellement désolé. Mais on se retrouvera bientôt.
Il chargea. Il frappa d'estoc. Naturellement, Assa ne prit pas le risque de dévier une lame si courte. Elle se contenta d'une esquive en souplesse, obligeant Ravik à tenter de retrouver une position favorable sans avoir à ouvrir sa garde. Ce qui était impossible. Aussi, lorsqu'il fit face à son adversaire une nouvelle fois, il savait qu'il ne le devait pas à ses talents. Elle prenait son temps.
Si elle me sous-estime à ce point, peut-être...
— Tu ne perds rien pour attendre, chienne ! grogna-t-il.
Un petit rictus apparut au coin des lèvres d'Assa, mais elle ne bougea pas. Elle ne se laisserait pas si facilement provoquer.
Une explosion déchira l'instant et la nuit tombante. Au cœur du cratère, des flammes s'élevèrent soudainement à la place du matériel amené par les sanmajs.
La pointe de la dague de Ravik se déposa sur son épine dorsale et Assa qui se raidit. Elle n'avait été déconcentrée qu'un instant, un temps infime, mais Ravik avait pris la bonne décision. Il avait agi sans se soucier de l'origine ou de la nature de l'explosion.
La sanmaj fit mine de lever ses armes, mais le jeune Abelam plaquait déjà le plat de sa main libre sur le pommeau de la sienne et appuya, perçant le cuir mais pas la peau. Un instant, tous deux demeurèrent parfaitement immobiles. Le regard de Ravik descendit dans le cratère.
Des flammes bleues.
L'acier tinta en heurtant le sol lorsqu'Assa lâcha ses armes.
Le cœur de Ravik se serra : en bas, autour du bûcher, des ombres s'affrontaient. Pas seulement des hommes, il y avait aussi des formes semblables à des chiens qui harcelaient continuellement les combattants d'en face. Le combat était trop déséquilibré. Dans le ciel, Ravik entendit le cri perçant d'un épervier.
— De la poudre alchimique, souffla-t-il enfin. C'est ça qui donne cette couleur aux flammes. C'est l'Ordre de la Vérité. Les secours.
Sa voix se brisa, mais quel besoin avait-il de parler pour commencer ? Son regard dériva vers la dépouille d'Haqim. Ils étaient enfin arrivés. Leurs sauveurs étaient arrivés avec seulement quelques minutes de retard.
Assa ricana.
— Qu'y a-t-il de drôle ? s'agaça Ravik.
— Tu te crois sauvé, mais c'est tout le contraire.
— Es-tu donc aveugle ?
Dans le cratère, l'affrontement se terminait déjà. Les assaillants se déployaient et bientôt on les retrouverait.
— Tu ne comprends pas, mais peu importe, reprit Assa. Qu'est-ce que tu attends ? Tue-moi !
Ravik pressa davantage sur sa lame, qui pénétra la chair cette fois. Assa tressaillit à peine. Seulement, son regard retomba sur Haqim.
Oui, la tuer, il en mourrait d'envie. Elle le méritait cent fois ! Encore un petit effort et il lui transpercerait le cœur. On l'avait bien formé, il savait précisément où viser.
— Pourquoi tu hésites ? insista la sanmaj, plus pressante. Tu ne veux pas venger ton compagnon ?
Elle demandait la mort. Elle l'exigeait. Haqim...
— Finis le travail ! s'agita Assa. Vas-y, espèce de lâche !
— C'est ce que tu veux, souffla Ravik. Mais c'est contraire à l'honneur.
— Quoi ? Quel honneur ?
Elle perdait complètement ses moyens. On aurait dit qu'elle avait peur, mais peur de quoi, alors qu'elle demandait la mort ?
— Tu m'as sauvé la vie. Pour cela, Haqim t'aurait épargné.
— Non ! Non, tu ne peux pas...
Ravik dégagea sa dague en un éclair et frappa, juste derrière la nuque. Avec le pommeau. Assa s'écroula et il se pencha sur elle, vérifiant qu'elle avait perdu connaissance, qu'elle était toujours vivante. Il s'autorisa un sourire sans joie.
— La mort serait trop douce pour toi.
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