Chapitre 4 - Talon, Plante, Orteils.

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Après Barjols, ils avaient traversé Pontevés puis Cotignac. Le large flux des insurgés coulait vers l’Est, grossi à chaque hameau par de nombreux affluents. Le pays entier bouillonnait et se préparait à la confrontation. Ce n’était plus une troupe, mais une véritable migration. La foule, sûre de son bon droit, confiante en sa force, savait qu’elle pouvait et allait renverser son adversaire.

Ainsi, ils avançaient vers Draguignan, un pied après l’autre. « Talon, plante, orteils. Talon, plante, orteils. », scandaient les lourds godillots en une mélodie lancinante. « Oliviers, vignes, chênaie, pinède » Répondait le paysage. La mécanique répétitive de la marche laissait la pensée libre de vagabonder.

Jean-Thomas, l’esprit un peu embrumé, avait encore sur la langue une petite réminiscence de prune. Il n’était plus sur cette route qui, lentement, déroulait son interminable tapis de poussière. Il flânait sur une longue plage de sable battu par le ressac d’un océan lointain. Le mistral glacial devenait une brise côtière, chargée d’effluves de fruits inconnus. Des mots exotiques résonnaient dans sa tête : Yerba-Buena, San Francisco, Eldorado… Alors qu’il rêvassait, béat, une bourrade dans le dos le tira de ses pensées. Victorin, inquiet, s’était porté à sa hauteur.

— Il ne fallait pas reprendre de la prune. Tu le sauras pour la prochaine fois.

— Tu, tu… te trompes, bégayas Jean-Thomas. Je ne suis pas ivre. Ce n’est pas ça du tout. Mère m’a donné une lettre, euh ! Auguste-César a écrit.

À ces mots, le visage de son frère s’empourpra. Le plus jeune connaissait l’animosité de Victorin envers leur ainé ; il n’avait jamais vraiment su d’où elle venait ; même s’il se doutait qu’elle avait été en partie causée par le départ soudain d’Auguste-César. Jean-Thomas hésita à poursuivre, mais un mouvement sec de la tête de son interlocuteur lui fit reprendre la parole.

— Il est en bonne santé, du moins à l’heure où il nous a écrit. Il était à Paris pendant la Révolution de février 1848. Tout ne s’est pas passé tout à fait comme il voulait. Il a fui la capitale. Il devait embarquer au port du Havre en novembre, pour aller en Californie chercher de l’or. Voilà, la lettre ne va pas plus loin. Dit, frérot, tu le sais toi ou ça se trouve la Californie ? Je consulterais les atlas d’oncle Mathieu en rentrant à la maison. — Espérons qu’il ne soit pas au fond de l’eau, cracha Victorin. Il a toujours été un utopiste. Il courait après des légendes et des chimères et lisait trop. Son parrain, Mathieu, le soutenait et l’encourageait, même dans ses rêveries. Le père entrait parfois dans des rages folles ! Mère s’interposait pour protéger Augustin ! Elle l’excusait continuellement ! — Maman m’a demandé de te parler de tout ça. Je lui ai donné ma parole. Il faut que tu m’aides, tu comprends le paternel mieux que moi, supplia Jean-Thomas. — Je ne crois pas que ce soit le bon moment, répliqua Victorin. Et puis de toute façon, il ne lui pardonnera jamais. Je m’en doutais qu’il partirait un jour, il détestait trop les conflits. Il a fui lâchement, siffla-t-il, en colère. Père, n’a jamais accepté, il ne lui pardonnera jamais. Pour lui, c’est comme s’il avait déserté et nous avait tous trahi. Tu n’aurais pas dû faire cette promesse à notre mère, tu ne pourras pas la tenir. De toute façon, il est bien mieux au diable Vauvert qu’ici avec nous, il ne me manque pas. — Mais, tu ne veux pas en savoir plus ? — Qu’il soit vivant, mort, heureux, malheureux, ça m’indiffère complètement. Surtout, ne va pas emmerder le père avec tout ça, il a d’autres soucis bien plus importants à régler. Sur ces derniers mots, Victorin s’éloigna, signifiant ainsi que leur discussion était terminée. Jean-Thomas tenta de se replonger dans ses rêves paradisiaques. Taraudé par les doutes, il n’y parvint pas. Le temps avait changé, il s’en apercevait maintenant. Les bourrasques étaient moins violentes, ce n’était pas bon signe. De lourds nuages noirs cascadaient depuis les Alpes. Quand le Mistral s’arrêterait, la neige pourrait alors tomber. Auguste-César le disait dans sa lettre, en Californie, le printemps était éternel. Ni le vent, ni le froid, ni la pluie ne perturbaient le climat. Les sauvages y vivaient libres et nus. Qu’en savait-il, il n’y était pas encore allé ! Il fabulait, c’était sûr ! De tels pays n’existaient pas, il avait raison, Victorin. Pouvait-on faire confiance à ce frère qui les avait abandonnés ? Surpris par la nuit qui tombait vite en ce début d’hiver, ils furent contraints de s’arrêter à Sillans. Le gros de la foule était arrivé sur la place principale. Le village n’était pas très grand et ne pouvait loger cet afflux de combattants. Granges, greniers, tout était pris d’assaut. Ils s’organisaient comme ils pouvaient et certains s’apprêtaient à bivouaquer sur l’esplanade ou des braseros étaient allumés. Le prêtre de la paroisse, un brave curé, laissa ouverte son église à qui voulait s’y réfugier. Personne ne désirait passer la nuit dans ce bâtiment. Ils préféraient camper dans les intempéries plutôt que de dormir avec ce dieu des nobles et des bourgeois. Bien peu étaient athées, seulement, le Christ des paysans n’était pas le même que celui des capelans. Jean-Baptiste accepta l’hospitalité de l’abbé. Militaire, il en avait connu des bivouacs épouvantables ! Le givre et les giboulées, les orages violents, les chaleurs extrêmes, il s’était juré de ne plus jamais vivre cela ; ni pour lui ni pour ses compagnons. Une nuit avec le Dieu des riches, ça valait mieux que de baraquer dans le gel, la bourrasque et le diable. Les draps, les couvertures et les toiles cirées que le prêtre avait pu trouver, la paille qu’ils avaient répandue sur le dallage glacé, cela ne suffit pas, le froid, dur à supporter dans cette vaste salle mal isolée, les empêcha de dormir. Mais au moins, eurent-ils un toit sur la tête.

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