Chapitre 8 - La foire de Saint Maximin
Avec des ruses de chats, il avait réussi à éviter les barrages. Par des chemins de traverse, il avait pu contourner le bourg. Partout des soldats et des gendarmes traquaient avec acharnement les républicains. Tous ceux qui n’avaient pas pu quitter cette nasse à temps étaient faits prisonniers. La place du marché d’Aups était transformée en vaste geôle. Il pensa à nouveau à ses proches, étaient-ils détenus ici ? De toute façon, il ne pouvait rien faire pour eux. Il ne s’attarda pas, le risque était trop grand. Il désirait simplement s’éloigner de ces lieux maudits, de cette horde d’assassins. Dès qu’il pourrait, il bifurquerait vers le couchant. Les fines giboulées qui tombaient du ciel depuis le petit matin étaient remplacées désormais par une neige lourde et collante. Le tapis blanc était conséquent à présent, il recouvrait la cheville du marcheur. La visibilité était pratiquement nulle également, il avançait à tâtons. Il ne savait plus si c’était le jour, la nuit, et depuis combien de temps durait sa randonnée. Il ne connaissait pas du tout ces lieux n’y étant jamais venus auparavant. Il était bel et bien perdu désorienté. Il marchait, marchait mécaniquement. Ses chaussures, de gros godillots de cuir épais étaient complètement trempés. Le froid, l’humidité insidieusement prenait le contrôle de son corps. Il grelottait, tremblait de tous ses membres. Des ombres glissaient à la limite de son champ de vision. Était-ce des fuyards comme lui, des soldats qui allaient l’arrêter, ou bien des spectres nés de son imagination fatiguée ? Il distinguait des formes en mouvements partout autour de lui. Il crut voir luire au détour du chemin des yeux de fauve jaune. Il pensa alors que ce pouvait être des loups descendus du plateau de Canjuers tout proche où les précipitations étaient si abondantes. Il savait ces animaux trop couards pour attaquer un adulte même isolé. Cela ne l’empêchait pas d’être inquiet, la peur de la malbête comme on l’appelait dans les temps anciens était dans les gênes des êtres humains depuis toujours. Les jeunes enfants qui gardaient autrefois les moutons seuls dans la forêt finissaient souvent dépecés. Mais il n’était plus un gamin et il était de surcroit armé de sa carabine. Pour se donner du cœur, il chantait fort, le plus fort possible. Il gueulait, beuglait, ce qui passait dans sa tête. Il inventait des paroles, des airs… le plus importants, c’était de meubler ce silence si angoissant. Ses pas mécaniquement martelaient le sol glacé recouvert de neige fraiche. Son esprit vagabondait. La lettre pliée au fond de sa besace pesait sur sa conscience. Il n’avait pas réussi à la lire au père ! Alors, il se souvint nostalgique des jours anciens. Il se remémora surtout ce jour fatidique d’avril 1847 ou tout avait basculé… Son frère, Auguste César venait de se fiancer. Il avait prévu d’aller à la plus belle des foires de printemps, celle de Saint Maximin. Il y achèterait, disait-il, des tissus et des bijoux tout ce qu’il ne pouvait pas trouver au marché de Rians ou de Varage. Il devait s’y rendre seul, sans s’embarrasser de son cadet qui lui collait toujours aux basques. Jean-Thomas bien entendu n’en avait fait qu’à sa tête, comme d’habitude. Pourtant, tout avait si bien commencé… Le soleil timide du petit matin rougeoyait à l’horizon. La carriole tirée par Messidor, le mulet poitevin familial, brinquebalait sur la route caillouteuse. Jean-Thomas l’oreille tendue, l’œil aux aguets, serrait très fort un couteau au fond de sa poche. Il pensait apercevoir à chaque détour, dans ces bosquets touffus, le regard torve d’un prédateur. Caché, dans les taillis il avait suivi Auguste à distance toute la matinée. La bête de somme, nerveuse, tremblait également. Des effluves de sauvagine faisaient palpiter ses naseaux. On disait que les mules, les ânes et les mulets étaient si craintifs que leur propre ombre les effrayait. Le grand frère marchait, sans appréhension. D’une main d’acier, il tenait les rênes de Messidor. Il n’hésitait pas non plus, à flatter l’encolure de l’animal en lui parlant calmement. Il n’avait aucune raison d’être inquiet. Un fusil chargé était entreposé sous le siège du conducteur, prêt à l’emploi. La carriole arrivait au lieu-dit, le Pas de la Mule. Là, la piste quittait le plateau forestier du haut pays et plongeait dans le vaste vignoble du centre varois. La ville de Saint Maximin n’était plus très éloignée maintenant. Il se souvenait, Jean-Thomas, il aurait pu se faire tuer à ce moment-là. Alors que toute la matinée il avait cheminé sans bruit, il glissa sur un clapier de pierres sèches. Auguste, croyant qu’un animal attaquait, s’empara promptement de son arme, épaulait, s’apprêtant à tirer. Le cadet le savait, un coup de feu était si vite parti, il se signala : — C’est moi, je ne suis pas une bête, je suis ton frère. L’ainé avait piqué une de ces colères dont il était pourtant avare. — Je te l’avais dit, Tête de mule, enfant gâté que tu ne pouvais pas venir cette fois-ci. Toi, bien sûr, comme à ton habitude, tu n’en as fait qu’à ta façon. Tu t’en fiches de ce que pensent les autres ! je préférerais que tu retournes à la maison ! Mais je sais que tu n’en feras rien ! Accompagne-moi si tu veux ! Je m’en fous ! je ne serais responsable de rien, tant pis pour toi si… « Tant pis pour toi, si… » Ce début de phrase, qu’il n’avait pas pu finir prenait tout son sens. Il se la remémorait maintenant. Il n’avait pas fait attention à ce moment-là, absorbé par ses désirs d’aventures du moment. Il s’en était moqué à l’époque d’être ainsi rabroué par ce grand frère qu’il adorait alors. Il allait à la foire, quoi d’autre aurait été plus important ! Il y avait tant de choses à y faire ! Il voulait voir les ours savants, les avaleurs de sabre, les cracheurs de feu. L’année d’avant il y avait goûté un fruit inconnu, juteux comme une pêche. Il en avait oublié le nom, mais l’évocation seule l’avait fait saliver. Il visitera les marchands de gourmandises, bonbons, nougats, calissons, sucre d’orge, pralines, il s’en délectait à l’avance. Chaque année il se rendait malade tant il mangeait de confiseries. La foire était installée au pied de la monumentale basilique et dans les rues limitrophes. Il y avait foule, on pouvait se perdre aisément dans cette cohue. Un sergent de ville, moustachu couperosé et ventripotent, leur avait attribué un espace à l’écart de la grosse église et du centre : un maigre bout de trottoir coincé entre une énorme porte cochère et une petite fontaine moussue. Les meilleurs emplacements étaient déjà distribués depuis longtemps. Il aurait fallu se lever bien plus tôt encore. C’était loin Saint-Maximin. Ils n’étaient pas très bien situés, mais ce n’était pas très important. Ils avaient la certitude d’arriver à écouler leurs marchandises. De toute façon, Auguste-César était pourvu d’un bagout de colporteur. Il charmait les femmes et baratinait les hommes. Son père disait de lui : — Auguste, avec la tchatche qu’il a, boudiou, il pourrait vendre des glands à un chêne ! Habituellement, ce n’était pas à Saint-Maximin où ils fourguaient les produits de l’exploitation familiale. Ils avaient des articles spéciaux à acheter. Auguste allait bientôt se marier, sa sœur avait besoin de tissu pour la fabrication de la robe d’Aurélie, la promise. Tulle de Corrèze, dentelle du Puy et mousseline de Tarare, ce genre de marchandise ne se troquait pas au marché de Barjols. La vente des fruits et des légumes fut rondement menée. Un aubergiste acheta un bon prix le miel et l’huile d’olive. Avec de tels produits, les cuisiniers confectionnaient des plats succulents, un aïoli à se lécher les doigts ou du nougat à se casser les dents. En fin de matinée, juste après un frugal repas, Auguste-César annonça son absence pour quelques heures. — Mon petit, voilà cinq francs pour toi. Amuse-toi bien avec ! Surtout, n’oublie pas, à seize heures, tu partiras même si je ne suis pas là, je te rejoindrai ensuite. Tu devras être à l’heure pour une fois, et tu m’as bien compris, si j’ai du retard, tu ne perdras pas de temps à me chercher, si tu ne veux pas voyager de nuit. Le jeune frère n’en croyait pas ses yeux ! Cinq francs ! C’était trop ! Absorbé par son affaire, la pièce lui brulait les doigts. La dépenser était sa seule hâte. S’il avait su ! Insouciant, il s’était gavé de sucreries, il avait vu les montreurs d’ours. Les marionnettes lyonnaises de la Croix-Rousse l’avaient bien fait rire. Qu’il était farceur ce Guignol ! Qu’il était idiot, ce Gnafron ! Il s’était bien amusé. L’après-midi avait passé trop vite. Qu’elle était merveilleuse cette foire pour le jeune naïf qu’était alors Jean-Thomas. À l’heure dite, il fut au rendez-vous. AugusteCésar n’y était pas, il ne vint jamais d’ailleurs. Jean-Thomas devait l’admettre, son frère lui avait posé un lapin. Tavernes, claques, coins sombres, il avait arpenté le centre de Saint-Maximin pendant de longues heures. Il devait partir maintenant. Un sergent de ville, le même qui les avait placés ce matin le dissuada de chercher encore son frangin au hasard dans les rues. Il n’avait que trop tardé. Jean-Thomas s’en souvenait, il avait été beaucoup trop naïf ! Il aurait dû s’en douter, cinq francs, c’était beaucoup trop beau pour un enfant de son âge. Le pandore peu compatissant se contenta de le rabrouer. : — Rentre chez toi petit, la foire va fermer ! Il doit cuver son vin quelque part, dégrisé, il reviendra. Saint-Martin ce n’est pas la porte d’à côté ! Tu devrais être dans ton village depuis longtemps ! File, va te faire manger par un loup, je ne veux plus te voir. Le policier bourru s’éloigna. Le destin de ce jeune paysan l’indifférait complètement. Cette route sombre l’effrayait maintenant. Courageusement, il rassembla rapidement ses affaires. C’était bien dommage, l’après-midi c’était si bien passé, quelle fête ça avait été. Un coucher de soleil fantastique illuminait la basilique à son départ, il ne l’apprécia pas à sa juste valeur. Devant lui la forêt rentrait déjà dans l’ombre. Le pire restait à venir, il serrait les dents. Il marchait vite. Après Seillons, la montée en colimaçon de la Piade de la mule, le chemin entrait dans une sombre futaie. La lune éclairait parcimonieusement ce triste théâtre de sa lueur blafarde. Il avait passé le lieu-dit de la Pierre Plantée, et la longue ligne droite en faux plat de la Rimade. Il était à mi-chemin. Depuis un moment, il se sentait suivi, épié. Il en était certain désormais, un, ou des loups, bien à l’abri dans les fourrés, attendaient l’instant propice pour lui fondre dessus. Ils allaient bientôt attaquer, les dévorer, lui et sa mule. Il était seul dans ces bois sinistres, sans son ainé pour le protéger. Il serrait la crosse du fusil. Sans vraiment réfléchir, il arma le chien fébrilement et au jugé tira dans un buisson. Le bruit assourdissant effraya l’animal. Il vit détaler l’affreuse bête avec soulagement. Il avait eu si peur lui aussi ! Il se souvenait surtout de la joie qui avait été la sienne lorsqu’il entendit les voix de son père, de son autre frère. Inquiets du retard, ils venaient à sa rencontre. C’était après que ça s’était gâté, quand le chef de famille comprit qu’Auguste-César ne reviendrait pas. Sa colère fut dantesque, homérique. C’est après cela qu’il raya de sa vie Auguste César, définitivement. À l’évocation de ces souvenirs, les larmes lui montaient aux yeux. Son frère avait essayé de l’avertir, il ne voulait pas qu’il l’accompagne, car il avait prévu de fuir. Il ne savait pas s’il pourrait lui pardonner un jour. Pourtant, il aurait tout donné pour pouvoir le serrer dans ses bras à nouveau.
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