Partie II, Chapitre XIII. Connaucht,Irlande 1846
Sur ces terres de bout du monde, balayées par les vents et les tempêtes, vivaient les descendants des farouches guerriers Gaël, tous de foi catholique. Lors de la dernière grande confrontation avec les Anglais, les ennemis de toujours. Submergés, par le nombre ils avaient définitivement perdu leur indépendance. Il ne leur restait, pour subvenir à leurs besoins, que quelques arpents d’un sol tourbeux et ingrat où ne poussait que la patate. Les riches terres à blé et les gras pâturages, ce sont les colons de l’île voisine qui s’en étaient emparés. Derrière les sinistres et belliqueux ironsides marchaient les placides fermiers du Yorkshire et les rudes paysans des Lowlands écossais, tous anglicans et protestants.
L’hiver mille huit cent quarante-cinq, mille huit cent quarante-six avait été très dur. La neige tombée en abondance, le vent, le gel avaient éprouvé les organismes fragilisés par une famine récurrente. Année après année, les récoltes se succédaient, toutes plus désastreuses les unes que les autres. Les vieux, les enfants chétifs ne passaient plus la mauvaise saison. Dieu, ou le Diable rappelaient à lui les plus faibles et permettaient ainsi aux autres de survivre. Sur ces terres surpeuplées, l’espérance de vie était bien courte. Mais le printemps, un printemps irlandais idéal, doux pluvieux, plein de bonnes promesses était à nouveau au rendez-vous. La Sainte Trinité n’avait peut-être pas oublié l’Irlande.
Maureen, fillette aux joues rondes et roses couraient dans les prés, pieds nus dans l’herbe mouillée et odorante, elle dansait. Sa longue chevelure de feu nouée par un ruban de couleur verte sautait dans tous les sens. Les pieds joints, elle bondissait, dans les minuscules mares bordées d’ajoncs. Une eau boueuse et noire l’éclaboussait : son rire cristallin résonnait dans les landes où fleurissaient bruyères et genets. Chaque fois qu’une larme mouillait ses yeux elle la chassait, elle devait oublier, seule l’action lui permettait de ne pas penser. Quand les jours mauvais lui remontaient à la gorge et explosaient comme un vilain goût dans la bouche ; elle se mettait en mouvement.
Elle se souvenait de cet effroyable hiver, de ce jour maudit où sa sœur s’était envolée. Sa Jumelle Kathleen, la jolie Katie avait été emportée par une fièvre maligne en mars, elle lui manquait cruellement. Le chagrin avait été terrible, elle avait pleuré, tant pleurée ! La tristesse était toujours présente, moins vive, un peu atténuée…
Elle l’avait vue l’autre nuit dans son sommeil, cela l’avait terrifiée, elle en avait parlé à sa grand-mère ; celle-ci l’avait consolée alors. Elle lui avait expliqué que les âmes bonnes qui montent au ciel visitent les gens dans leurs songes. Il ne fallait pas que cela lui fasse peur. Katleen était sûrement devenue son ange gardien. Elle lui souriait dans ses rêves. Maureen en était certaine, Katie veillait. Elle la sentait, matin et soir, bienveillante à ses côtés.
Les jeux et la course de Maureen l’avaient rapprochée de la masure familiale. Elle s’accouda à un muret de pierre sèche,
cette palissade granitique enserrait le champ où travaillait son père Padraigh qui arpentait fébrilement sa plantation de pomme de terre. Hier déjà, il avait découvert sur une plante une tache brune, minuscule, insignifiante. C’était comme cela que ça avait commencé l’année dernière. La pourriture s’était abattue, insidieusement. Une moucheture par ici, une noircissure par là, ce n’était pas spectaculaire ; mais lorsque l’arrachage avait eu lieu, une odeur fétide était montée des entrailles de la Terre. Les tubercules étaient impropres à la consommation, même les porcs n’en avaient pas voulu.
Il observait nerveusement quelques plants choisis au hasard, une fois sur quatre, une petite salissure grosse comme une pièce de monnaie ornait les feuilles vertes. Il rassembla dans son énorme main un bouquet de rameaux, ferma le poing et d’un geste sec tira. La jeune pousse s’extirpa péniblement de ce sol lourd et gorgé d’eau. Au bout du rhizome, un archipel de billes jaunes paradait. Les pommes de terre n’étaient pas encore tout à fait formées, mais déjà les marques maléfiques étaient présentes. Les patates étaient tachées. Cela recommençait, c’était un véritable cauchemar.
Phytophthora infestant, c’était comme cela que le prêtre appelait ce mildiou. C’était, pour ce pasteur, le signe que Dieu se détournait des pécheurs, il avait recommandé à l’assemblée dominicale de prier ardemment et de confesser ses offenses…
Maureen, qu’effrayait l’agitation de son père le suivit lorsqu’il sortit de l’enclos. Elle essaya de l’étreindre, il l’écarta doucement, elle n’insista pas. Elle le talonna, quand il pénétra dans la masure. Il n’eut pas à parler.
Alaina, sa femme l’accueillit pourtant avec le sourire. Elle vit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Elle le connaissait par cœur son Padraig ! Cette façon de se taire, cet air buté qu’il avait ne lui disait rien qui vaille. Courageusement, Alaina s’exclama plus qu’elle demanda :
— Elle est revenue la pourriture, c’est ça ?
Alors, sans répondre, les mots étaient superflus, il s’affala, plutôt qu’il s’assit sur le banc rustique qui lui faisait face. Menace terrible, il abattit, son immense poing sur la lourde table en bois de hêtre. Lentement, ses épaules s’affaissèrent. Sur ses joues burinées, sur ce visage taillé à la serpe de grosses larmes coulaient. Tel un animal blessé, il poussa enfin un long cri bestial et libérateur.
Dans l’instant, toute une famille se rassembla, tous entourèrent cet énorme géant roux qui sanglotait comme un enfant. Maureen n’avait plus envie de chanter et de danser, ainsi tout allait recommencer. Dans le coin, le plus sombre de la pièce, l’aïeule, marmonna une pathétique prière.
Alaina se planta devant la vieille au chapelet et cracha d’un air mauvais :
— Maman, laisse-les où ils sont tes Saints, Patrick, Birghit, Colomban ! Ils ont quitté l’Irlande depuis longtemps ! Ils ne nous protègent plus ! Ton ami le prêtre, ce voleur, ne fait que quémander. Il ne souffre pas de la faim lui, il a une panse de femme enceinte… Qu’ils aillent tous au diable !
La doyenne, les yeux exorbités ne savaient plus que dire. Alaina n’avait pas peur du ciel. Elle se coula sur le dos énorme de son mari. Il était tout pour elle. Il était son cap. Il était sa raison d’être et de vivre. Elle ne supportait pas ce chagrin. Son homme si fort, si fier, ne pouvait pas pleurer. Elle glissait ses mains dans sa lourde et épaisse tignasse de lion, lui caressait les tempes, les joues, le cou. Elle approcha davantage sa bouche pulpeuse de son oreille, elle ne voulait que personne d’autre que lui n’entende ce qu’elle avait à dire.
— Debout, Padraig, ne te laisse pas abattre. Je suis avec toi ! Jamais, je ne t’abandonnerai. Ensemble, nous avons construit cette masure, défriché, cultivé ces champs. Lève les yeux, Admire cette famille : Anna la plus chétive et Maureen l’écureuil, elles possèdent ton regard. Les garçons Tom et Desmond, forts comme des taurillons, sont gaillards à ton image. Sans oublier les deux ainés, Dana et son enfant qui est en route, et Sean !
Sans lever la tête entre ses dents durement il l’interrompit.
— Sean est mort !
Elle se dégagea de lui et se tournant pour mieux lui faire face elle rajouta :
— Nous avons quelques économies.
Elle hésita :
— J’ai reçu une lettre de Sean, il nous propose de le rejoindre de l’autre côté de l’atlantique à Boston, en Amérique. Beaucoup d’Irlandais y sont déjà. Je ne supporterai pas de voir nos enfants souffrir de la faim cet hiver. Perdre encore une petite Julia ou une Cathy, non, ce serait inhumain.
L’évocation de son fils ainé le fit se relever d’un bond. Le regard dur, il répliqua à nouveau, ses poings étaient fermés, sa figure était déformée par la haine.
— Sean est mort, tu m’entends, il est mort ! Si tu veux quitter les terres de nos ancêtres… pourquoi pas ? Mais ne me parle plus, de celui, qui un jour a été, mon enfant. Sean n’existe plus pour moi.
Elle se tut, la gorge serrée, c’était elle, maintenant qui retenait ses larmes. Elle scruta le visage fermé de son homme. Son regard était mauvais, ses yeux fixaient le vide., il ne répondait pas, ne disait rien. Elle demanda à l’aïeule de sortir avec les enfants. Elle voulait être seule avec son mari. L’oreille collée au maigre mur de torchis, Maureen, écoutait :
— Padraig, dit la mère, cela suffit, pardonne à ton fils maintenant ! Il n’a ni tué ni volé. Il est vivant, et il me manque. Il y a des choses que tu ne supportes pas dans sa façon d’être, rassure-toi, moi non plus je n’aime pas ça. Pourtant il nous faut tourner la page. Il est comme çà, personne n’y peut rien. Le temps du pardon est arrivé, et, moi, je lui ai déjà pardonné. Puis elle rajouta, alors qu’il ne répondait pas, changeant de sujet.
— Hier, j’ai vu passer un triste cortège, des vieux, des enfants tout hâves, déguenillés, ils n’avaient que la peau sur les os. Ils venaient d’être expulsés de leurs terres et chassés de leur village. Ils ne pouvaient plus payer ni les impôts ni le propriétaire. Une mauvaise récolte et nous aussi nous pouvons faire partie de ce flot de paysans et de fermiers jetés sur la route. Nous n’avons plus rien dans les placards. Nous n’avons aucune avance, si la collecte des pommes de terre est désastreuse comme l’année dernière nous sommes fichus. Écoute-moi ! Galway est à deux journées de marche d’ici. Pour rassembler nos maigres possessions et vendre le peu qu’on ne peut emporter, il ne faudra que peu de temps. Je me suis renseignée, le Goodluck Ireland appareille dans une semaine. J’ai calculé à dix livres par personne la traversée, nous en avons les moyens. Et puis avec un nom pareil, cela ne peut que nous porter bonheur.
À cet instant, Maureen cessa d’écouter. Les yeux baignés de larmes elle courut se réfugier dans le petit cimetière à la sortie du village. Il fallait qu’elle dise adieu à sa chère jumelle.
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