Chapitre XIV - To Hell or Connaught !
Le Connaught ou la mort ! C’était ce qu’avait dit Oliver Cromwell, lors du massacre de Droghéda en 1649, juste avant de déporter les survivants, sur les terres inhospitalières, de l’extrême ouest irlandais.
En 1652, tous les catholiques de l’île étaient pacifiés. Seule Galway résistait encore, les orgueilleux orangistes ne supportaient pas que cette ville leur tienne tête. Ils entreprirent le siège de ce bastion. La cité, cernée par d’épaisses murailles, protégées sur trois côtés par la rivière, la mer, le lac et les marais, était facile à défendre. Après neuf longs mois, Galway exsangue capitula. La faim, avait eu raison de la fierté de ses habitants.
Deux cents ans plus tard, la ville des tribus ne s’était toujours pas relevée. Le grand port de l’ouest n’était que l’ombre de ce qu’il avait été jadis.
En 1846, une autre invasion menaçait le site. Des milliers, de paysans, venus de l’intérieur des terres fuyaient une autre famine, la maladie, la pauvreté. Seuls ceux qui possédaient de maigres économies pouvaient embarquer. L’immense majorité des infortunés vagabondaient misérables, désœuvrés. Les infâmes Coffins Ships, qui tentaient, la traversée, de l’atlantique nord, coutaient trop cher pour beaucoup d’entre eux.
Le Goodluck Ireland n’était pas un nom qui portait chance finalement. Il avait sombré au large des Açores. Marchandise et équipage reposaient maintenant au fond de l’océan. L’argent avancé par Sean pour financer leur voyage était aussi perdu. Il devait avoir glissé dans le sable blond d’une fosse marine, leur avait-on dit. Il devait être coincé dans la poche d’un armateur. Pensèrent-ils, plutôt
On leur demanda de quitter les lieux et d’écrire une lettre de doléances. Méprisant, un dandy rajouta : — Ce n’est pas de notre faute, retournez-vous contre l’océan Atlantique ! Ils n’étaient pas les seuls à rester en rade. Certains étaient arrivés trop tard. Leur vaisseau était parti sans eux. D’autres avaient acheté des places d’un bateau qui n’existait pas. Toutes les misères de la terre étaient rassemblées sur cette grève. Tous attendaient le navire providentiel. La plupart dormaient à même les quais, le ventre vide, la bourse plate. Pour beaucoup, c’était le bout de la route. Mais tout valait mieux que la faim dans des cabanes sordides. Tous avaient encore dans le nez les terribles effluves des patates pourries. Birghit, la grand-mère était abattue, la longue marche depuis leur village avait été épuisante. Cette mauvaise nouvelle supplémentaire était de trop pour elle, elle semblait être à l’agonie maintenant. Affalée, sur une pierre dressée autrefois par des druides, elle priait tous les patrons de la sainte Irlande. Alaina fulminait. Elle n’acceptait plus la stupide bigoterie de l’aïeule. Elle se gardait de la rabrouer, ç’aurait été inutile de toute façon. La vieille paraissait absente, les yeux révulsés. Elle récitait une litanie antique. C’était surtout Padraig qui lui tapait sur les nerfs. Elle ne supportait plus le sourire satisfait qu’il affichait. Fier et orgueilleux, il se réjouissait du naufrage du bateau. Elle ne put retenir plus longtemps son acrimonie : — Tu es content Padraig ! Tu ne voulais rien lui devoir à ton fils ! Sean est ton enfant ! Que ça te plaise ou pas ! Tête de mule ! Que lui reproches-tu en fait ? Il préfère les garçons ! La belle affaire ! En quoi ça te gêne ? Il est comme ça ! Il ne t’a jamais fait de mal ! Il t’a toujours respecté, la preuve ! Il a travaillé dur, cet argent il aurait pu le garder pour lui ! Pas de chance, le bateau fait naufrage ! Monsieur est content de ça ! Il ne doit plus rien à Sean maintenant ! Eh bien ! Désolé de te décevoir, mais ton fils est devenu un homme qui prend ses responsabilités. Il n’a pas oublié sa famille, lui ! Maureen ne comprenait pas pourquoi sa mère criait. Son père, ce héros, baissait la tête, elle n’aimait pas ça ! Elle regardait sa maman, ses jolis yeux verts lançaient des éclairs. Elle avait peur, la gamine, le géant allait s’emporter, il ne s’énervait que rarement, mais elle l’avait déjà vue hors de lui, ce n’était pas beau… elle préférait gommer ces images. Elle trembla pour sa mère, une femme n’avait pas le droit de parler comme cela, enfin c’est ce que Birghit lui avait appris. Elle prit les devants et coupa le monologue maternel. — Màthair, le Goodluck Ireland a coulé, ce n’est pas la fin du monde, il y a d’autres bateaux dans ce port. Si nous demeurons immobiles sur cette plage, c’est sûr, nous n’irons nulle part ! Alaina se retourna, son mari lui fit pitié tout à coup. Lui le géant, cette force de la nature, ce grand gaillard qui se laissait tancer sans réagir n’étaient pas son époux. Elle aurait préféré cent fois qu’il la rabroue qu’il lui ordonne de se taire ! Qu’il soit un homme, un vrai ! Il avait l’air perdu son beau lion, sa crinière était flasque. Elle en avait presque envie de le frapper pour qu’enfin il se révolte ! Elle renonça, ça n’aurait servi à rien de toute façon. Elle baissa les yeux, cela lui faisait trop mal, sans un regard pour le reste de sa famille, elle décida alors de suivre Maureen, le petit écureuil ! À coups de coude, elles se frayèrent un passage dans cette marée humaine. Tout ce qui pouvait flotter était pris d’assaut. Seuls subsistaient à quai les traditionnels Galway’s Hookers, minuscules voiliers qui cabotaient avec les îles d’Aran, trop frêles pour braver la longue traversée atlantique. Bousculées, piétinées, Alaina et Maureen ne s’avouèrent pourtant pas vaincues ; elles continuèrent leur progression. Un gamin famélique d’une saleté repoussante les aborda, pour un shilling, il leur avait trouvé un vaisseau ou quelques places étaient encore en vente. Elles décidèrent de le suivre, elles n’avaient rien d’autre à faire de toute façon. L’enfant se faufilait sans problème, il leur fallait courir pour ne pas le perdre de vue. Elles faillirent à plusieurs reprises finir dans l’eau noire du port. Le petit mendiant n’avait pas menti. Au bout du quai, se dressait, majestueux, le Manhattan Rainbow. Le vaisseau portait un joli nom, pour une frégate à bout de souffle. Il restait effectivement une dizaine de places. Le prix, plus de vingt livres par passager étaient malheureusement inabordables pour leur bourse, Alaina, tenta de marchander, en vain ! L’officier fut alors grossier. — Foutu Irlandais, si vous n’avez pas l’argent, dégagez ! Je n’ai pas de temps à perdre ! Allez donc à la nage, c’est gratuit. Un marin sur le pont, qui avait suivi la conversation, la siffla et lança hilare : — Oh, la belle rouquine ! si vous venez chauffer mon lit, toi et ta fille, je vous offre la traversée ! Ce sera le voyage des plaisirs, je vous le garantis. La rage au ventre, elle quitta le quai sous les quolibets et les rires gras des matelots. Elle avait hâte de retrouver son Padraig, qu’il la serre dans ses énormes bras. S’il avait été avec elle, personne ne lui aurait manqué de respect, l’officier hautain aurait fini à la mer et l’homme d’équipage grossier aurait dégringolé du bastingage. Mais il n’était pas là et elle ne lui en parlerait pas quand elle l’aurait rejoint. Elle ravala ses larmes sa fierté et sa colère et s’éloigna. Indifférent à sa détresse, l’enfant rabatteur avait rapidement trouvé une autre famille. Ce devait être des paysans de l’intérieur des terres eux aussi. Le père en tête, la femme accompagnée d’une ribambelle de gosses, ils embarquaient, en rangs serrés. Alaina leur souhaita mentalement bonne chance. Alors que la mère courage quittait le port à pas nerveux, Tom et Desmond, les garçons qui de loin les avaient vus arriver les collaient déjà. Maureen les houspilla gentiment et leur demanda de les laisser souffler. Il y avait tant d’énergie dans ces enfants que c’en était agaçant. Padraig aussi les avait vus arriver, à pas de loup il s’approcha du couple mère-fille, doucement il bouscula Maureen. Il chuchota dans son oreille : — Ta mère et moi, nous avons à parler. Sans attendre de réponse de la fillette, il chargea sa femme sur l’épaule et s’enfuit avec elle dans la lande toute proche. La gamine médusée observa le couple s’éloigner, le rire puissant de Padraig et celui plus discret d’Alaina résonna longtemps sur cette plage. Maureen ne comprenait pas tout, mais elle était rassurée, son père et sa mère venaient de se réconcilier. Elle ne fit pas attention au regard réprobateur de sa sœur ainée qui glissait à l’oreille de son mari. — C’est bien le moment, c’est la famine et mes parents vont jouer aux lapins. Promets-moi Nolan ! De ne pas m’en faire une douzaine. — Je ne te promets rien, Dana ! Quand nous serons en Nouvelle-Angleterre, je construirai notre maison, elle résonnera des rires de nos enfants, dit-il en caressant le ventre tendu de sa compagne ! Le Manhattan Rainbow parti, il ne restait vraiment que les barques des pêcheurs et les petits caboteurs à quai. Les très nombreux laissés pour compte désœuvrés se réunissaient sur la grève qui jouxtait les docks. Des bouteilles de mauvais whiskys avaient fait leur apparition. Padraig qui ne buvait pas préférait quitter les lieux. Il n’y avait plus rien à faire ici désormais. Juste avant de rassembler ses maigres affaires et de donner l’ordre à sa famille de reprendre la route, il se tourna vers Alaina et lui fit part des conversations qu’il avait entendues pendant qu’elle recherchait un bateau. — Certains disaient qu’il fallait rejoindre les ports de Limerick ou de Tralee. Là-bas, un capitaine James Attridge, secondé par le médecin de bord Richard Blennerhasset, avait déjà traversé l’atlantique de nombreuses fois. À bord de leur vaisseau, le Jannie Johnston, ils n’avaient jamais perdu un seul passager. Tous étaient arrivés sains et saufs, de l’autre côté, en terre promise, en Amérique. Alaina connaissait également cette information et lui répondit. — À Tralee ou à Limerick au sud ou à Sligo au nord, ce sera la même histoire, le voyage sera trop cher pour notre bourse. Mais je crois que j’ai une idée. Tu sais, ma sœur Abigaël est partie de notre village pour suivre les beaux yeux d’un Écossais. Ils se sont installés à Liverpool, en Angleterre. Je te propose de la rejoindre, elle m’avait écrit peu de temps après. Elle m’avait dit dans une lettre que le prêtre avait lu. Son époux gagnait bien sa vie. Si un jour on avait besoin, elle sera disponible pour nous aider. Il suffit de se rendre à Dublin pour y prendre le bateau. — Je suis étonné, tu as toujours affirmé que ta sœur était une garce, qu’elle n’avait pas attendu le mariage pour jouer à la bête à deux dos ! — Tu as une autre solution ? Tu aurais fait pareil qu’elle si je t’avais laissé faire, mécréant. Le voyage depuis Galway était possible, car les billets étaient payés. Nous sommes coincés sur cette grève. Bientôt la police va ratisser les lieux. Veux-tu finir hébergé dans un Working Poor comme tous ces malheureux qui n’ont plus rien ? Un curé m’a lu les lettres écrites par notre fils ainé, celui dont tu n’as plus jamais cité le prénom de peur qu’il te brule la langue. Tu ne sais rien de ce qu’il a vécu. Ce qu’il a enduré, le prêtre m’a expliqué ce qui n’était pas sur le papier, ce qu’il n’a jamais pu dire. Même à ses parents, même à son père qui aurait dû être là pour le protéger ! Le grand, l’immense Padraig, se sentait tout petit, il encaissa les reproches sans broncher, courba le dos et dit enfin ! — Bon, allons voir si l’herbe est plus verte en Angleterre ! De toute façon Padraig n’avait pas le choix et n’avait jamais pu résister à sa femme. Il savait déjà qu’il allait accepter, même si Dublin à l’autre bout du pays était à dix jours de marche.
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