Chapitre 15 - Liverpool
Ils sortaient, par grappes de cinq ou de six, des jeunes et des vieux, hâves, déguenillés. Toute la pauvreté de cette terre était tassée sur le pont de ces vaisseaux. Des barges, des cotres et des voiliers, petits et gros, traversaient la mer d’Iroise quotidiennement. L’Irlande mourait de faim, l’île se vidait de sa population. Tous ceux, qui n’avaient pas fui en Amérique ou en Australie, débarquaient à Cardiff et Liverpool où ils n’étaient pas les bienvenus. Les Anglais, depuis toujours, détestaient les Irlandais : ils étaient sauvages, catholiques, paresseux et sentaient mauvais. Partout sur les quais de Liverpool fleurissaient des pancartes, portées à bout de bras, par des hommes et des femmes, qui ne voulaient pas de cette migration. « Chiens de papistes ! Go home ! » « Jetez-les à la mer ! » « Partez, nous n’avons pas besoin de vous ! » La foule, bien que menaçante, n’était pas violente pour l’instant. Un cordon de Bobby’s était stationné au cas où ça dégénérerait. Mais personne n’était dupe, ils n’étaient pas assez nombreux et surtout en cas de débordement ils ne se mettraient pas en danger pour quelques migrants faméliques. Fort heureusement, Padraig, Alaina et leur progéniture ne savaient pas lire l’anglais. Ils le comprenaient un peu et ne le parlaient pas. Ils voyaient bien que la foule était hostile, ils n’étaient pas des nigauds, ils s’y attendaient de toute façon. Eux non plus n’aimaient pas les Anglais, mais ils n’avaient pas le choix, c’était l’infamie ou la mort. La tête basse, le clan O’Brien au grand complet descendait la passerelle du City of Dublin. Le voyage maritime épouvantable avait duré une journée et une nuit. Tous ne supportaient pas le roulis. Ils avaient été malades, leur état n’était pas fameux. Birghit, l’aïeule n’avait pas pu terminer la longue marche qui leur avait fait traverser l’île. Elle reposait désormais en terre celte. Pour elle, le calvaire était fini. Le père et la mère, les enfants amaigris avançaient difficilement. Desmond et Tom, le regard dur et les poings serrés, talonnaient les parents. Anna, la cadette, trottinait comme elle pouvait derrière ses frères. Maureen souffrait d’une forte fièvre. Enroulée dans une toile, elle était soutenue par Dana, l’ainée. Le visage exsangue, les traits tirés, elle avait perdu son bébé et son mari dans le périple. La pauvre femme n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. Abigaël les attendait. Depuis qu’elle avait reçu la lettre qu’Alaina avait dictée à un prêtre, elle venait chaque jour. Elle était heureuse d’enfin pouvoir renouer avec sa sœur. Même si elle aurait préféré que ça se passe dans d’autres circonstances. Elle était là, sur le quai, chaque fois qu’on annonçait un bateau provenant de son île natale. Des migrants, il en arrivait continuellement des biens hâves, des déguenillés ; elle en avait vu des milliers de misérables défiler. Elle avait fait le bon choix, en épousant un gentil Écossais, un négociant en spiritueux dont les affaires étaient florissantes. Si les Anglais détestaient les Écossais et les Irlandais catholiques, ils adoraient leurs alcools. Les blended whiskey et les singles malt, coulaient à flots, dans les tavernes du port. Murray, le mari, sobre pour une fois, avait attelé une charrette. Il l’avait prévu, après un tel voyage, tous seraient fatigués. Les enfants au moins, n’auront plus à marcher. Il avait connu la pauvreté autrefois dans ses highlands lointains et brumeux. C’était du passé, mais il n’avait jamais oublié l’odeur et le goût de la patate pourrie, ni les crampes d’estomac d’un ventre vide. S’il était prospère maintenant, il ne fallait pas négliger le ciel et le remercier de façon quotidienne. Maureen était brulante de fièvre, sa tante l’arracha aux bras de sa petite sœur et l’installa avec les autres enfants dans la paille fraiche qui tapissait le fond du chariot. Elle la borda d’une fine couverture en tweed. La jeune fille gémissait doucement. La pauvre, elle n’en avait sûrement pas pour longtemps. Le reste de la famille cahin-caha emboita le pas tranquille de l’immense cheval de trait. Maureen dormait maintenant paisible, elle rêvait de sa merveilleuse Erin. Elle courait dans les prés et les landes fleuris. Pieds nus dans l’herbe mouillée et odorante. Elle bondissait dans les minuscules mares bordées d’ajoncs. Une eau boueuse et noire l’éclaboussait. Son rire cristallin résonnait dans les marais. Sa sœur Cathy lui souriait, assise sur un billot de bois, elle lui parlait doucement, comme on le ferait avec un petit animal craintif ! Elle lui disait de ne pas avoir peur de s’accrocher que la vie était merveilleuse et qu’elle était au bon endroit à présent. La tête de Maureen dodelinait maintenant, son rêve avait changé. Le plancher où elle était allongée craquait à nouveau, le ballottement de la voiture similaire à la houle la faisait tanguer. Dormait-elle encore sur ce fichu bateau pendant cette maudite traversée, elle se sentait faible, vaseuse. Elle aurait voulu se lever, voir les cotes irlandaises s’éloigner, son corps ne la portait pas. Une voix qu’elle entendit à peine, celle de sa mère la rassurait et la tira de sa torpeur. — Chut, Maureen, nos soucis sont terminés, nous allons nous installer chez ma sœur le temps que tu guérisses, ensuite nous rejoindrons ton frère qui nous attend à Boston. Chut ! Ma chère enfant, nous sommes sauvés, alléluia ! Ainsi, ils n’étaient plus sur ce maudit rafiot. Elle ouvrit les yeux, essaya de transpercer l’épais brouillard, n’y voyait rien. Elle marmonna — À boire, j’ai soif ! Avant de sombrer dans l’inconscience à nouveau ! Alaina était inquiète, elle se tourna vers son mari, Padraig, lui dit, des larmes au fond de la gorge : — La petite est brulante de fièvre, c’est le diable qui la rappelle à lui, il n’a donc pas fini sa terrible moisson ? Le géant roux baissait la tête, fermait les poings. Sans regarder sa femme, il entonna un air de chez eux ! Tous, autour de la charrette, se taisaient désormais. Seul le père de famille de sa belle voix de baryton chantait ! — Pourquoi Dieu ! Nous as-tu chassés de nos terres, tu devais nous protéger ? Pourquoi nous voles-tu nos enfants, nos parents, un à un ? Pourquoi Dieu ! Qu’avons-nous fait pour mériter ça ? Saint Patrick, Sainte Birghit, priez pour nous ! Laisse-nous notre Maureen, tu nous as déjà tant pris ! Laisse-nous là, encore un peu ! Les foules de malheureux massées sur les quais et dans les rues des bas quartiers conjuraient le ciel également. Ils se signaient au passage du lugubre attelage. Avant de quitter Mayo, Sligo, Roscommon, Limerick, Tipperary, tous avaient perdu des proches. Combien de femmes d’enfants et des maris reposaient dans une tourbière, dans une fosse commune ou au fond de la mer ! Ils serraient leurs mioches crasseux encore en vie et se détournaient, un fugace signe de croix hâtivement expédié. L’existence n’était pas plus drôle que sur l’île d’à côté, dans ces ghettos où les Anglais les avaient parqués, comme du bétail. Mais au moins s’ils n’y mangeaient pas toujours à leur faim, ils n’y crevaient plus du typhus. La charrette poursuivait sa marche monotone, Padraig chantait, improvisant des paroles, plus touchantes les unes que les autres. Au fond de lui il espérait sans trop y croire que sa Maureen allait vivre. Son petit écureuil, qui était venu le chercher dans ce champ où pourrissaient les patates ce jour maudit où ils avaient compris que seule la fuite était de mise. — Dieu, protège tes enfants d’Irlande, préserve Maureen, Alaina, les jumeaux, Anna, accueille nos morts auprès de toi, Cathy, Birghit, Nolan. Sauvegarde nous tous, ceux qui sont, ceux qui ne sont plus et… non c’était plus fort que lui, son cœur savait que Sean avait été son fils. Son premier né il l’avait choyé, cajolé. Dans le fond de son âme quelquefois, il y trouvait des traces d’amour. Mais, il ne pouvait rien lui pardonner. Il ne le citerait pas dans sa lugubre litanie. C’est Alaina qui regardant son mari d’un air mauvais finit la phrase à sa place — Dieu ! protège également notre fils Sean !
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