Chapitre 20 - Il pleut sur Nice
Une petite pluie fine et glaciale tombait sans discontinuer depuis ce matin. La mer Méditerranée lugubre avait de faux airs de Mer du nord. Bleu-turquoise habituellement, elle s’était drapée de gris sous un ciel de plomb. Sinistres, des chants en latin escortaient le lourd catafalque tiré par deux robustes percherons. En tête de cortège, juste derrière le prêtre, le bedeau et les enfants de chœur, marchait une Abigaël exsangue, soutenue par une Maureen inconsolable. Après une agonie interminable, le pauvre Murray s’était éteint ! Le brave docteur ne s’était pas trompé. Un début de tuberculose, couplé à une cirrhose, avait eu raison du gaillard. La communauté britannique au grand complet accompagnait leurs amis à sa dernière résidence. Un highlander en jupe, sorti d’on ne sait où, massacrait allègrement à la cornemuse, le vieil air écossais, Auld Lang Syne . Ç’avait été un spectacle curieux tous ces anglicans qui attendaient la dépouille de leur compatriote devant l’église Saint-François de Paule. Habituellement, les British, comme on les appelait ici, ne se mélangeaient pas aux Niçois. Mais Murray était catholique, Abigaël avait demandé qu’il reçoive les derniers sacrements dans ce lieu et non dans le petit temple de la Croix de Marbre. Le brave curé avait accepté la présence d’un pasteur pour célébrer la messe. Il fallait dire que madame Baxter avait accompagné sa requête d’une enveloppe rondelette. Ensuite, le deuil était tombé comme une pierre sur Abigaël et sa pupille. Peu après Noël, Maureen aidait sa tante à archiver des documents, à mettre de l’ordre dans le bureau de Murray les papiers s’amoncelaient, les larmes coulaient. Elles en avaient des histoires à se remémorer. Les yeux brillaient, elles riaient également, ils avaient vécu de bons moments ensemble. Il y avait des livres dans tous les coins. De vieux journaux anglais, français, niçois, piémontais, Maureen compulsait soigneusement tous ces souvenirs avant de les classer. Elle souffrait du même vice que le défunt. Depuis qu’elle avait appris la lecture, elle ne pouvait plus s’en passer. Comme son oncle, elle oubliait des romans dans le jardin, des nouvelles sur la plage et des revues dans la cuisine. Elle feuilletait le guide de Tobias Smollett, le voyage à travers la France et l’Italie. Elle s’en souvenait, c’était ce bouquin qu’il avait à la main lorsqu’ils étaient arrivés à Saint-Laurent. Ils devaient traverser le fleuve, mais le seul pont qui existait avait été emporté par les crues homériques du var ! Ils avaient eu le choix de s’aventurer à gué et risquer d’être entrainés par le courant ou payer les services d’un passeur. Elles avaient ri dans la barque, quand l’oncle avait chaussé ses bésicles et avait narré des extraits du récit, au batelier hilare, qui les avait déposés sur l’autre rive. Elle n’était pas sûre qu’il ait compris le moindre mot de ce qu’on lui avait raconté. Au début, la communication était compliquée avec les gens du coin. Ils ne parlaient pas l’anglais bien entendu ni le français pour la plupart. Ils baragouinaient un sabir chantant, le Nissart, Antonia, une jeune lavandière, en avait appris des rudiments à Maureen. Aby décida qu’il fallait faire une pause dans le rangement, tous les objets qu’elle touchait lui rappelaient son cher défunt, heureusement Maureen avait traversé leur route, sans elle elle n’aurait pas pu faire face. Elle posa le livre qu’elle avait dans ses mains sur un petit guéridon et se leva, 16 heures, c’était le Tea time ! Aby avait disparu dans la cuisine, Maureen s’empara du dernier tome que sa tante venait de consulter, il s’agissait d’une autre édition du best-seller de Tobias Smollett. Celui-ci était rédigé en Français. Alors que l’adolescente le feuilleta, un fragment de lettre tomba à terre. Elle s’en saisit, et, curieuse, en entama sa lecture. « Capitainerie du port de Liverpool Octobre 1846 Le King Guillaume III… pour une raison inconnue, vient de sombrer au large du Vermont… Le Pedro Suarez battant pavillon brésilien s’est porté à son secours… » Le reste, rongé par l’eau et le sel, était illisible. Le document lui tomba des mains. Elle ne le ramassa pas, à terre était sa place, celle des déchets. D’un pas nerveux, elle se rendit dans la pièce voisine. Sans regarder sa tante, elle lui jeta à la figure : — Tu m’expliques ! Je vous faisais confiance ! Je vous considérais comme mes parents ! — Je, je vais tout… — Inutile ! Je ne sais pas si j’ai envie d’entendre ! Elle abandonna la veuve assise devant sa tasse d’Earl Grey, la bouche ouverte, l’œil vitreux, les bras ballants. Elle quitta la pièce sans dire un mot de plus, en prenant bien soin de claquer la porte. Elle se sentait trahie ! Pourquoi n’avait-elle pas eu cette information ? Que lui cachait-on encore ? Il faudra bien que sa tante s’en explique un jour. Mais actuellement, ce n’était pas ce qu’elle désirait. Engoncée dans une épaisse veste de laine, elle allait se vider la tête. Elle évita le secteur de la plage, l’océan lui ayant sans doute volé les siens, elle ne voulait pas côtoyer la mer. Ce devait être terrible, la mort par noyade. Elle le savait maintenant, l’eau pouvait être une amie et une ennemie en même temps. Un être humain, dans le grand bain, c’était comme une fourmi, une vague la faisait flotter, une autre l’envoyait au fond. Elle s’en moquait la mer, une femme, un enfant, ce n’était qu’un fétu de paille pour elle. Avant d’aller vagabonder dans les champs, les restanques et les vallons obscurs, il lui resta à saluer Murray une dernière fois. Maureen contourna la Croix de Marbre, poussa la grille de fer forgé et entra dans le petit cimetière anglican. Il était désert en cette fin d’après-midi. Elle s’agenouilla devant la dépouille de son oncle, pleura dans un premier temps, puis l’invectiva. — Pourquoi ? Pourquoi l’as-tu laissée faire ? Pourquoi n’as tu rien dit quand elle a fait ça ? Tu le savais en glissant ce bout de papier dans ce livre que j’allais le trouver et le lire ! Tu n’avais pas la force de l’affronter, c’est ça ! Et moi dans tout ça, vous y avez songé ! Je pensais qu’elle était un peu ma mère, je la hais ! À toi, je te pardonne, pas à elle. Adieu, mon oncle, je ne crois pas que je reviendrai. Si un jour je me marie, je ne voudrais pas d’un toutou de salon comme toi, incapable de tenir tête à sa femme. En tant que tonton, tu as été génial. Mais tu lui as abandonné le pouvoir dans ta maison. Elle se releva les traits du visage déformés par la colère et la tristesse, elle ferma son poing et amorça un geste de défi : — De toute façon, Dieu, tu n’existes pas ! Puis furieuse, laissant le grand portail ouvert, elle quitta les lieux. Elle traversa, rapidement, le Borought, ses rues qui se croisaient à angles droits, ses arbres taillés au carré, ses haies militaires. Tout ici sentait le Kent, le Devonshire et le Somerset ! À sa gauche coulait le Paillon, elle l’entendait rugir, il transportait toute la neige fondue tombée sur les sommets ces derniers temps. Ce ruisseau était diabolique, il dormait la plupart du temps, d’un œil seulement. Au premier orage, il se réveillait en sursaut, et emportait tout sur son passage. Chaque année, des lavandières imprudentes étaient bousculées par ces crues soudaines, parfois elles le payaient de leur vie. Maureen marchait d’un pas sec et rapide, elle courait même par moment, elle avait besoin d’exercice physique. Elle avait dépassé sans même s’en apercevoir les ruines de Cemenelum, un berger qui gardait ses moutons au milieu des vestiges de l’ancienne Rome l’interpella ! — Arrête ! Petite, on n’est pas en été ! Le soleil se couche tôt ! Le Monte-Calvo, c’est dangereux la nuit, de Tourette, d’Utelle et de Duranus, descendent parfois des brigands et des loups. Rentre chez toi gamine ! Mais Maureen ignora superbement le vieux pâtre ligure dont elle avait pourtant compris le message et continua droit devant elle. Elle attaquait à grands pas la dernière montée, malgré le dénivelé elle n’avait pas même ralenti. Elle se retourna, le soleil, boule de feu, se couchait, en France, entre la mer et les collines du pays varois. Le paysage était fantastique à ses pieds. Elle avait une vue imprenable sur la Baie des Anges et le littoral ligure à droite. Côté français, à gauche, la citadelle d’Antibes paradait sur son piton rocheux. La Méditerranée d’un bleu d’azur immaculé se teintait de rose à l’occident. Juste au-dessus d’elle la mystérieuse pyramide de Falicon brillait dans les derniers feux du soleil. Elle se rappelait, c’était ici qu’ils étaient venus ce fameux dimanche, elle et lui, il avait du mal à marcher. C’était l’ultime pique-nique qu’ils avaient partagé. Ensuite, il avait été trop fatigué. Ah ! Ce qu’il lui manquait à présent ! Elle n’avait pas su l’écouter, elle en était certaine maintenant : Il cherchait à évoquer le naufrage du king guillaume III, il causait sans cesse du livre de T Smollett. Ce bouquin d’où était tombée cette lettre maudite. Il voulait qu’elle le lise dans la langue de Molière. D’un bouquet d’herbe sèche et d’une branche de genévrier, elle improvisa une torche. Avant de fuir la maison de sa tante où elle ne retournerait jamais plus, elle avait chipé une boite d’allumettes de soufre, elle incendia son brandon de fortune, la grotte de Ratapignata méritait bien son surnom de caverne aux chauves-souris. Heureusement, ces sales bêtes n’aimaient pas le feu. Lorsqu’elle rentra avec son flambeau, les chiroptères s’enfuirent à tire-d’aile. Ils la rasaient, frôlaient son visage et ses cheveux. Elle s’était recroquevillée, les mains sur la tête, en faisant bien attention que les flammèches n’embrasent pas sa tignasse. Après un court instant, elle se releva, les molosses de Cestoni et les pipistrelles de Khul avaient quitté les lieux. Elle posa la branche qui finissait de s’éteindre et prudemment regarda autour d’elle. Devant l’entrée de la porte des enfers, elle discernait les pourtours d’une corniche. Elle pourrait s’y allonger pour la nuit, elle n’était pas exigeante. Demain, en contournant la montagne elle irait à Villefranche, de là, en diligence, elle se rendrait à Gênes pour y prendre un bateau. Elle avait retrouvé dans la bibliothèque, la petite somme d’argent qu’avaient laissée les O’Brien. Ce n’était pas le prêtre de Liverpool qui l’avait conservée. Pour ça aussi on lui avait menti ! Nulle lettre n’accompagnait cette bourse, juste un mot ! slàn go foill. Sa mère disait ainsi qu’ils allaient se voir très bientôt ! Elle avait été bien sotte de penser que des parents pouvaient oublier leur fille. Aux forces du mal qui étaient tapies au fond de cette grotte, dans le gouffre qui s’étendait à ses pieds, elle hurla. — Je vous maudis ! C’est en fredonnant une vieille complainte gaélique qu’elle s’endormit ! Comment avait-elle pu gober cela ? Pouvait-elle vraiment devenir, so british ? Comme Abigaël !
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