Chapitre 2 – Truculences 

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*Mage

Le lendemain de l'incident, un flot ininterrompu de jeunes s'engouffrait dans les ouvertures béantes du lycée Ernie Fifrelin tandis que le soleil se levait dans le ciel méditerranéen. À travers la foule, SynnaÏ se faufilait entre coups de coude et sacs à dos, pour pénétrer dans le garage à vélos. Là, il ne rencontra pas les visages habituels, mais reconnut celui d'Hadrian : un brun aux cheveux presque rasés, au visage un peu poupon, constellé de boutons, des lunettes mal vissées sur le nez et des yeux pas totalement dépendants l'un de l'autre. Il était accroupi, le regard tourné vers le sol, et paraissait réellement confus. « Yannis » l'interpella:

— Ding ding ding ding !!! C'est l'heure de la réunion stratégique, cher ami !

Hadrian lui adressa une grimace, puis baissa à nouveau son regard et reprit son air confus.

— Tu n'as pas l'air dans ton assiette... (Synnaï vint s'accroupir à ses côtés et suivit son regard) Tu as a perdu quelque chose ?

— Oui, répondit Hadrian. J'ai perdu ma clé.

— Tu as quoi dans la main ?

— Une clé. Tu penses que c'est à qui ?

— Je ne sais pas trop, rétorqua « Yannis ». Mais... Attends une seconde... Ça fait combien de temps que t'es rentré ici ? Cinq minutes ?

— Ouaip...

— Et personne, à part toi et moi, n'est rentré ici pour ranger son vélo ?

— Euh... Non.

Hadrian fronça ses sourcils.

— Tu ne veux pas l'essayer sur ton cadenas...?

— Ah oui... Bonne idée !

Hadrian claqua sa langue d'approbation, frappa ses cuisses et se releva. Il s'avança ensuite vers son vélo, enfonça la clé dans la serrure de son antivol et la tourna. L'antivol s'ouvrit, lui arrachant par la même occasion un « Aaaah » satisfait. Il attacha ensuite son vélo, se tourna vers Synnaï en tapotant sa clé contre son front, l'air triomphant. « Yannis » lâcha un sourire gêné, mit brièvement sa main sur l'épaule de son ami. Soudain, Hadrian lui demanda :

— Eh ! Sinon, comment ça s'est passé, tes vacances ? J'ai essayé de te joindre parce que je passais près de ton village, mais ça ne décrochait pas. T'étais parti dans un endroit où le réseau ne passait pas ?

« Yannis » sourit en grimaçant. En effet, le magicien avait été "quelque part" où le réseau ne passait pas, et pas seulement le réseau, mais quasiment rien ne pouvait pénétrer cet endroit. Afin d'éviter la curiosité, il se frotta l'arrière du crâne et dit d'un ton gêné :

— Ouais… J'étais à Porstall, tu sais, le port de Bretagne près de Ploudalmézau...

— Ah oui, tu m'en avais parlé ! se rappela Hadrian, en se tapant sa clé sur sa tête. Ouille !

— Fais gaffe, tu vas finir par perdre le dernier neurone qu'il te reste… ricana Yannis.

— C'est pas très gentil, bougonna son ami.

— Excuse-moi… Pour revenir à nos moutons, t'as fais quoi durant ces vacances ?

Franchissant la porte d'entrée du lycée, ils saluèrent le concierge. Hadrian commença à narrer ses formidables aventures à Barcelone, aux côtés de sa mère et de sa sœur. Malheureusement, son talent de conteur rendait le récit aussi plat que le désert de Gobi. Cependant, l'entendre parler de ses mésaventures apportait au magicien un certain contentement.

Ils avaient à peine fait quelques pas dans le couloir qu'ils tombèrent nez à nez avec Ludwig, Maty et Eikorna. Ludwig portait une montagne de dossiers, tandis que les deux autres le suivaient en pouffant. Ludwig était un gros blond, dépassant d'une tête et demie la plupart des élèves du lycée, aux yeux d'un bleu glacial et un sourire à la fois mesquin et narquois, qui incitait mystérieusement à écouter sa voix suave aux accents maîtrisés.

— AH ! Yannis, tu tombes à pic, s'exclama Ludwig en lui refilant la moitié des pochettes cartonnées pleines à craquer. J'ai fait tous les modèles de tableaux de comptabilité du club, pour ceux qui vont prendre la relève. Tout y est stipulé en détail: cartouches d'imprimantes, feuilles de papier, punaises, stylos et crayons, dés, câbles Ethernets et même le radiateur !

— C'est... merveilleux, Ludwig...

— Oui, tu as raison !

Puis il se pencha pour chuchoter à l'oreille de Synnaï :

— Si tu savais comment Maty se moque de moi en disant que je suis quelqu'un de pas responsable, je trouve ça culotté de sa part, pas vrai ? Dixit celle qui n'arrive même pas à organiser le fil de ses pensées pour aligner deux phrases cohérentes !

— En effet, c'est... regrettable, Ludwig…

À côté de lui, Hadrian se retenait de pouffer. « Yannis » lui lança un regard réprobateur, auquel le binoclard amusé répondit en reniflant. De son côté, Ludwig reprit avec un ton à la fois excité et didactique :

— Effectivement ! Chaque chose doit être prévue en amont, sinon tout dérape au mauvais moment. Bon, rends-moi ça, tu vas finir par les abîmer... Humpf...Voilà...

— Tu n'aurais pas vu Edward, par hasard ?

De tous ses amis, Edward était celui que « Yannis » connaissait depuis le plus longtemps… Et que Synnaï connaissait depuis plus longtemps encore.

— Non, et Ludwig regarda son téléphone. Il aura un peu de retard aujourd'hui, c'est son père qui l'amène (Synnaï se renfrogna, et l'autre ajouta) De toute manière, on se retrouve tous au CDI, alors on l'attendra là-bas (le blond pianota une demi-douzaine de messages en un instant) Je te devance.

— Comme toujours, Ludwig... À tout de suite.

Ludwig parti, Synnaï se tourna vers les deux filles. Maty s'était éclipsée et Eikorna, penchée sur son téléphone, répondait à un message. Quand elle eut terminé, elle releva la tête. Selon les standards humains, c'était un joli brin de fille aux longs cheveux lisses et bruns, au sourire éclatant, toujours prompt à la facétie. C'était la meilleure amie de Maty (de ce qu'il en savait)…

— Salut Yannis ! Bien dormi ?

— Oui, merci…

Hadrian opina du chef, trop occupé à répondre lui aussi à un message téléphonique. Eikorna reprit :

— Assez pour résister à de longues séances de révision en compagnie de Ugo et de Maty ?

— Cela va sans dire, lâcha Synnaï en esquissant un sourire.

— Tu as entendu parler du bâtiment professionnel ? Apparemment il y a eu un grave accident et...

— Il y a eu des blessés !?

— Euh, non... Pas que je sache, en tout cas...

— Ah...

— Tu m'as l'air bien inquiet de ce qui s'est passé… (Eikorna se mit à sourire malicieusement) Le « cancre au cœur de pierre » se serait-il adouci ?

— Arrête avec ce surnom absurde. Je me demande juste si ce que j'ai entendu est vrai (elle lui lança un regard interrogateur) Un ami à ma mère travaille en tant qu'enseignant-infirmier dans ce bâtiment. Il n'a pas assisté à l'incident, mais il lui a dit qu'il y avait encore une horrible odeur de plastique brûlé, et de souffre… Alors j'ai eu peur qu'il y ait eu des personnes présentes à ce moment-là. En tout cas, c'est sûrement sûrement la gaine des réseaux électriques qui a dû brûler…

— C'est aberrant ! protesta Eikorna, ça semble trop gros pour...

Elle sortit son téléphone une nouvelle fois, lisant un message :

— Ludwig, Edward, Ugo et Mathilde nous attendent en cours ! Alors, on y va ?

Al’Tain est déjà arrivé ? pensa Synnaï avec un froncement de sourcils. Qu'est-ce qu'il mijote encore, celui-là ?

— Allons-y ! rétorqua-t-il, désireux de laisser faner cette conversation.

Ils gravirent tous les deux les escaliers menant au premier étage. Quand ils disparurent, Hadrian releva la tête pour constater qu'il était à nouveau seul. Il soupira :

— C'est fou… Ils n'arrêtent pas de m'oublier…

Et il partit sur les traces de ses amis.

En fait, Hadrian, Ludwig, Maty, Eikorna, Edward… c'étaient juste des faire-valoir ; être un gamin seul attirait toujours l'attention. Mais ce que le magicien ignora, chose plus rare qu'une éclipse, c'était quels rôles ils allaient jouer dans toute cette histoire. Pas maintenant. Pas aujourd'hui, ou demain… Mais leur importance viendrait, tôt ou tard. Car ce fut le premier jour de la Ferroul Squad.

* * *

Après la fin des cours, Au CDI, les élèves parlaient encore du couloir du bâtiment Pro, maintenant condamné ; ils émettaient différentes hypothèses: une attaque terroriste éclair, des produits chimiques renversés, et même une attaque extraterrestre. Synnaï soupira. Ces rumeurs le plongèrent dans ses pensées : suite à ce combat, il serait manifestement réprimandé. Certes… Seulement, la question était de savoir par qui : il espérait que ce ne soient ni Éléanora, ni Archibald, ses deux meilleurs amis mages, et encore moins Bartavius... Son professeur, qui sans cesse le critiquait pour sa conduite "laxiste".

— Si tu veux utiliser le dénombrement sur ce polynôme, assure-toi d'abord de simplifier les puissances et tout mettre au même dénominateur, le sermonna Ugo.

Ce dernier était un élève de sa classe plus jeune que lui, et souvent moqué pour sa taille proche du nanisme. Cependant, il arborait déjà une barbe le vieillissant de plusieurs années, et ses nombreuses qualités scolaires et sociales, ainsi que ses notes brillantes, lui assuraient une large popularité au sein du lycée.

— J'imagine... (Synnaï se gratta la tête, distrait) Mais est-ce vraiment nécessaire de passer par là ? Y a pas d'autres méthodes ?

— Il y en a, mais apprends d'abord à te servir de celle-ci avant de passer aux plus rapides.

Ce genre de séances, « Yannis » s'en coltinait déjà depuis six mois ; le baccalauréat approchait à grands pas, et son professeur d'arithmétique, M. Lecouloir, avait contacté sa mère pour lui conseiller de lui faire suivre des cours particuliers. Pour couronner le tout, il avait sommé Ugo de lui apporter autant d'aide que possible pour ses exercices.

— C'est chiant...

— C'est toi qui es chiant, grommela le petit barbu en s'adossant brutalement sur sa chaise, lui attirant un regard courroucé de la gérante du CDI. Fais plus d'efforts si tu veux pas te faire distancer.

Curieux... Bien qu'Ugo ignorait tout de sa nature de mage, Synnaï avait parfois l'impression que les paroles de ce dernier s'adressait plus à lui qui tentait de faire profil bas qu'à l'élève se débattant avec les chiffres.

Tout à coup, il entendit Edward dire :

— Je vais aux toilettes, je reviens.

Les autres répondirent par des "hum", concentrés sur leurs devoirs... Seul Synnaï ne les faisait pas sérieusement : il avait l'habitude de faire passer « Yannis » pour un mauvais élève pour ne pas se faire remarquer. Par contre, il travaillait d'arrache-pied pour faire publier une énième étude des humains intitulée Vie parmi une société paternaliste et anxieuse, afin de décrocher un autre prix de Savance d'une longue lignée…

De quoi déprimer vu la qualité du jury, jugée comme la pire de Mourn, son monde natal !

Sa vie d’antan n’avait pas connu de bas : à 967 ans, il avait réussi à gagner le Tournoi des Rois Mages. À 1567 ans, il était déjà sorti l'école de magie la plus prestigieuse du continent, l'Académie de Typhus, en tant que major de promotion. À 2455 ans, il avait publié une thèse sur l’aspect adimensionel de la magie. Puis les centenaires avaient passé, il avait accompli de moins en moins de miracles sur l’étude de la magie et ses différentes formes en étudiant la planète Terre et ses habitants… avant que n’arrive le fameux moment où les gens ne le considéraient plus que comme un clown avec un goût prononcé pour les humains. Depuis lors, on lui avait refourgué le poste de « gardien émérite », une sorte de pion pour les cours de récréation comme la Terre.

Tout ça pour quoi ? Parce que ces abrutis de l’Empire Mournien étaient pas capables d’accepter le potentiel de l’humanité. Et le pire dans tout ça… c’est que depuis deux mille ans, Synnaï, après tant d’efforts à influer sur le cours des choses, n’y croyait plus vraiment.

Stupide Clause de l’Or Bleu, pensait-il souvent. Stupide empire de magiciens engraissés d’orgueil !

Il lisait une revue scientifique sur la conscience des animaux quand il se rendit compte que tout le monde quittait le CDI. Il remercia le personnel de l'accueil, et sortit de la salle de documentation. Une fois dans le couloir, il dit aux autres de ne pas l'attendre et envoya un message à Edward pour lui demander où il était, et si son passage aux toilettes s'était bien passé... D'ordinaire, Edward répondait dans la seconde…

Synnaï s'inquiéta immédiatement. Tout détail singulier, si minuscule soit-il, lui mettait la puce à l'oreille. Voilà pourquoi on qualifiait souvent « Yannis » de « paranoïaque ». Mais quand on fait de la magie, aucun détail n'est à négliger. Alors il eut une idée : à l'aide de son portable, il transférerait une partie de son esprit, en pièce jointe, dans un message envoyé à l'intention d'Edward. Même éteint, le téléphone de ce dernier renverrait la partie arrachée de l'esprit de Synnaï, comme l'écho d'une voix dans une grotte. Le magicien n'aurait plus qu'à suivre cet écho.

Il fit cette opération avec beaucoup de précaution, car la moindre erreur aurait pu enfermer son esprit dans le téléphone. Les Projetés d'Esprit étaient interdits sans l'autorisation du gouvernement magique pour le faire, mais Synnaï s'en fichait : il n'avait pas besoin qu'on lui dise quoi faire en matière de magie, il était le meilleur et c'était une évidence ! Il frissonna quand il s'introduisit psychiquement dans le monde froid et carré du portable, attachant un morceau de son esprit à un message, il l'envoya dare-dare. Quelques instants plus tard, son morceau revint en lui, et la sensation de froid se dispersa, laissant place au soulagement. Il se dit que, vraiment, le Projeté d'Esprit n'était pas très agréable, et il comprit pourquoi c'était interdit.

Synnaï se dirigea vers l'endroit de la source car le signal le menait à travers le couloir amenant jusqu'aux toilettes... des filles. Il soupira, et après avoir jeté un coup d'œil à droite et à gauche, décida d'y entrer.

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