Chapitre 4 - Party Hard chez les blafardes

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*Mage

Synnaï avait téléphoné à sa mère afin d'avoir la permission d'aller à la fête chez Edward. Étant-elle même une magicienne, enfin plutôt une sorcière d'après l'Empire Mournien, elle accepta de mauvaise grâce, après qu'il l'eut suppliée de pouvoir laisser ses devoirs pour s'amuser un peu.

Ce fut la fille de cette mère, « sa sœur » qui l'emmena en voiture, pensant naïvement qu'il allait chez « son ami geek à la grande maison ». En chemin, elle lui demanda :

— Dis moi, Yannis, tu as eu combien en maths ?

— J'ai eu... 7,50...

— Sur 20 ?

— Ouais...

Sa sœur soupira et commença à lui expliquer qu'il n'atteindrait jamais ses rêves s'il était aussi feignant. Il l'entendit sans trop l'écouter, conscient qu'elle s'inquiétait pour lui et qu'elle avait raison. Mais il avait également ses raisons : on lui avait fait jurer de ne pas se faire remarquer... Il resta donc silencieux le reste du trajet, répondant vaguement lorsqu'elle lui posait des questions.

Le plus drôle dans l'histoire, c'est que sa sœur, à l'instar de son aînée et sa mère, était une sorcière bien moins âgée et, par ignorance, elle cachait son secret à Synnaï qu'elle pensait humain – demande du magicien de garder l’anonymat en entrant dans la famille. Si elle savait, pensa-t-il en regardant par la fenêtre, elle m'aurait couvert de louanges pour finir par me lécher les bottes…

Arrivé à destination (une sorte de domaine viticole aux allures de manoir sur une colline), « Yannis » sortit de la voiture et dit merci et au revoir à sa sœur. Elle lui rétorqua :

— Et n'oublie pas de bien choisir qui tu vas draguer ! Comme cette Aurélie, par exemple !

— Ouais, c'est ça... En attendant, je devrais me brosser les dents , ça rendra mon haleine acceptable, hein !?

— T'es con, je suis sûre que tu l'as fait ! À demain, raton-laveur !

Sa « sœur » repartit, laissant Synnaï devant la porte de l'immense manoir d'Edward. Sa maison de famille cadrait toujours aussi bien avec les stéréotypes des skaldnjols… Il sortit un masque de son sac et le plaça sur son visage, puis souleva le heurtoir de la lourde porte en chêne et frappa quatre fois. La porte s'ouvrit, et un jeune « homme » blafard apparut, un sourire carnassier aux lèvres. Il lui serra la main, et le magicien entra.

— Tu en as mis du temps. Problème de trafic ?

— Rien d'important ; quelques Serfilis sur la route...

— Vraiment ?

— Peut-être...

— Tu me raconteras… ou pas. Je te souhaite la bienvenue !

Le skaldnjol s'écarta pour le laisser entrer, et le magicien fut embaumé d'une atmosphère enjouée. C'était une fête masquée, et quelques personnes dans le couloir discutaient allègrement, répandant une atmosphère chaleureuse jusque dans l'entrée. Des verres à la main, chacun d'eux portait leurs plus beaux atours, distinction évidente de leur statut au sein de la société magique.

Synnaï, heureux de participer à la fête, s'enfonça dans la foule. Immédiatement, on lui offrit un verre de schnaps. Il sirota son verre et alla s'asseoir dans un coin pour observer les différentes conversations des grosses têtes de la soirée.

Tout d'abord, il reconnut Norbert Krrrtn (à prononcer [krətənø] ), le fils du plus riche commerçant de Mourn (Le monde originel des Mages, et de Yannis). Cet héritier était connu pour sa « grandeur de cœur » et sa naïveté. Mais il était indéniable qu'il parlait avec une aisance digne de son rang. D'ailleurs, Krrrtn conversait activement avec une jeune femme que Synnaï ne connaissait pas seulement de nom, mais aussi de réputation : Jossna Malakar, une talentueuse Manieuse des Songes, conseillère de L'Archiduc de Monteuilli, un homme puissant qui régnait sur une grande partie de L'Empire Ostyrréen (Ostyréa est une autre planète, différente de Mourn). Il se souvenait qu'elle lui avait fait des avances, une fois, car à l'époque on parlait de lui comme l'élève le plus talentueux depuis plusieurs siècles. Mais désormais, avec son nouveau travail, sa réputation avait dégringolé, pour finir engloutie dans la fosse sceptique sociale.

Heureusement, personne n'arriverait à le reconnaître : il avait pris soin de mettre un masque à double face (très en vogue chez les mages, presque tout le monde en portait à la soirée), idée acceptée avec circonspection par Edward.

Plus loin, Synnaï reconnut d'autres personnes qui étaient importantes, et aussi de vraies connaissances, voire des amis : Karmeni Heinzenbald, Yllena Ybris, Momonoga Nao-Rhan, Solis le Juste, Targon Bendwill...

Il remarqua quelque chose qui l'enchanta. Ou plutôt, quelqu’un. Il se leva, se faufila entre les invités, trop occupés à leur conversation pour le remarquer, arriva dans l'autre salle où il posa la main sur l'épaule d'un des convives, s’adressant à lui en mournien :

— Continue à porter cette horrible veste en peau de Drugzo, et tu vas finir empaillé dans cette maison !

L'individu interpellé se retourna. Sa peau était basanée et ses yeux verts brillaient d'une vive intelligence. Son costume était des plus insolites : c'était une tunique taillée dans une sorte de peau de serpent, accompagnée d'un masque en forme de tête de caïman. Pourtant, le magicien l’aurait reconnu entre mille.

Archibald Parmini toisa Synnaï malicieusement, un sourire aux lèvres.

C'était son ami de longue date. D'humeur tout le temps badine, Archibald Parmini ne se laissait jamais abattre, trouvant toujours le bon mot pour détendre l'atmosphère. Soit dit en passant, il était un cuisinier hors-pair. Il fallait dire qu'il était né dans la même région mournienne que Synnaï, la Tyrminie; région réputée pour sa production de grandes variétés de légumes et ses spécialités culinaires inégalées, très prisés par la haute.

Ces deux jeunes gens avaient passé leur scolarité ensemble, à l'Académie Typhus, et avaient même été dans la même équipe au Tournoi des Rois Mages. Malheureusement, ils s'étaient perdus de vue pendant des années, leur seul moyen de communication restait la lettre. Mais depuis son entrée au lycée pour son nouveau travail, Synnaï n'avait pas pris le temps d'écrire à Archibald. Le voir aujourd'hui en pleine forme le remplissait d'une joie soudaine.

Le porteur du masque caïman répondit :

— Tiens, tiens... Mais dites-moi, monsieur, votre voix me dit quelque chose... Je vous connais ? D'après votre accent, vous devez descendre d'un taccnalar, non ? Même si je me demande comment vous avez fait pour en escalader un...

Synnaï pouffa, le serra dans ses bras un instant avant de s'écarter :

— Tu n'as pas changé, Archi ! Comment fais-tu pour sortir des blagues aussi... plates ?

— J'ai appris chez le meilleur ! il jeta un regard complice à Yannis. Mais que fais-tu ici ? Je croyais que tu abhorrais ce genre de fête...

— J'ai été invité par Edward. Les civilités... tu sais ce que c'est! confessa Yannis.

Puis il jeta un regard circulaire sur l'assemblée, et en faisant la moue, demanda à Archibald:

— Ne lui donne pas mon sentiment, mais j'ai l'impression qu'il y a des imposteurs qui se sont faufilés parmi les invités, non ?

— C'est sûr... Il y en a des tas, crois moi ! « Sale Teint » – Synnaï pouffa à cause du surnom que Archi donnait à son ami Edward – m'avait dit que ça arriverait, mais je ne pensais pas qu'il y en aurait autant…

— Ces "invités"... Ils sont là à cause d'un événement spécial ? lui demanda Yannis en observant la horde qui s'amusait gaiement.

— Sûrement, mais je ne sais pas lequel. Sale Teint ne m'a pas informé du pourquoi il organisait cette party. Un mariage ? (Synnaï secoua la tête.) Alors, hmm... Une naissance ? (Synnaï haussa les sourcils.) Oui, c'est vrai, c'est pas courant chez les skaldnjols... Donc, voilà, je ne sais pas.

Archibald haussa les épaules, et Synnaï resta perplexe.

— En effet, c'est étrange... Dis-moi, est ce qu'Éléanora est là ? Je ne l'ai pas aperçue...

— SYNNOU ! cria de joie une voix féminine.

— En parlant du loup... murmura Archibald, le sourire aux lèvres.

Les convives surpris par le cri, se tournèrent et s'écartèrent pour laisser apparaître une fille d'une vingtaine d'années, habillée d'une magnifique robe bleue et vaporeuse, les cheveux rouges rassemblés en queue de cheval, au visage sculpté comme celui d'une fée. Elle jeta un regard à la fois joyeux et malicieux à Synnaï, qui devinait qu'il allait probablement passer un sale quart d'heure, déglutit.

Il eut à peine le temps d'y penser que la jeune fille courant à toute allure vers lui, bousculant au passage les convives, sautait déjà à son cou. Un rire jaillit de sa gorge, son cristallin d'eau sur la roche, gagna comme par magie toute l'assemblée, hormis Synnaï. Lui contemplait Éléanora, sa meilleure amie d'enfance.

Une fois le calme revenu, elle lui parla d'une voix sûre et claire :

— C'est bon de te revoir ! Comment ça va depuis le temps ? À ce que je vois, tu ne te nourris pas bien, tu es tout maigre ! Et enlève ce masque, il est d'un banal. D'ailleurs, c'est quoi cette odeur qui te colle à la peau ? On dirait de la magie sauvage...

— Holà, va plus doucement ! Laisse-moi le temps de te regarder... Voilà, c'est bon ! Alors... Je suis tout aussi heureux de te revoir... Je me porte très bien... merci de ta sollicitude! Je mange ce que me donne ma mère, comme toujours, car, comme tu le sais, je vis encore chez elle... Ce masque me permet de passer inaperçu. Et pour finir, cette odeur me colle à la peau depuis que j'ai mangé un Autre.

N'importe qui resterait muet d'étonnement devant de telles réponses. Mais Éléanora, elle, éclata de rire, rire qui mystérieusement se propagea à nouveau parmi tous les convives.

— T'es toujours aussi drôle, Synnou !

— Je ne pense pas, et arrête de m'appeler comme ça, c'est gênant...

— Roooh, arrête, je sais que tu aimes ça ! Je-vois-ton-sou-riiiire !

Elle lui frotta la tête, comme une grande sœur à son petit frère, ce qui le fit grommeler. Mais derrière cette attitude infantile se cachait une personne rusée, méfiante et caractérielle.

Laissez-moi ouvrir cette parenthèse : Éléanora (Léna pour les intimes) est une amie d'enfance de notre jeune mage et d'Archibald. Leur première rencontre eut lieu le jour de la première rentrée à l'école maternelle de Typhus, en début d'hiver. À son arrivée, elle semblait timide et réservée, mais, au printemps, elle était éclatante comme un rayon de soleil. Depuis toujours, c'est une élève studieuse qui oscille entre l'excellence et le génie. Elle apprécie chaque personne qu'elle rencontre, et sait converser avec brio, comme si elle devinait exactement les préférences et centres d'intérêt de son interlocuteur. Et depuis toujours, elle apprécie tout particulièrement Synnaï, avec qui elle agit comme une amie très protectrice. Mais la vérité fut tout autre quand il commença à la prendre de haut ; bien que je réserve cette histoire pour plus tard, je vous assure que notre magicien l'avait très vite regretté.

Archi souriait, à les voir tous les deux réunis. D'un point de vue humain, on pourrait prendre ces trois magiciens pour des êtres anciens, surnaturels, aux motivations aussi insondables que les nuages d'accrétion stellaires.

En réalité, ils se voulaient encore très jeunes. Ils ne faisaient pas que jouer un rôle ; ils s'y plongeaient. Les délices de porter un masque ne se glissaient pas seulement lors de fêtes… Chacun d'entre eux se faisait passer pour un lycéen, un héritier de vieille famille et une étudiante en droit.

Parce que, bien qu'entourés de leurs semblables, ils se devaient de ne pas attirer l'attention sur eux ; on les prenaient pour de simples typhusiens de Cycle 2. Le monde des mages n'était qu'un enchevêtrement d'illusions, de complots et de demi-vérités.

Maintenant qu'ils étaient tous les trois réunis, l'équipe Red-Sight était presque au complet. Ne manquait-plus qu'Heinrich Korsakoff, disparu depuis cinquante ans... Synnaï repoussa la peine qui le prit de court lorsque cette pensée l'assaillit, et se replongea dans la conversation.

Les amis commencèrent à papoter énergiquement, leurs échanges étaient si rapides qu'ils étaient difficiles à comprendre, même en les écoutant attentivement. Mais en voyant les expressions heureuses défiler sur leurs visages, on se doutait bien qu'ils parlaient de leurs aventures récentes, de leurs découvertes et expériences saisissantes. "Leur manège" dura un long moment, Synnaï agitait ses mains dans tous les sens, Léna riait et tapait dans les siennes et Archi portait sans arrêt des toasts, en souriant d'un air malicieux et en racontant des blagues.

Derrière nos masques et nos visages, confondus par tant de secrets, nous ne sommes que des opportunistes. J'en suis un, pensa le magicien en regardant sa main, j'ai choisi de vivre cette vie. Je ne regretterais pas ce choix. Pas maintenant. Il frémit en regardant ces doigts… Non, ses doigts. Il s'en était convaincu. Il était lui-même. Le reste n'importait plus. Il chasse ses sombres élucubrations pour applaudir Archi qui jonglait avec des coupes de champagne sous le regard critique des convives qui les entouraient.

Ils furent interrompus par ces derniers qui se dirigeaient vers l'immense jardin du manoir (dissimulé par un sortilège d'illusion, qui ne laissait pas paraître sa taille réelle : celle d'un jardin public). Ils les suivirent. Une fois là-bas, ils virent des chaises installées face à une estrade sur lesquelles plusieurs convives s'asseyaient déjà. Ils prirent place à l'arrière, du fait de leur grande taille, et reprirent leur conversation en attendant. Tout à coup, Edward monta sur l'estrade, et tout le monde se tut:

— Bienvenue à tous, je vous remercie d'être présents ce soir ! Beaucoup d'entre vous, à ma grande peine, ne savent pas pourquoi j'ai organisé ces réjouissances, mais maintenant, les interrogations s'envolent telles des feuilles d'automne ! J'ai l'heureux honneur de vous annoncer que... Le Directeur de l'Académie Magique de l'Empire, Bartavius Lenistoler, est revenu de son voyage d’ambassadeur interstellaire d'il y a cinquante ans !

Il fit un signe à une personne derrière lui, resté dans l'ombre.

— Si vous le permettez, M. Le Directeur.

Synnaï reconnut immédiatement la silhouette du dirigeant de la plus prestigieuse académie de magie.

Son titre pourrait laisser croire qu'il s'agissait d'un homme vieux, à l'air sage, avec une barbe longue et blanche, habillé dans une robe de magicien colorée comme on en voit dans les films... mais non ! Cet homme-ci était bien différent : style assez gentleman, cheveux de jais, coupés courts, barbe de trois jours, visage taillé à la serpe, yeux gris, et nez très plat, comme un « grec ». Il portait un smoking noir, un pantalon en lin très chic, et des chaussures impeccablement cirées... La seule chose qui permettait de le voir comme un « magicien » était sa canne noire laquée, avec un pommeau en quartz magique pur, serti d'argent minutieusement sculptée.

Mais son apparence n’était pas ce qui le rendait spécial aux yeux du magicien ; il s’agissait aussi de son mentor, son premier maître… et la raison principale pour laquelle il avait quitté l’Académie Magique de l’Empire. Pour tout le monde, il s’agissait d’une querelle sur la nature ontologique de la magie qui avait mal tourné, mais Synnaï se souvenait très bien de ce fameux soir de printemps, d’une dispute sur un sujet qui remontait à bien plus loin qu’un simple travail académique.

Si son ancien maître l’avait éloigné, c’était pour se protéger lui. Ce mournien... Ce mournien de malheur était le pire dans son genre, manipulant les gens à des fins souvent funestes, et seulement pour ses propres intérêts.

Toujours dans l'ombre, le regard du directeur se fit perçant ; il balaya la foule d'un air méprisant, comme s'il contemplait une montagne de déchets, et quand son regard se posa sur Synnaï, celui-ci frissonna. Les yeux de l'homme s'étrécirent, puis il les ferma, s'avança un peu plus en baissant la tête, un air soucieux au visage. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il s'avança dans la lumière et contempla la foule, cette fois avec sympathie et contentement, eut un sourire en coin et d'une voix si insolite qu'elle prit de cours tous les invités, s'exprima avec une aisance unique en son genre, sa tonalité unique et son art d'orateur étant deux des nombreux atouts qui lui avaient permis d'obtenir son poste de directeur :

— Mes chers amis, je suis heureux de me retrouver ici parmi vous. Je remercie chaleureusement le Lord de cette maison, qui m'a gracieusement accordé la possibilité de participer à cette fête grandiose. Après tant d'années de voyage, d'aventures et de privations durant lesquelles j'ai rapporté de précieux trésors à l'Académie, j'ai pris une décision, fruit d'une mûre réflexion. Et j'ai fait le bon choix !

Synnaï ne pipait mot. Une décision, hein ? Je suis sûr qu'il va encore mettre sens dessus dessous le gouvernement avec ses déclarations ! Mais il sentait que son ancien maître allait dire quelque chose d'effrayant, voire d'apocalyptique.

— J'ai décidé de réintégrer Synnaï Hencherick à notre chère Académie du Typhus.

Apparemment, apocalypse n'était pas un mot assez grand pour qualifier l'effet des dires du directeur, car l’intéressé pâlit jusqu'à verdir, une moue plus qu'étonnée collée au visage, à l'instar de ses camarades assis à côté de lui. Ce fut encore pire quand Lenistoler le pointa de sa canne, nonchalant.

— Si l'interpellé veut bien venir sur scène...

Brusquement, tous les regards se tournèrent vers le génie déchu, qui vacilla. Il se leva, les jambes en coton, se traîna le long d'un chemin interminable, comme s'il s'avançait vers l'échafaud. Finalement, après cet étirement temporel quasi infini, il rejoignit le directeur sur les planches. Ce dernier lui posa la main sur l'épaule. Intérieurement, Synnaï vomit de dégoût, mais restait pétrifié, incapable de faire le moindre geste. Pendant que les applaudissements enthousiastes montaient en puissance, le directeur se pencha vers Synnaï et lui glissa à l'oreille :

— Attends-moi derrière, je dois d'abord m'occuper des autres invités...

Comme effacé, Synnaï acquiesça docilement, sans vraiment essayer de comprendre le but de la requête. Il se faufila derrière la scène et s'affaissa sur une chaise basse, blafard comme s'il avait reçu un coup de couteau bien rouillé. Avec un beaucoup de chance, il allait peut-être prendre le poste de laveur de carreaux. La mort ou la souffrance avait un goût bien plus doux que de subir les affres de Lenistoler.

Archi et Léna le rejoignirent, et le consolèrent de toutes leurs forces : ils n'avaient pas l'habitude de voir Synnaï dans un tel état de faiblesse. Il marmonnait dans sa barbe, récitant toutes les propriétés des formules élémentaires de Syphillius, pour se calmer, en se balançant d'avant en arrière. Ils étaient sûrement heureux de le voir revenir à l’endroit de leur jeunesse, un fils rebelle et prodigue à la fois. Synnaï ne leur avait jamais dit quel terrible secret l’Académie renfermait en son sein, l’ultime raison de son aversion pour cet endroit, et il ne leur dirait jamais parce que ce satané directeur lui avait fait promettre.

Une promesse ancienne, ineffable, de celles qui se gravaient dans les cœurs morts des étoiles. Le genre de promesses qui vous poussait encore et toujours à revenir vers sa source. Il avait seulement espéré que le retour serait très, très loin dans le futur.

Après quelques minutes, il se calma, puis remercia ses amis de leur sollicitude. Il se leva, et partit en quête d'une corde avec laquelle il pourrait se pendre, ou voir la tête de Edward soûl, qui avait toujours l'air d'être un mort-viv... sa pensée s'arrêta net quand il vit que son maître l'attendait déjà dans les coulisses.

— Laissez-moi deviner... Une projection holographique ?

— Tu as tout faux. Je suis le vrai Bartavius Lenistoler... Tu négliges ton entraînement, regardes-toi ! Tu n'as même pas différencié ma trace magique d'une simple copie...

— Je n'ai pas activé ma Sensation Supérieure ! Et je n'ai pas besoin de...

— Je ne veux pas entendre tes excuses, mais tes explications ! Où étais-tu ? Tu ne répondais pas à mes lettres, et tu as même effacé toute activité magique ! C'est indigne d'un mage de ton rang ! Approche toi un peu...

Synnaï s'exécuta. Brusquement, son maître l'arrêta de sa canne en la plantant dans son épaule, les narines retroussées.

— Tu pues la magie sauvage... N'as-tu donc pas compris comment utiliser ton Don ?

— Je n'en ai pas eu l'occasion...

— Menteur ! persifla-t-il. Ce n'est pas l'odeur de ta magie, mais celle d'un autre... Qui est-il et où est-il ?

— Vous... Vous arrivez à différencier les odeurs magiques des gens ?

— Bien sûr ! déclara le directeur d'un ton dédaigneux. Un mage de mon acabit sait parfaitement sélectionner tel ou tel arôme. Avec de l'entraînement, tu y arriverais si tu n'étais pas aussi fainéant...

— Je ne suis pas un chien de chasse... marmonna Yannis.

— Je te demande pardon ?

— Rien...

Le directeur soupira, puis passa sa main dans ses cheveux bien coiffés. Il détestait apparemment cette coiffure, car il entreprit frénétiquement de la déstructurer minutieusement. Après un rapide examen dans un miroir sur un mur, il se tourna vers Synnaï avec un regard qui ne lui ressemblait pas, le genre de regard que lance un père à son fils qui a fait une petite bêtise, et qui lui a déjà été à demi-pardonnée. Il s'approcha de lui, lui posa la main sur l'épaule, ce qui tétanisa Synnaï.

Une sensation, comme un courant électrique, lui traversa la colonne vertébrale. Une malédiction ! Mais pourquoi ? L'instant suivant, Synnaï sentit une douleur fulgurante lui percer le visage, comme un ver de métal farfouillant sous sa peau, chauffé à blanc. Il tomba au sol, incapable de hurler sous l'emprise de la magie dévorante. Il aurait voulu se l'arracher avec les ongles, mais restait tétanisé. Une marque formée de lignes carmin s'incrusta sur son visage. Le directeur agita la main, comme s'il voulait chasser un mouche et dit d'un ton las :

— C'est un petit cadeau que je t'offre ; il témoigne de ton engagement à suivre le chemin que je t’ai tracé, jusqu'à la fin de ta mission: tu recevras tes ordres en temps voulu.

Le magicien à la gloire passée continuait de se tortiller sur le sol, comme une fourmi sous une loupe en plein soleil. Bartavius soupira une nouvelle fois, et prit un ton paternel :

— Si seulement tu pouvais comprendre... Je ne fais ça que pour ton bien, pour notre bien. Ah oui ! Je te laisse ceci.

Il lui jeta un parchemin d'un geste ennuyé.

— Ouvre-le quand tu auras fini ton manège.

Pendant quelques instants le directeur observa Synnaï d'un air de scientifique en pleine expérience, haussa les épaules et entreprit d'aller à la rencontre de personnes ayant une conversation plus aisée, avec lesquelles il avait entretenu des relations plus... saines.

Toujours en gémissant de douleur, Synnaï entreprit de gravir les escaliers à la recherche de toilettes. Une fois arrivé à destination, il vomit tout le contenu de son estomac (ce qui n'était pas grand-chose). Une fois l'opération terminée, il se leva, s'essuya la bouche avec un mouchoir et se contempla dans le miroir. Sur son visage, de son point de vue déjà pas très harmonieux, se trouvait une marque rouge, couvrant la moitié de sa joue, un peu de son menton et de son front. Il essaya de la toucher, mais la chair à vif lui faisait toujours mal. Il se mit tant bien que mal de l'eau sur le visage, prenant soin de ne pas frotter trop fort. Il évitait de lancer un sort pour soulager sa douleur, de peur que la marque réagisse. Et puis, la douleur physique aidait à oublier l’autre douleur, plus profonde.

La sensation de brûlure disparue, il se mit à examiner le parchemin attentivement : c'était un manuscrit sale et plein de taches d'encre, qui sentait... l'alcool et le tabac froid. Il en étudia l'écriture et remarqua que, bien que la calligraphie était remarquable, les termes étaient plus qu'étranges. La façon dont écrivait son mystérieux auteur était claire, nette et précise. Il allait droit au but, était concis et terriblement logique. Le manuscrit, intitulé « je recrute » était en fait un espèce de tract vantant les mérites du merveilleux inspecteur... Ulgon Gap.

À ce moment-là, « Yannis » écrasa sa main sur son visage, et Synnaï la retira immédiatement en poussant un cri de douleur. Il était consterné ; Certes, il trouvait qu'Ugo était farfelu, voire fou (déjà qu'il le trouvait malpoli par certains moments, indécent par d'autres, il comprenait l'origine de ses mœurs désormais !), mais jamais, au grand jamais, il n'aurait cru qu'Ugo soit un hurluberlu doublé d'un abominable… Il interrompit sa pensée et relut la lettre plusieurs fois, lui lança quelques sorts de détection afin de s'assurer qu'il n'y ait pas de pièges grossiers, au cas où Ugo serait un farfadet ou un lutin (vu sa taille, ça ne l'étonnerait pas). Après quelques minutes de réflexion, il décida de se rendre à l'adresse stipulée à la fin du message ; après tout, ce n’était pas tous les jours qu’un humain lance une annonce chez les mages. Il rangea le parchemin dans sa poche, et, sans prendre le temps de prévenir ses amis, il ouvrit un portail en pensant fort à sa destination et s'y engouffra.

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