Chapitre 9 - Qu'y-a-t-il derrière la porte?
*Mage
C'est à moi, on dirait. Bien.
On va donc faire un petit saut dans le temps, quatre mille ans avant l'avènement de l'humanité. Nous sommes en Tyrminie, sur Mourn, en l'an de grâce 259 après le réveil de Nazarus (un prophète, comme sur Terre). La Tyrminie était à l'époque une petite contrée hors du joug de l'Empire. Une famille de petits fermiers, les Blake, vivait là et cultivait de délicieux légumes profitant du climat favorable de la Tyrminie. Cette famille vivait bien, malgré une malédiction planant sur elle depuis des générations : chaque couple ne pouvait concevoir qu'un seul enfant.
Ce serait l'origine de la fameuse loi humaine de l'enfant unique en Chine ?
Non ? Autant pour moi...
Cela aurait pu être drôle de voir que les mages laissent quand même des traces sur votre monde.
Reprenons : cette famille, bien confortablement installée en Tyrminie, était malheureuse, car elle n'avait qu'une seule fille, Laura. Bien que jolie et très gentille, cette petite n'avait aucun enfant avec qui s'amuser, à cause d'un don terrible : celui de ressusciter les morts. Chaque fois qu'elle touchait un cadavre, il se remettait à bouger, parler, et même se souvenait de son passé de vivant. Et ce pouvoir qui effrayait tous les enfants autour d'elle l'empêchait de nouer des amitiés. Elle réclama à ses parents un petit frère, pour avoir de la compagnie.
Comprenant sa demande, ils tentèrent d'y pourvoir. Ils consultèrent médecins, savants, sorciers... Mais aucun ne put lever la malédiction des Blake. Les parents s'apprêtèrent à abandonner quand un mage étrange vint leur rendre visite (je fais bien le conteur, n'est-ce pas, cher auteur ?). Son visage était caché par un masque gravé de la rune שׂ, témoignant de son origine lointaine. Il proposa au père et à la mère Blake de lever leur malédiction en échange de quelque chose qui leur était précieux. Les parents acceptèrent le marché. C'est là que les ennuis commencèrent : Le mage prépara un rituel venu du fond des âges, et incanta dans une langue oubliée, tordue, morbide.
C'est là qu'Il surgit, fumée noire informe et vorace, ne voulant que les ténèbres dans ce monde. Le mage lui ordonna de lever la malédiction, ce qu'Il accepta. Il s'avança vers Laura, et malgré ses cris de détresse et ses supplications, Il but son âme et son pouvoir, ses parents ne firent aucun geste pour l'arrêter, de peur que le mage ne lâche cette chose immonde sur eux. Une fois repu, Il entreprit de créer quelque chose au don plus puissant, plus sombre et plus chaotique que celui de Laura : un être surgit du néant, comme vomi par la gueule des ténèbres, et Il s'enfuit en ricanant. Le mage s'inclina devant la famille médusée, leur lança un sort d'oubli pour effacer le souvenir de leur fille, et partit vers d'autres familles qui auraient besoin de ses... services.
C'est là que tu interviens, non ? Tu es apparemment né de cette chose, qui n'a pas de nom et qui ne fait partie d'aucun monde. C'est pour ça que tu te détestes : tu es né de rien, à partir de quelque chose qui a été arrachée injustement à quelqu'un de bon. Cesse donc de prendre un air aussi grave ! Tu es quelqu'un de fantastique ! Ce ne sont pas les origines qui comptent, mais la manière dont on les voit et comment on peut vivre avec ! Quoi, c'est quoi cet air ? Rappelle-toi de ce philosophe optimiste : tu sais où souffle le vent ? Vers demain !
Hum hum, excusez ce cher auteur, il déborde un peu...
Pour rendre cela plus clair, je suis né de la mort de Laura, et ses parents me prirent pour leur propre enfant. Ils m'élevèrent avec tout l'amour qu'ils avaient autrefois prodigué à leur fille. Et je grandis donc sous la tutelle de deux parents pour qui la magie n'avaient pas ou peu d'utilité. Malheureusement pour eux, j'avais des prédispositions plus que spectaculaires pour cette pratique : j'étais capable de faire léviter des vaches sans les toucher, d'allumer des incendies en éternuant, et même créer des micro-climats ! Apeurés, "mes" parents décidèrent d'aller voir le chef de leur village pour régler ce problème. Celui-ci leur proposa de m'envoyer là où personne n'osait mettre les pieds, hormis les voyageurs aguerris, les fous et les percepteurs d'impôts, aux confins de l'Empire : à l'Académie du Typhus, le plus grand centre de formation et de recherche en magie au monde.
Mes parents "m'aimaient", et ne voulaient pas me laisser partir. Mais la loi était formelle : chaque enfant qui avait des prédispositions pour la magie, sans être répertorié comme tel avait pour obligation d'être placé dans une école spécialisée. Ils parvinrent à me cacher des autorités, jusqu'au jour où un mage-chercheur et sa garde rapprochée vinrent au village, en quête d'herbes spéciales qu'on ne trouvait qu'aux abords du fleuve, les resinemloff, qui servaient dans certains rituels obscurs connus seulement de la population paysane. À leur arrivée, tous les villageois se précipitèrent hors de chez eux pour les voir passer. Lorsque qu'à mon tour je les aperçus, je demandais à ma "mère" :
— Dis maman, qui sont ces gens-là ? Je ne les ai jamais vus ici !
— Ce sont juste des visiteurs, rien de plus, répondit-elle précipitamment.
Je la vis jeter un regard apeuré à l'homme en tête du cortège qui, vêtu d'une armure lourde, une épée pendue à la ceinture, beuglait :
— Faites place, faites place, bande de Mange-Boue ! Laissez passez notre illustre mage, le grand Sharivari ! Ne les regardez pas, Seigneur... Ces gueux ne méritent même pas que vous posiez votre regard sur eux... Monseigneur !
Le même interpella un jeune homme habillé en longue robe et affublé d'un long chapeau pointu, qui s'approchait de l'attroupement des villageois, droit vers une petite fille qui pleurait de tout son soûl : elle venait de tomber du tonneau sur lequel elle était montée pour apercevoir la troupe de Sharivari. La petite avait un hématome qui s'élargissait et enflait son genou. Sharivari se pencha vers elle, ce qui effraya la fillette : elle tenta alors de fuir, mais ses jambes la trahirent.
C'est alors que le mage lui adressa un sourire, apposa ses mains sur la blessure et murmura. Une lumière éclatante jaillit de ses mains, la petite écarquilla ses yeux et cria d'étonnement. Tous ceux qui étaient là purent constater : son hématome avait disparu, découvrant une zone blanche, comme neuve, contrastant avec la crasse du reste de sa peau. Je regardais ce miracle avec une envie vorace de faire de même. Je continuais de regarder le mage qui souriait à la petite, quand j'entendis son garde du corps lancer d'une voix forte :
— Voyez la miséricorde de notre seigneur mage Sharivari ! Lui et à ses compagnons ont su stopper le conflit qui opposait Notre Empire au Royaume Millonérien ! Il a, à lui seul, sauvé la Capitale de la Lumière de l'épidémie de la Main Rouge ! Alors, offrez-lui le respect qui lui est dû !
— C'est bon, Lorkan, dit le mage en soupirant. Tu n'es pas obligé d'en faire autant. Ils sont juste étonnés de voir quelqu'un comme moi rôder par ici.
— Mais, monseigneur, ces porcs ne méritent pas votre magie !
— Laisse cela de côté, veux-tu ? Tu sais pourquoi mon ordre a été créé, n'est-ce-pas Lorkan ?
Le dénommé Lorkan ouvrit la bouche, comme pour protester, puis la referma et acquiesça à contrecœur. Il se mit au garde à vous, donna des ordres à ses hommes dans la langue du Cœur de l'Armée (langue cryptée des soldats de la Capitale), et ceux-ci s'exécutèrent, puis Lorkan se dirigea vers la maison de l'intendant du village. Caché derrière un tonneau, je n'avais qu'une envie : demander au mage Sharivari comment il avait accompli ce "miracle". Est-il "comme" moi ? pensais-je à ce moment-là. Je m'approchais de l'érudit et lui tirais sa robe :
— Bonjour Monsieur ! S'il vous plaît, pouvez-vous me dire comment vous avez fait pour guérir Illayne, s'il vous plaît, monsieur ! Merci, monsieur !
Le mage se tourna vers moi, et son visage calme fut un instant traversé par un éclair d'étonnement. Mais il se ressaisit aussi vite, s'agenouilla, un sourire aux lèvres. Il plongea son regard vert feuille dans le mien et prononça d'une voix douce :
— Dis-moi, mon garçon, comment t'appelles-tu ?
— Synnaï, monsieur !
— Eh bien, Synnaï, es-tu conscient de ce que tu me demandes ?
Je baissais la tête, plongé dans mes pensées ; je regardais ses mains couvertes de boue, souhaitant qu'elles s'illuminent à leur tour. Je fis une moue dépitée, puis relevais la tête, indécis :
— Je... Je ne sais pas, monsieur...
Sharivari rit de bon cœur, et il me frotta la tête, puis brusquement retira sa main, comme s'il avait prit une décharge électrique. Il regarda successivement sa main et ma tête à plusieurs reprises. Il plissa les yeux en me regardant, ce qui m'intrigua beaucoup. Puis, il redevint calme, laissant sa main tomber le long de son corps, et la cacha dans les plis de sa robe. Il me jaugea du regard puis haussa les épaules. Il se retourna pour rejoindre Lorkan, et s'arrêta au bout de quelques pas et d'un ton dégagé :
— Tu sais, Synnaï, tu pourrais peut-être faire la même chose que moi... Tu n'as qu'à prononcer cette formule : Gamelaria Sinoreban. Ainsi, tu verras si le résultat est le même que celui dont tu as a été témoin.
Puis il se remit en marche vers l'intendance, sous les regards et les saluts respectueux des villageois. Je me demandais ce que voulait dire ces mots qui sonnaient étrangement à mes oreilles. J'entrepris de les répéter dans ma tête, mais plus je le faisais, moins je les comprenais. J'étais frustré de ne pouvoir m'en servir immédiatement, comme si les mots, tel un rideau de fumée, étaient devenus incompréhensibles, insaisissables. Furieux, je frappais son pied contre un pieu jusqu'à le faire vibrer. La douleur fit naître en moi une rage sans pareil, mais je la contint tant bien que mal : mon pouvoir eut pu réagir sous le coup de l'émotion, comme cela m'était déjà arrivé à plusieurs reprises auparavant... Je calmais ma respiration, des fourmis dans les doigts, puis me forçais à sourire malgré la douleur qui me déchirait le crâne, sous l'effet de la magie qui tentait de faire céder ma Porte. Cette fois, je n'avais pas le droit à l'erreur, je ne pouvais me laisser déborder. Je me concentrais non pas sur le sens des mots, mais sur les mots eux-mêmes.
Au lieu d'essayer de comprendre, j'épousais le mystère qu'éventait ces mots. Petit à petit, je les senti, les touchai, les goûtais... Je devenais ces mots, et dans tout mon être, je me "dis" ; alors je m'ouvris à ceux-ci, comme on ouvre un barrage pour laisser passer l'eau, et une gigantesque vague d'énergie déferla, brûlant tout mon "moi". Je grognais, la peau fumante sous l'effet de l'énergie titanesque qui se déversait dans mon corps. Comme sous l'effet d'une brise légère, mes cheveux s'agitaient sur sa tête alors que des arcs électriques crépitaient sur toute la surface de ma peau.
Tout à coup, une faille se dessina dans l'air, comme si on avait déchiré le tissu du monde. Un ronflement sourd surgit des entrailles de la Terre, suivi d'un gémissement monstrueux qui s'amplifia. Tout à coup, la faille s'élargit en un trou sombre, si sombre qu'il semblait aspirer la lumière. Du fond de ces ténèbres insatiables, retentit un rire si glacé qu'il gela mon cœur. Un rire sournois et victorieux, comme après une longue attente... Un rire crissant comme du métal sur de la pierre...
C'est ainsi que les ennuis commencèrent…
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