Chapitre 10 – Quand nous étions toujours sous terre…
Devant le trou sombre semblant forer la réalité, je me campe sur mes positions. Je crois entendre un rire retentir à l'instant où j'avais prononcé la formule que Sharivari m'a donnée, mais peu importe : les formes kaléidoscopiques du portail me fascinent. J'ai très envie de rentrer à l'intérieur ; je regarde à droite, puis à gauche, mais il n'y a personne. Sans me soucier de ce que je que pouvais y trouver, ou pire, y croiser, je pénètre dans le vortex. Un bruit monstrueux retentit, et le trou se referme derrière moi.
À l'intérieur, il n'y a rien : pas vraiment de plafond, ni de murs, juste un sol lisse et incolore. L'air est respirable, mais il y a un léger relent de renfermé. Aucun son, ni souffle d'air, mais une présence m'observe, c'est certain. Je marche entre des ombres, le sang des étoiles coule sous mes pieds. Je marche entre des ombres, leurs mains suppliantes se tendent vers moi. Je marche entre des ombres, je me perds, je me retrouve, je hurle de joie, je ris de tristesse. Ma volonté s'étiole peu à peu à mesure que je me déplace selon un sentier hasardeux. C'est alors que je la vois.
Elle surgit du décor, tache de blanc sur fond noir, ses cheveux argentés ruisselant comme un fleuve lunaire sur ses épaules menues. Elle porte une robe simple d'un blanc pur. Les mains derrière son dos, se balançant sur ses pieds, son sourire témoigne de sa joie profonde ; pourtant je sens qu'elle n'a rien à faire ici.
— Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? dis-je d'une voix teintée de peur.
Elle ne me répond pas, mais continue de sourire et plonger son regard pourpre dans le mien. Je me sens malade, je n'aime pas cet endroit ; vraiment pas. Je me retourne pour rebrousser chemin et l'éviter, mais elle se retrouve devant moi. En jetant un coup d'œil derrière mon épaule, elle s'y trouve encore. Je déglutis et prends mon courage à deux mains et je lui demande :
— Qu'est-ce tu veux ?
— ...
— Quoi, t'es muette ? (Je commence à m'énerver) Écoute, je veux sortir d'ici. Si tu connais la sortie, montre-la moi !
Elle sourit de plus belle et je fais de même. Son sourire, contrairement au mien, est amical : il invite. Elle me tend la main, me demande sans mot dire de la prendre. J'obéis ; c'est la première fois que je tiens la main d'une fille. C'est doux, c'est chaud, c'est agréable, comme un bon bain, les soirs d'été dans le lac de Linok. Je ne me suis jamais senti à ma place, mais là je me sens bien, comme si j'étais... complet. J'en frissonne d'extase ; j'ai peur que, si je la lâche, mon âme se déchirerait.
J'ai envie de la serrer dans mes bras, de caresser ses cheveux, de sentir son odeur. C'est plus fort que moi. Je me rappelle que les jeunes de mon village plus âgés que moi parlaient de leur première fois avec une fille en s’esclaffent de « graisser les rouages » ou « réveiller la bête ». Avant, je comprenais pas ce qu'il voulaient dire, mais maintenant j'avais l'impression qu'une bête était en train de me cisailler l'esprit, de s'attacher à mon cerveau pour y murmurer de sombres pensées. La bête grognait de plaisir tandis que je serrais sa main, que je la regardais me sourire, son si beau sourire qui aurait dû m'appartenir. Pour la première fois de ma vie, je me suis dis que j'étais amoureux.
C'est alors que je me rends compte que si je m'en vais, elle ne sera plus là. Je me sens nauséeux et apathique à l'idée qu'elle me laisse seul dans ce monde qui est le mien et qui n'est pas le mien. Alors je serre sa main plus fort, et elle tourne la tête vers moi : elle a l'air inquiète, ce que je ne veux pas. Je souris, mais elle ne sourit plus. Non non non ! Je la serre dans mes bras, de toutes mes forces. Je ne veux pas la perdre, pas maintenant.
Mais, petit à petit, elle s'efface, se désintégrant en centaines de milliers de particules lumineuses. Je pleure encore et encore, je la supplie de rester. Je hurle de toutes mes forces :
— Dis-moi au moins ton nom !
Avant de disparaître, elle me sourit doucement, avec tristesse, cette fois. Elle se penche vers moi et me vole ce que je n'aurais jamais donné de mon propre gré ; mais à elle, je donnerais tout... Elle me contemple, me magnifie. Son regard est si brûlant que j'accueille cette souffrance avec délice. Puis, ses lèvres s'ouvrent et disent ces mots d'ascendance presque divine :
— Moi, Laura Blake, sur mes mots, ma magie et mon âme, jure de te suivre jusqu'à ce que ton Nom soit révélé... Mais avant que cela n'arrive, tu devras m'oublier et oublier tout ce que tu as vu ici... Adieu, Mage.
Elle disparaît, dans une explosion si violente qu'elle me projette hors du temps et de l'espace.
Sur le sol du jardin de l'Académie, un enfant pleurait.
* * *
Voilà.
Vous avez un épisode de l'histoire de Synnaï avant qu'il ne devienne « Yannis ». Peut-être vous donnerais-je d'autres anecdotes ? Allez savoir...
Mais à présent, nous allons reprendre là où s'était arrêtée notre histoire : là où l'épopée de la Ferroul Squad a réellement commencé.
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