Chapitre 7 - La flamme n'est guère loin du feu
Le lundi matin, Yannis se leva sans crampes, sans fatigue. Il avait si bien dormi qu'il s'était levé exactement deux minutes avant la sonnerie de son réveil. Il quitta alors son lit, descendit dans la cuisine et prit son petit-déjeuner. Une fois terminé, il alla se brosser les dents, s'habiller, attraper son sac, son vélo puis partit pour le lycée.
Aucun nuage ne flânait à l'horizon, le soleil était tangerine ce matin-là. Pas un souffle de vent, l'air était frais. Yannis se dit que cette journée serait une excellente journée. Il redoubla donc d'efforts pour pédaler le long de la route sinueuse et défoncée qui menait jusqu'au lycée. Étrangement, aucune voiture ne croisa sa route. C'est pourtant un jour d'école... Il n'y prêta guère attention, et se concentra sur la route.
Arrivé près de l'entrée du lycée, il distingua ses amis en train de bavarder, près du portail qui attendait d'être ouvert. Il leur fit un signe de la main, les rejoignit et leur dit :
— Alors, comment ça va, les gars ? Le week-end s'est bien passé ?
— Ouais, c'était trop cool ! répondit Ugo, enjoué : J'ai réussi à battre Ludwig avec Little Mac, il s'est fait rétamer !
— Tu rigoles, rétorqua Ludwig. Je vous ai tous buté en deux secondes. Je jouais Pit Maléfique !
— Ouais c'est ça, lança Edward. On parlera pas du fait que vous avez tous perdu contre moi avec Lucario !
Ils continuèrent à débattre sur la partie de ce week-end, pendant que Yannis les écoutait distraitement. Ils marchèrent jusqu'en cours de physique-chimie, puis rentrèrent dans la salle de classe. La prof les accueillit paresseusement, et ils s'installèrent sur leurs chaises.
Remarquant enfin qu'Hadrian était absent, Yannis leur demanda où il était.
— Il est malade, lui répondit Edward avec un air absent.
— Super, ça nous fera des vacances, soupira Ludwig d'un air las.
— Ça, c'est méchant, dit Ugo avec un sourire en coin et un ton moqueur.
Haussant les épaules, Yannis se tourna vers le tableau. Celui-ci était couvert de formules de relativité restreinte. Son regard se posa sur elles, et son cerveau s'éparpilla sur des centaines d'idées. Il se prit la tête entre ses mains et lâcha un cri de douleur. La prof et la classe se tournèrent brusquement. Mme Créabat demanda :
— Tout va bien, Yannis !?
— Je... Je vais bien, j'ai juste envie de vomir...
— Eh bien, dit la prof en soupirant, Va à l'infirmerie... Qui veut l'accompagner ?
— Moi, madame !
Une élève leva la main ; elle avait de longs cheveux bouclés, des incisives qui dépassaient et portait des lunettes.
— Très bien, tu peux l'accompagner Élisabeth. Ne tarde pas trop !
— Bien sûr, dit-elle en se levant et en s'approchant de la porte de sortie, suivie par Yannis. Je reviendrais le plus vite possible...
Ils sortirent de la salle de classe, et se dirigèrent vers l'escalier menant au rez-de-chaussée. En descendant les marches, Yannis sentit une odeur atroce, semblable à celle d'un œuf pourri. L'odeur était si forte qu'il vacilla, au point de s'appuyer contre un mur, pantelant et haletant de toutes ses forces pour expulser cet air vicié de ses poumons. Au même moment, Élisabeth s'arrêta net dans l'escalier. Yannis leva les yeux vers sa camarade, et elle dit d'une voix traînante et méprisante, sans se retourner :
— Tu ne pouvais pas t'en empêcher, hein ? Tu aurais pu tout oublier, laisser les choses passer telles qu'elles sont. Le plan que j'avais fomenté durant des centaines de millénaires se serait alors déroulé à la perfection. Sais-tu combien de magie et de pions ai-je dépensé ? Non, bien sûr que non... Tu es maintenant trop jeune pour comprendre…
La nausée de Yannis s'accentua. Cette intonation, cette voix... Elle provoquait en lui un sentiment de peur primale, de dégoût absolu ! Comme si il la connaissait depuis longtemps, mais qu'il refusait de s'en souvenir. Il se posait des myriades de questions : des centaines de millénaires ? Un plan ? De la magie et des... pions ?
Il n'arrivait pas à réfléchir clairement, parce que son cerveau lui envoyait des images étranges ; des formes brumeuses et indistinctes. Il trembla de tous ses membres, tentant d'ouvrir la bouche pour crier. Mais tout ce qui en sortit ne fut que grognements incompréhensibles. Élisabeth ricana et se tourna vers lui, le regard flamboyant d'une haine si intense qu'elle en était presque palpable. Elle eut un sourire charmant, mais derrière se terrait une bête qui ne tarderait pas à déchaîner sa cruauté.
— Mais toi, toi ! dit-elle comme si elle s’adressait à quelqu’un d’autre. Tu fourres toujours ton nez dans les affaires des autres. Tu ne peux pas t'empêcher de comprendre ce qu'ils pensent, et d'avoir un train d'avance sur eux. Mais maintenant, c'est moi qui ai de l'avance. Et je crois que ce qui va suivre ne va pas te plaire...
L'odeur d'œuf pourri s'intensifia, pour disparaître complètement. Une lueur duveteuse se forma autour d'Élisabeth, et des lignes lumineuses se dessinèrent à ses pieds formant des figures complexes. Soudain, les symboles s'étirèrent sur le sol, jusqu'à atteindre Yannis, qui essayait de les chasser. Néanmoins trop affaibli pour faire quoi que ce soit, les inscriptions lumineuses l'entourèrent lentement tels des serpents. Élisabeth, le regard fou, riait. Elle reprit contenance, puis dit à Yannis avec jubilation :
— Je vais t'envoyer dans un endroit très, très particulier ! J'espère qu'il te conviendra... Ce n'est pas notre terre natale pour rien... Bon voyage, confrère ! Ha ha ha ha ha !
Désespéré, Yannis tendit sa main vers Élisabeth, comme si la toucher lui permettrait de la faire taire, elle et son horrible rire. Mais la lumière s'intensifia et le recouvrit complètement.
Il disparut dans un éclair aveuglant.
* * *
Cela faisait déjà une heure qu'il essayait de tracer son cercle alchimique , mais manifestement les runes ne convenaient pas. Il devait y avoir une petite bévue par-ci, un mauvais calcul par-là, car rien ne fonctionnait. Le petit homme qui tournait autour d'un cercle gravé dans le sol, rempli de formes étranges était plus que stressé. La sueur perlait sur son front et il trépignait, excédé.
Archibald Parmini étudiait l'alchimie depuis plus de 700 ans. Il l'avait même étudiée avec de célèbres chercheurs, élèves mages du légendaire Nicholas Flamel (qui n'était pas seulement une légende). Mais cet art secret et complexe était souvent jalousement gardé par ceux dont c'était le métier ; car l'alchimie permettait, entre autres, à un mage de stocker des formules magiques dans des objets solides ou dans des liquides. C'était plus rapide que d'incanter un sortilège, surtout quand on en avait besoin maintenant.
Il avait passé toute la journée à créer un sortilège de protection adéquate. Après être parti de la fête, il avait voulu retourner en Tyrminie, sur Mourn. Pour cela, il devait passer par l'entrée des visiteurs, car il ne possédait pas un vortex sur mesure comme Synnaï. Mais il était retourné dans sa maison sur Terre avant son départ, où Éléanora l'avait quitté il y a peu, pour prendre le Portail Public. Lui, il avait préféré de placer un sort d'Impassibilité Exhaustive sur la maison de vacances de son groupe d'amis : ils avaient eu des problèmes avec la municipalité à propos du jardin mal entretenu ou des grincements de leur maison. Ce sort permettrait donc d'éloigner les gêneurs sans les tuer, en plaçant une barrière qui jetterait des sorts d'oubli à ceux qui la traverseraient.
Seulement, pour lancer un sort durable, il fallait de l'alchimie et de l'enchantement, deux formes de magie qu'il ne maîtrisait guère. Il aurait pu demander à Éléanora, mais celle-ci était maintenant injoignable. Il soupira, et se remit au travail.
Tout à coup, il entendit une chaise se renverser.
Il se retourna d'un coup, les mains entourées de flammes bleues. Il lâcha un soupir de soulagement, car ce qui avait renversé sa chaise n'était pas un intrus : c'était un Tarasque immature.
Cette créature, plus grosse qu'un rhinocéros, avait une tête mi-lion, mi-humaine, au pelage roux, des pattes de tigre délavées, une queue de lézard et une carapace de tortue sertie de piquants, ébréchés et cassés pour la plupart. Archibald l'avait recueilli quelques décennies auparavant, sans se demander pourquoi il l'avait adopté. Il lui avait même donné un nom : Ghaby. C'était, malgré son apparence que l'on qualifierait de repoussante, une créature douce et joueuse, qui s'était attachée à lui.
Elle s'approcha d'Archibald, qui éteignit ses flammes, ses pics rentrèrent dans sa carapace dans un claquement sec et se retourna sur son dos. Conscient que Ghaby arriverait à se retourner, Archibald caressa son ventre au pelage doux et flamboyant, ce qui fit ronronner la bête. Le magicien se plongea dans ses pensées.
Il pensait bien sûr à Synnaï, pour qui il avait une immense affection. Il l'admirait, l'adulait même. Chaque fois qu'il le voyait, il se sentait si petit, si fragile. Mais jamais il n'avait vu Synnaï dans un tel état de faiblesse ; pour lui, il était une montagne de volonté, de pouvoir. Archibald n'avait jamais voulu admettre que son ami était moins jeune que lui et pourtant bien plus talentueux. Pourtant, il ressentait une colère sourde envers Synnaï, comme s'il lui en voulait de céder à la panique. Après tout, ce dernier allait retourner à l'Académie, auprès de ses vrais amis, pas de ces saletés d'humains qu'il sauvait chaque jour sans qu'ils n'expriment l'ombre d'une gratitude. Mais il chassa cette pensée. Synnaï faisait son devoir, comme Archibald, envers une communauté. Il était juste déçu de voir que son ami ne se réjouissait pas de sa réinsertion dans l'Académie.
Soudain, il entendit la porte grincer. Il arrêta brusquement de gratter le ventre de Ghaby, qui remarqua aussitôt le changement d'humeur de son maître, et se retourna pour se camper sur ses positions.
Brave bête.
Archibald arma ses bras de sorts de feu, comme un pistolet chargé. Il s'approcha de l'entrée à pas de loup, pour éviter de se faire repérer. Il atteignit la porte, et l'ouvrit.
De l'autre côté, il y avait un homme encapé qui l'attendait, droit comme un piquet. Archibald relâcha ses flammes, mais pas sa concentration. Il lança au nouveau venu :
— Qu'est-ce que vous faites ici ? C'est une propriété privée, monsieur, et je vous prie de partir, ou j'appelle la police !
L'individu ne répondit pas, mais se tendit. Archibald n'eut même pas le temps de réagir que l'homme se jetait sur lui, une dague argentée à la main.
Archibald hurla, et la magie jaillit de son corps tel un volcan. Une vague de feu engloutit l'homme. Il ne resta plus que ses jambes, coupées net et carbonisées. Archibald repoussa le reste du corps sans vie. L'homme était-il seul ?
Il vaudrait mieux, sinon je ne tiendrais pas longtemps !
Par chance, la Nature d'Archibald lui permettait de manipuler le feu. Mais il ne pouvait pas en produire à partir de rien, sauf s’il prenait la chaleur de son corps. Il était maintenant frigorifié, comme il avait passé une journée dehors, en saison d'hiver. Il essaya de reprendre son souffle, mais vit que quelque chose s'approcher de sa maison. Quelque chose d'énorme.
La chose avait l'apparence d'un reptile massif, bipède, qui courait de si violemment qu'il arrachait tout sur son passage. Ses écailles, ternes et grises, contrastaient avec le joyau luisant incrusté sur son front. Elle avançait vite, utilisant ses ailes comme seconde paire de pattes quand soudain, la créature ouvrit ses ailes, toujours en mouvement, et s'envola en provoquant une rafale de vent. Elle projeta une ombre menaçante sur la maison de Archibald. Arrivant au-dessus de lui, le monstre rugit, si fort qu'il fit trembler le sol. Puis, Archibald entendit un renâclement qui n'annonçait rien de bon, et se jeta sous une table de pique-nique en pierre. Il fit bien : une gerbe de flammes, accompagnée d'un coup de canon, jaillit de la gueule du monstre, recouvrant la table, empêchant Archibald de s'enfuir.
Il n'avait plus le choix, il devait faire appel aux services spéciaux. Il composa le numéro spécial et appela. On décrocha assitôt à l'autre bout du fil :
— Bonjour monsieur, comment puis-je vous aider ? dit une voix ensommeillée
— J'ai besoin d'une Téléportation Express ! cria Archibald tendit qu'une nouvelle vague de flammes engloutissait les alentours, projetant des gouttes de feu liquide autour de lui, manquant de peu de le brûler.
— Impossible.
— Quoi ?
Archibald n'en croyait pas ses oreilles : impossible ? Mais pourquoi ? La voix lui répondit :
— Nous essayons en ce moment de réparer nos portails. Ils sont... défaillants. Nous ne pourrons pas venir vous chercher. Débrouillez-vous jusqu'à l'arrivée des secours !
— Mais... Mais !
— Au revoir monsieur, et bonne journée, et la voix raccrocha.
Archibald blêmit. Comment pourrait-il se sortir de cette situation, désormais ? Il n'avait plus qu'une seule solution... Il composa son numéro le plus ancien, celui qu'il n'avait pas utilisé depuis des années. Le téléphone resta en appel, augmentant le stress d'Archibald de seconde en seconde, tandis que les flammes commençaient à faire fondre la table.
Allez, allez ! Réponds !
L'appelé répondit. Un soupir sortit du téléphone.
— Allô ? Allô ? Synnaï, tu es là ? C'est Archi ! hurla ce dernier d'une voix paniquée, tandis qu'un nouveau coup de canon retentit, et que le monstre renversait sur son passage des chaises.
— Monsieur, je ne sais pas qui vous êtes, et je penses que vous vous êtes trompé de numéro : il n'y a aucun « Synnaï » que je connaisse, répondit la voix posément.
— Pas le temps pour les blagues, Synnaï, répondit abruptement l'interlocuteur. Je suis dans une position délicate, alors viens me chercher ! Ta mission sur Terre attendra, ouvre une Porte c'est urgent ! le sermonna Archibald, le front couvert de sueur, car le reptile tentait de renverser la table.
— Je ne sais pas qui vous êtes monsieur, mais, si vous voulez mon avis, (la personne inhala bruyamment), il faudrait arrêter de prendre les gens pour des cons ! répondit la voix avec colère. Essayez de faire quelque chose de bien dans votre vie, une fois, au lieu de vous foutre de notre gueule !
— Synnaï, je sais pas ce qui t'arrive, mais... (Le monstre renversa la table) Qu'est-ce que c'est que... (Archibald pouvait voir la gueule de la créature cauchemardesque rougeoyer) PAR LE SANG DU SERPENT, OUVRE TON PORTAIL, SYNNAÏ, OU J’TE...
Le feu l'engloutit entièrement, projetant une lumière et une chaleur si forte que le jardin tomba en cendres. Quand il ne restait plus que ruines mortes et fumantes, la vouivre ronronna d'un air contenté et ouvrit ses larges ailes pour s'envoler, tandis que le soleil semblait jeter un regard impitoyable sur le cadavre brûlé et maintenant brisé.
Celui-ci, cependant, tremblant quelque peu, se tendit vers les braises pour les toucher.
Presque...
Le cadavre sembla sourire. Il finit par fermer les yeux, et entendit des pas approcher.
Il sombra.
* * *
— Qu'est-ce qu'on a, aujourd'hui ?
Clope au bec, l'inspecteur de police regardait la scène chaotique ; chaises calcinées, maison effondrée, même l'herbe avait noirci. On aurait dit qu'une bombe avait été larguée.
— Un incendie criminel, apparemment, répondit un scientifique en récupérant d'une pincette quelque chose sur le sol.
— Faites voir, le somma l'inspecteur.
Une écaille noircie, mais un petit sigle blanc y était gravé. L'inspecteur ajusta ses lunettes pour mieux voir :
שׂ
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