Chapitre 18 – La maison du seigneur de l’aube
*Ugo
Le jour suivant leur intégration, Ugo et ses quatre camarades furent conduits à leur premier cours par Deeds, le serviteur personnel d'Isabella. Celle-ci lui avait apparemment demandé de leur indiquer tous les salles de classe qu'ils fréquenteraient, mais pas plus… Ugo se doutait bien que cette mégère tenterait le tout pour le tout de rendre la décision de l'Hakessar nulle et non avenue.
Mais l'heure n'était pas à la médisance, plutôt à la contemplation ; il observa les murs autour de lui, prétextant admirer l'architecture, mais en vérité, il essayait de déceler une quelconque technologie se cachant parmi ces murs d'apparence féodale. Et il en vit : des myriades de fils entrecroisés, en cuivre ou en or, vraisemblablement parcourus par de l'énergie magique. Ce monde fonctionnait donc sur des principes très proches de la terre.
Tandis qu'ils croisaient d'autres étudiants, ils finirent par arriver devant une porte ouverte sur une salle de classe remplie de bambins pas plus hauts que trois pommes. Le professeur, un vieux hibou mal léché, cherchait encore dans des dossiers à son bureau, ce qui permit aux terriens de se faufiler discrètement pour prendre place. Ils chuchotèrent entre eux pour se donner les dernières infos de la journée, quand, tout à coup, le professeur s'éclaircit la gorge, se leva, et attrapa vivement l'attention de la classe en parlant d'une voix suave et mesurée :
— Bienvenue, chers néophytes, au Cours Particulier pour Cycle Zéro en Magie (C.P.C.Z.M). Je suis, serais votre professeur, Herik, pendant la durée déterminée de votre premier apprentissage, jusqu'à que vous décidiez si vous voulez continuer à étudier ou trouver un travail. Dans tous les cas, je vous apprendrai à vous contrôler… Pour que vous puissiez, bien entendu, devenir des membres exemplaires de la société, dans le cadre de la loi et… Oui, Monsieur… ?
Dans le cours de magie qu'ils avaient désormais rejoints, Ugo levait le doigt, au grand étonnement de ses camarades : ce genre d'événements était aussi rare qu'une éclipse, d'habitude les profs terriens préféraient lui demander la réponse, et rarement Ugo prenait l'initiative. Il baissa le doigt et prit la parole d'un ton un peu moqueur :
— Gauss… Je me pose une question, monsieur, elle me trotte dans la tête depuis le début de votre discours…
Le professeur avait un regard perplexe, mais il l'intima à continuer :
— C’est à cause de la magie que vous êtes tous aussi arriérés, ou c’est juste parce que vous êtes naturellement idiots ?
Un silence s'installa dans la classe, si lourd qu'on eut l'impression qu'un cachalot avait élu domicile dans la salle. Le professeur avait la mâchoire pendante, tellement estomaqué par l'insulte qu'il n'arrivait même plus à répliquer ; apparemment, il n'avait pas pour habitude de se faire interrompre en classe. Petit à petit, son visage devint rouge comme une pivoine. Il lâcha un cri de rage, se tourna vers son bureau et entreprit d'écrire frénétiquement sur une feuille de papier. Puis, il fit volte-face, son visage redevenu calme, et répondit d'une voix tout aussi posée :
— M. Gauss, sachez ceci : si il y a une chose que je ne tolère pas, ce sont les petits impertinents comme vous. Malheureusement, je suis dans l'incapacité de vous renvoyer de ce cours, car cela m'est interdit. Mais rien ne m'empêche d'écrire à votre Tutorat, pour qu'il puisse vous infliger une sévère correction. Alors veillez bien à mesurer vos propos…
Le cours commença donc, et se déroula sans interruption, qu'elle soit ugogesque ou extérieure. C'était un brin intéressant, se dit Edward en baillant bruyamment, si le professeur avait un tant soit peu quelque humour lors de ses cours. Malencontreusement, M. Herik n'aimait pas les cours amusants, considérant l'amusement comme une déconcentration nuisible à l'apprentissage. L'intuition d'Ugo était très juste, à un détail près : ce professeur était le seul à avoir autant d'expérience avec les mages sauvages, c'est-à-dire les mages qui utilisaient leur pouvoir sans avoir appris à le maîtriser. Ils couraient de plus en plus les rues, c'était inquiétant. Le cours se termina avec le fracas des chaises qui se déplacent, et le bruit des pas pressés des élèves voulant se dépêcher à aller aux autres cours. Herik la Pivoine lança un dernier regard haineux à Ugo qui lui répondit par un haussement d’épaules et un sourire signifiant : « Je suis intouchable alors je vais en profiter »
Le second cours fut plus intéressant que le premier : cette fois, il y avait des élèves de tout âge avec le professeur Tomontauq, un « apraxien » spécialiste de la magie sauvage, qui discuta longuement avec eux de la nature de la magie. Très jovial dans son instruction, il bondissait d’anecdotes en anecdotes en affichant un sourire réconfortant. Ugo écouta plus ou moins jusqu’à que le professeur dise :
— Ces magiciens, qui sont devenus esclaves de leurs pouvoirs, sont immédiatement exécutés, expliqua Herik. Leurs agissements passés importent peu : tout ce qui compte, c'est qu'ils sont une menace pour notre société.
C’est alors que Ludwig prit la parole :
— Excusez-moi, monsieur mais j’ai une question (le professeur laissa le blond continuer) Y-a-t-il un moyen de guérison pour ces magiciens ?
cela plût énormément à Ugo, bien qu’il y ait pensé lui-même si les humains étaient considérés comme des sous-êtres par les magiciens, comme l'avait attesté Isabella, les magiciens qui perdaient le contrôle de leur pouvoir ne valaient pas mieux. Il tourna la tête vers le professeur : Tomontauq, auparavant joyeux, prit un air sombre et lâcha dans un rire amer :
— J’ai autrefois crû que l’on pouvait guérir un tel mal… « l’Orbasos » est son nom. Mais tout mal qu’il est, il ne possède aucun remède : le processus dont je vous parle touche l’Âme même du mage, ce qui est considéré inaltérable selon le dogme d’Abraxas.
— Le quoi ? demanda Hadrian. C’est une religion ?
— Une philosophie religieuse, pour être plus exacte. Le Dogme nous indique quand et comment agir… tout du moins la plupart du temps. Bref, ce cours sera dispensé par la laerte Ophilian.
— La quoi ? fit Yannis.
Il ignora la répétition de l’importun.
— Dans tous les cas, vous aurez vos explications plus tard… Revenons à nos Phtoomph : beaucoup de chercheurs ont tenté de braver l’interdit d’Abraxas dans l’optique de créer un remède. Tout y est passé : alchimie, kirrositomancie, conjuration… mais le résultat reste le même – il marqua une pause théâtrale – la mort. La seule délivrance possible et le plus grand service qu’on peut leur rendre.
Ce fut sur cette note tragique que le cours se termina d’emblée, avec tous les étudiants qui partaient sans dire merci ou au revoir. Ugo l’avait déjà remarqué : l’enseignement ici était gratuit mais en revanche, il n’y avait pas de forme de respect « poli » envers les professeurs, les étudiants ne se comportant pas plus en petits démons qu’en bons petits soldats.
Quand ils arrivèrent dans le cours suivant, l’ambiance avait déjà changé du bout au bout : à contrario des amphithéâtres rectangulaires précédents, la salle était circulaire et ne comportait qu’une estrade. Les élèves s’asseyaient par terre, sur des poufs ou restaient debout. La professeure présente était une mournienne du nom de Jossna Malakar.
— Ah, nos retardataires ! (Ugo lui lança un regard mauvais ; ils étaient à l’heure) Nous allons commencer ! Installez-vous… Chers élèves, bienvenue dans le cours de pratique magique ! Pour notre premier thème, nous allons travailler sur le système le plus simple en l’apparence, mais complexe en apprentissage : les Runes ! Quelqu’un peut me rappeler ce que sont les Runes ?
Quelqu’un leva la main. La professeure lui demanda :
— Oui… ?
— Jinn Cheresh. Les Runes sont une construction mathématique immobile qui s’active avec l’aide des kirrosi et des sigles primaires pour faire de la magie.
— Une explication somme toute succincte et claire ! minauda la professeur avant de taper dans ses mains.
Derrière elle, le tableau noir fut parcouru d’un tremblement, un crépitement, suivi d'étincelles, jaillirent du tableau en dessinant une forme complexe. Quand le dessin fut achevé, Ugo put constater que les schémas magiques n'étaient pas si compliqués que ça. En effet, celui-ci ressemblait plus à une formule géométrique dans un espace non euclidien. Des écritures (sûrement du « mage » ancien) s'entremêlaient autour des lignes, mais elles n'étaient que formules mathématiques basiques, niveau BAC+3 au bas mot. Du gâteau…, pensa Ugo avec un amusement refoulé en voyant les têtes contrites de ses camarades et des jeunes mourniens.
— Vous !
La professeure désigna Yannis, qui sursauta, avant de regarder autour de lui.
— Oui, vous ! Il n’y a personne d’autre que pointe mon doigt, non ? Venez nous faire une démonstration (indécis, Yannis se leva de son pouf pour approcher le tableau) Vous êtes… ?
— Yannis Brendeck.
— Oui… Le fameux… Dites-moi, avez-vous déjà vu ce schéma ?
Si cela avait été Ugo, il aurait déjà dit « non » mais aurait expliqué de quoi il en retournait et pourquoi c’était probablement faux du point de vue mathématique. Mais son ami avait assurément peu de compétences dans le domaine des maths (Ugo en avait lui même fait les frais quand ils passaient ensemble au tableau pour faire un exercice : il faisait le gros du boulot tandis que Yannis se creusait les méninges dans la mauvaise direction), et il regarda le bidule magique avec des yeux ronds. Il se tourna vers la professeure et bredouilla :
— Je… ne l'ai jamais vu.
— Nul besoin de vous en soucier, grommela-t-elle en chassant une mouche imaginaire. Le principal, aujourd'hui, c'est de voir si votre aptitude à faire de la magie est réelle, ou si c'est juste une patte de serpent.
La sale pute, pensa Ugo en voyant que Yannis n'avait pas l'air d'être convaincu par ses propres talents. Il fallait avouer que ce gros nigaud avait pour seule capacité de recommencer les mêmes jeux, les mêmes livres et les mêmes blagues inlassablement, sans vraiment tenter la nouveauté. Alors oui, il avait effectivement des pouvoirs, mais un talent ? Il ressemblait plus à un papi sur mesure qui n'avait pas besoin du lumbago comme excuse pour ne pas bouger de sa chaise. Un tire-au-flanc. Une merde, quoi, ricana intérieurement Ugo.
Il ne s'attendit pas vraiment à ce résultat-là.
Yannis s'approcha du tableau et posa sa main sur le sigle brillant. Il respira un bon coup, avant de lâcher un « ah » ridicule, comme si il donnait un coup de poing. Mais le ridicule ne tuant pas, il vous rend plus fort ; le diagramme s'illumina de plus belle, avant d'exploser en une myriade de petits bâtonnets de lumière. Ceux-ci lévitèrent un instant dans le vide, comme des débris d'une explosion au ralenti. Soudain, ils vibrèrent et se rassemblèrent en un « Pschuiit » sur le bureau de la professeure. Ils gambadèrent joyeusement sur la table, se surmontant les uns les autres pour finir par former une petite sculpture ressemblant à… la propre maison du châtain.
Mais son exploit n'avait pas seulement bouleversé ses camarades, il avait également collé une mine éberluée à tous, y compris à Malakar qui resta bouche bée quelques instants, avant de se ressaisir. Elle se tourna vers Yannis, le regard perçant, et lui demanda :
— Vous voulez savoir en quoi consistait cette Rune ?
Le mage terrien opina.
— Elle était sensée créer une boule de lumière ; simple, mais efficace pour déterminer la puissance et le raffinement de votre magie. Et ce que vous avez fait…
L’experte en fumisterie resta interdite quelques instants, avant de lâcher d’une voix sourde :
— Abomination… Sortez…
Yannis ne se fit pas prier, quittant la classe aussi silencieusement que celui qui régnait dans la salle à ce moment précis. De son côté, Ugo ressentait le besoin évident d'aller prétexter un passage aux toilettes, afin de parler à son ami de son exploit. Comment avait-il fait ? Il avait déjà traversé le brouillard qui avait transformé Seafadin en apéro saucisson, et combattu ce Lorkan en faisant luire son épée comme un sabre laser.
Au début, Ugo pensait que c'était un concours de circonstances, même quand cette mage grise avait dit que Yannis possédait « une Porte ». Il croyait que Yannis avait absorbé un peu de magie, comme une pile, avant de se décharger petit à petit. Mais non. Son ami, qu'il considérait toujours comme un pauvre gars qui aimait les jeux de rôles et les jeux de mots vaseux, possédait un pouvoir qui avait surpris tout le monde.
Pensif, Ugo effleura quelque chose attaché à sa ceinture ; une flasque en peau, qui frémit légèrement sous ses doigts.
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