Chapitre 19 – Une personne familière

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Bouleversé.

C'était le terme qui le définissait en ce moment. L'impression qu'une houle tanguait au creux de son corps minuscule, perdu dans les couloirs immenses et innombrables de l'Académie des Mages. La nausée gagna Yannis et il se retint de vomir, s'appuyant contre le mur ; bizarrement, l'utilisation de son mystérieux pouvoir l'avait rendu malade, comme quand vous faisiez un effort constant et que vous arrêtiez d'un coup, votre cœur ne supportant pas le changement brusque et vous envoyait son mécontentement.

Qu'est-ce qui va pas chez moi ? se demanda-t-il en se tenant la tête entre ses mains. Derrière ses paupières fermées, l'image souriante de la tête tranchée surgit. Il sursauta, lâchant un gémissement de détresse, ressentant encore cette sensation déplaisante, de vide intérieur, de mort.

Glissant le long du mur, il ramena ses genoux contre lui, les encerclant de ses bras pour reproduire la position fœtale, la seule qui arrivait à calmer ses crises. Les larmes coulaient le long de ses joues, tandis que son corps vibrait de plus en plus fort.

— Hé !

La sensation s'intensifia : il entendait les battements de son cœur battre à tout rompre, le sang couler dans ses veines. Des voix écrasèrent ses oreilles sous le flot incessant de paroles inertes, braillantes et n'ayant aucun sens. Le sol, qui auparavant le soutenait, le repoussait avec une force insoupçonnée, combattant son propre poids dans une incessante danse d'équilibre précaire. L'air gonfla autour de lui, percutant sa peau nue à la moindre brise.

— Hé !

Une voix ? Non, se dit Yannis en se recroquevillant de plus belle. Je dois rêver.

— Hé ! C'est interdit d'utiliser la magie dans les couloirs !

Une main toucha son épaule, et toutes les sensation se turent. Ou plutôt, elles se calmèrent ; Yannis releva la tête pour croiser le regard d'une jeune étudiante, aux yeux d'un mauve surnaturel. Celle-ci devint soucieuse quand elle croisa le regard du jeune homme, embué de larmes.

— Heu… Est-ce que tout va bien ?

— Oui… répondit Yannis. Merci de t'inquiéter pour moi.

L'étudiante secoua sa tête en haussant ses épaules.

— J'ai fait ça pour moi ; si on m'avait vu proche d'un élève sauvage, on m'aurait aussi punie.

— Ah, d'accord…

Elle le regarda ; Yannis avait l'impression de l'avoir déjà vue quelque part, mais il ne sut dire si c'était une simple impression de déjà vu, ou… une conséquence de ses pouvoirs naissants. Qui sait, peut-être développait-il des talents de devin ? Mais ce regard… et le contact de sa main l'avait directement calmé. Pourquoi ?

— Tu devrais retrouver tes amis, expliqua-t-elle soudainement. Ils vont d'ailleurs bientôt arriver.

— Hein ? lâcha Yannis en se tournant.

Mais quand il se retourna vers son interlocutrice, celle-ci avait disparu. Yannis regarda autour de lui, mais il n'y avait plus personne. Se frottant l'arrière du crâne, il se demanda si il n'avait pas divagué durant sa crise. Tout à coup, il entendit derrière lui :

— Yannis, t'es là !(C'était Ludwig, accompagné d'Hadrian) On te cherchait partout… On avait envie de se faire une partie de cartes, tu veux venir ? On aurait tous besoin d'un peu de décontraction.

Dans les yeux de son ami blond, il devina l’intention louable de faire oublier l’odieuse insulte qu’il venait de se prendre. Bien entendu, le jeune homme était trop timide et trop fier pour lâcher un « merci », mais il le fit d’autant plus au sein de son cœur avec l’espoir que Ludwig le sache. Observant une dernière fois les alentours, le jeune mage terrien se tourna vers ses amis en souriant.

— D'accord, mais c'est toi qui distribue !

* * *

Alors qu'ils recommençaient une énième partie de Président dans une salle de détente disponible aux étudiants (Yannis aurait juré que ça ressemblait plus à une garderie, vu le nombre de gamins qui s'amusaient à lancer des sorts inoffensifs à l'aide de petits cubes), ils racontaient leurs meilleures découvertes et expériences du voyage jusqu'à la Capitale, car ils n’en avaient pas eu le temps. Hadrian parla en premier :

— Moi j'ai bien aimé le moment où Elisa a vomi sur le garde parce qu'il comprenait pas qu'elle se sentait pas bien. On a dû s'arrêter, et l'endroit où on était était super ! Vous vous rappelez de la taille de ce lac ? Et des cascades ? JB, Joao, Robin et les autres ont sauté de joie quand les soldats nous ont autorisé à se baigner.

— Ouais, c'était génial ! Rajouta Ludwig avec joie. J'ai pu reconnaître plein de plantes qui n'étaient pas françaises, et plein d'animaux se baladaient sans avoir trop peur de nous. J'ai même vu un espèce de lézard énorme et bleu, qui se réchauffait sur une pierre au soleil. Il devait, quoi, faire au moins la taille d'un gros chien !

— Moi j'ai plutôt apprécié quand on est arrivé en ville, confia Yannis à ses camarades. Les armures géantes qui se déplaçaient, les machines rustiques qui agrémentaient les bâtiments anciens. Et le château ! Une vraie merveille pour les yeux…

Ils continuèrent donc à discuter joyeusement, quand, tout à coup, la porte du fond de la salle s'ouvrit et laissa rentrer le Cavalier, que les trois garçons connaissaient sous le nom de Lorkan. À sa vue, Yannis se figea et ne dit plus un mot, son cœur battant à tout rompre. La douleur de la dernière défaite était encore gravée dans ses membres, rappelée par un picotement désagréable. Cette fois, le soldat ne portait pas une armure, mais plutôt une tunique noire avec un pantalon ample. Il n'était pas armé, mais portait à sa ceinture un bâton de bois. Lorkan se plaça devant eux et dit d'une voix forte :

— Levez-vous, fainéants !

Hadrian s’apprêta à protester quand Yannis l’arrêta d’un geste ; il ne fallait pas mettre en colère un type qui n’hésiterait pas à les éventrer. Le soldat reprit :

— Je ne souhaite pas faire de manières ; on m'a chargé d'entraîner les personnes prédisposées au combat mournien. Comme chacun d'entre vous possède ces prédispositions, du moins certains, semblerait-il.

Il se décala pour découvrir un garçon qui l'accompagnait. Celui-ci ne le montrait pas, mais il était évident qu'il ne prenait aucun plaisir à être présent.

— Jinn sera votre compagnon d'armes durant votre formation, énonça le soldat en mesurant ses mots. Il n'y aura pas de discriminations venant de notre corps armé sous prétextes que vous êtes des humains ; se battre sans magie est la première chose que l'on enseigne dans notre corps armé. Les règles sont nombreuses, mais la plus importante est : nous sommes tous des frères et sœurs liés par un même idéal : celui de protéger le Conseil, l'Hakessar et l'Archimage. Si l'un d'entre vous a l'idée de briser ses serments, de s'enfuir, ou de trahir ses coéquipiers, alors nous serons sans pitié et nous abattrons notre feu sur vous. Me suis-je bien fait comprendre ?

Yannis et Ludwig acquiescèrent, trop intimidés pour répondre face à l'homme d'acier. Le soldat se retourna et commença sa marche sans un mot, talonné de près par Jinn. Les trois garçons firent de même, se regardant avec inquiétude.

Ils arrivèrent dans un endroit qui ressemblait à une immense salle de gym, mais avec des punching-balls, des engins rotatifs et toutes sortes de machines, objets et parcours pour s'entraîner. Le sol était couvert d'un gros sable, très doux tout de même, qui avait été ratissé et lissé avec soin. Lorkan ordonna aux jeunes d’enlever leurs sandales et à se placer au centre d'un cercle dessiné dans le sable. Quand Yannis et les autres eurent fini, Lorkan se plaça devant eux et leur dit :

— Vous vous trouvez dans la salle d'entraînement de la Garde Impériale. On nous appelle aussi les Résilients. Sachez une chose : nous ne prenons que les meilleurs pour les rendre meilleurs, et devenir les meilleurs. Cela peut vous paraître simpliste, dis comme ça, mais c'est un défi que je vous lance. Même si beaucoup d'entre nous jaseront sur votre entrée éclair dans notre ordre, sachez que j'en prends l'entière responsabilité ; essayez donc de tout donner et de réussir, ou mourrez, sur le champ.

Yannis ne voulait pas devenir un soldat, mais les possibilités d'échappatoire s'étioleraient si lui et les autres ne trouvaient pas quelque chose à faire pour comprendre et s'intégrer ici. Les autres semblèrent se faire à cette idée, car nul n'eut de réaction. Ce qui l’étonna chez Jinn fut sa musculature développée, ses cicatrices et son regard dur qu'il croisa un instant. Une onde glaciale lui parcourut l'échine, le faisant frissonner. Est-ce que c’est ce Lorkhan qui lui a infligé ça ?

Yannis détourna son regard pour le reporter sur Lorkan qui attendait visiblement leur réponse. Le jeune homme fit donc un semblant de garde à vous, suivi de près par les autres. Il crut alors voir un fantôme de sourire sur le visage de Lorkan, mais ce fut trop fugace pour affirmer si ce n'était pas son imagination. Le soldat lança deux bâtons en l'air, qui se plantèrent dans le sol devant Ludwig et Hadrian avec un bruit sourd. Ceux-ci ne comprirent pas tout de suite ce qu'il fallait faire, mais Jinn les sauva en disant d'un ton ennuyé :

— Allez les bleus, on va sur le terrain de course. Attachez-les dans votre dos pour qu'ils ne vous gênent pas, dit il en désignant les bâtons. Ensuite, vous ferez 18 tours avant de faire les séries de musculation. Hop hop ! On se bouge, les gros tas !

Ludwig lui lança un regard assassin mais Hadrian l'intima silencieusement de fermer sa gueule et d'obéir. Ils s'éloignèrent donc au petit trop, aux côtés d'un Jinn très guilleret de ses nouvelles recrues.

Yannis se tourna vers Lorkan qui lui fit signe de le suivre. Il hésita mais le regard sans détour qu’il reçut le fit obtempérer. Ils s'avancèrent vers l'autre côté du terrain et se placèrent sur une petite arène surélevée. Lorkan ramassa dans un seau un autre bâton, qui avait une couleur blanche semblable à celle de l'arbre. Le visage de Yannis devait se lire comme un livre ouvert car Lorkan dit, en lui tendant le sabre taillé :

— C'est du bois d'hombregral. C'est réputé comme étant le deuxième meilleur conducteur magique, après la lumière, expliqua-t-il pendant que Yannis prit et examina la bois, qui était merveilleusement lisse. Le troisième meilleur conducteur, l'ophobarélium, est le seul métal qui conduit la magie, presque aussi bien que ce bois. C'est dans ce matériau qu'a été fait l'épée que tu as portée pour me combattre. L'ophobarélium a aussi une étrange propriété : c'est un matériau qui réagit en fonction de la quantité de magie que tu possèdes. Normalement, le rayonnement qui en découlait aurait dû être invisible à l’œil nu, mais l'épée s'était alors illuminée en bleu. La couleur de ton aura. Tu est très puissant, tu sais.

— Euh… Merci ? répondit poliment Yannis.

— Ce n'est pas un compliment, mais une mise en garde. Ici, plus on est puissant, plus on court de dangers : les gens influents souhaitent souvent mettre la main sur des individus comme toi. Ils useront de tous les moyens : corruption, chantage, tentations de toutes sortes, violences gratuites et souvent mortelles.

— Vous… Vous vous êtes déjà fait… euh… embêté ? rse risqua Yannis, sur ses gardes.

Lorkan le regarda d'une telle manière que Yannis s'étonna de ne pas se faire dessus. Le soldat se plaça devant lui et se mit en posture de combat. Yannis leva son arme qui lui sembla lourde, très lourde pour son volume. Puis, le même phénomène que l'autre fois se produisit : la vision des couleurs, le flux de lumière dans ses bras puis son épée, la force. En quelques instants, Yannis retrouva la sensation de puissance qu'il avait ressenti, mais, cette fois, c'était plus appréciable, moins intense. Il raffermit sa prise et prit une posture défensive. Il sentait l'air autour de lui, sa texture, sa lourdeur, son odeur. Il entendait avec clarté et voyait avec discernement les choses autour de lui. Les sensations étaient très fortes, et il eut du mal à ne pas se boucher les oreilles quand Lorkan lui dit :

— Bien, tu viens de comprendre comment te Déphaser. C'est, comme tu peux le ressentir, ta force vitale qui est redirigée logiquement dans tout ton corps pour le rendre plus fort, expliqua-t-il. Normalement, tu n'utilises que très peu d'énergie pour toutes les tâches que tu accomplis, mais, par moments, tu produits ce qu'on appelle « adrénaline ». Le Déphasage reprend ce concept : il te plonge dans un état constant de danger, où ton corps dépense beaucoup d'énergie pour accomplir toutes ses tâches. Tes sens sont exacerbés, ton corps réagit plus vite, tu es plus fort… Mais cet état est à double tranchant : tu ne peux pas y rester éternellement et, lorsqu'il se terminera, tu seras complètement épuisé. Maintenant, attaque-moi de toutes tes forces.

L’idée de combattre de nouveau n’enchantait guère le jeune homme. Lorkan le remarqua et ajouta :

— Je ne répliquerais pas. Vas-y.

Yannis obéit, et s'élança ; seulement, il n'avait pas prévu qu'il ferait un saut en longueur aussi loin et aussi rapidement. Pris de panique, il aurait pu s'écraser contre le soldat si celui-ci ne s'était pas écarté pour l'envoyer se vautrer par terre. Yannis, face contre terre, se releva tant bien que mal tandis que le soldat reprit d'un ton sérieux :

— Tu es certes fort, sous cet état, mais tu dois te dire qu'il y a encore un écart entre ce que tu penses pouvoir faire et ce que tu fais : ton cerveau et ton corps ne se comprennent plus. Il faut que tu te décales par rapport à toi-même, que tu prennes du… recul. Une fois cela fait, tu seras capable, comme tu l'as remarqué, de sauter bien plus haut, de frapper bien plus fort. De plus, comme tu possèdes une puissante magie, tu es capable de briser un mur à mains nues si tu le souhaites. Bien. Je vais te donner une série d'exercices et tu devras les faire sans tomber.

Ainsi, Yannis fit le tour du terrain à une vitesse vertigineuse, sauta des obstacles de plusieurs mètres de haut et s'entraîna à attraper des billes en plein vol. Mais il y avait toujours ce déséquilibre du à sa jambe plus grande que l'autre, et, sous le Déphasage, Yannis sentait bien plus cette différence. À un moment donné, Lorkan lui demanda de faire une pause. Le garçon s’assit et le soldat vint le rejoindre pour observer d’un œil critique les deux lycéens se faire apostropher par Jinn.

Ce calme… il dérangeait Yannis. Le silence en était si pesant que les mots coincés dans sa tête venaient se coincer dans sa gorge et commençaient à le peser. La personne qui avait faillit le tuer s’asseyait posément, là, à côté de lui sans rien dire ! Comment était-on sensé réagir dans ce genre de situations ? Que dire ?

— Ne prends pas tes aises.

Yannis sursauta quand Lorkan eut parlé, et le soldat enchaîna :

— Tu es ici parce que l’Hakessar a vu quelque chose en toi qui peut lui être utile. Je ne te blesserais pas tant qu’il n’aura pas son mot à dire là dessus. Cependant, fais attention.

— Pourquoi vous m’aidez ? demanda le jeune homme, soupçonneux.

Lorkan se tourna vers lui, son regard aussi tranchant qu’une lame.

— Tu es un atout dans la manche de mon seigneur… non, plutôt une arme dans son arsenal. Que vaut une arme émoussée ? Brisée ? Tant que tu es sous la protection directe de l’Hakessar, tu es comme l’un de mes hommes.

—…

— En bonne lame émoussée que tu es, je me dois de t’affiler. Vas courir.

Un peu perturbé par cet échange douteux qui lui laissait entrevoir la logique étrange des mourniens, Yannis partit se perdre dans le parcours d’entraînement.

À la fin de la journée, il n'en pouvait plus et s'assit par terre, exténué par tant d'efforts. Jinn et les autres revinrent et Hadrian lui envoya une serviette pour s'essuyer. Lorkan les informa qu'ils avaient terminé et qu'ils pouvaient aller se reposer.

Ils allèrent se doucher et se changer, tout en racontant et en blaguant sur leur journée, comme ils le faisaient d'habitude. Jinn se joignit même à eux, curieux de connaître l'humour des humains et leurs habitudes. C'est alors que Jinn demanda :

— Mais, je ne comprends pas vos mots : « bite » ou « chatte » et cette histoire de berlingot de lait. Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

Hadrian et Yannis furent bien gênés, de part le sérieux mis dans cette question qui portait sur un sujet gênant, mais Ludwig les sauva en prenant les devants et…

— Bah, c'est ce que t'as entre les jambes !

Yannis et Hadrian s'étouffèrent dans leur salive. Ludwig leur coula un regard entendu, mais Jinn semblait encore plus perplexe. Il se gratta la tête et dit d'un ton un peu incertain :

— Pourquoi cet endroit est-il important ? Il n'y que de la peau, c'est lisse… Je ne comprends ce que tu veux dire.

Ludwig regarda Jinn avec circonspection, puis lui demanda lentement :

— Dis-moi, Jinn… Comment on fait les enfants, par chez toi ?

Jinn réfléchit un instant, puis répondit en secouant la tête :

— On ne parle pas de ce genre de choses avant l'Initiation Dénaturée. C'est un sujet d'adultes, les jeunes comme nous n'y ont pas accès.

Yannis se demandait pourquoi Jinn était aussi perdu quand il s'agissait de cette question. Il n'avait pas l'air de comprendre le sens de leur conversation : ça semblait hors de sa culture. De plus, Yannis avait besoin de savoir comment cette initiation se déroulait. Il passa donc à l’assaut avec cette question :

— Et donc, Jinn, en quoi consiste cette Initiation ? Yannis fit des efforts pour ne pas éclater de rire.

— C'est une sorte de rituel, expliqua Jinn avec une mine très sérieuse. Ne vous moquez pas de mon ignorance si elle commence à poindre, mais, d'après ce que j'en sais, c'est le moment où un mage révèle son identité. Plus rarement, sa Nature.

— Nature ? Qu'est ce que c'est ? Demanda Hadrian, un peu perdu. C'est une sorte de carte d'identité ?

Jinn regarda autour de lui, semblant ne pas vouloir être entendu. Une fois qu'il fut sûr que personne ne les écoutait, il se pencha vers eux et leur fit signe de faire de même. Puis, il sortit un carnet et un stylo, et écrit quelque chose dessus. Il leur montra alors une sorte de formule mathématique , qu'Ugo aurait sûrement pu résoudre, mais qui mettait en jeu des paramètres qui leur étaient inconnus. Soudain, Yannis ressentit une sensation étrange, comme un malaise grandissant. Il parla alors d'une voix étrange, éthérée :

— C'est un procédé de magie non périodique, à énergie continue ; un sort de Flux thermique ?

Jinn écarquilla les yeux, tandis que Yannis agita la main comme pour chasser des mouches. Jinn l'observa suspicieusement, mais changea d'avis ; il plaça une tasse d'eau sur la feuille de papier où était marquée la formule, et plaça son doigt dessus. Soudain, la tasse se mit à fumer, puis se craquela en mille morceaux. Ludwig et Hadrian sursautèrent, mais Yannis reprit du même ton déphasé :

— Les pertes d'énergie sont trop grandes : tu aurais du replacer le facteur en lien et pas en premier. De plus, l'expression de la tangente à la courbe se doit d'être intégrée, et non pas dérivée. Et puis tu devrais… Tu devrais…

Yannis se prit la tête entre les mains et décida de ne plus rien dire, de peur de se perdre dans quelque chose qui… qui ne devrait pas être dans sa tête. Les autres l'observèrent, inquiets. Jinn se risqua alors à lui demander prudemment :

— Heu… Comment sais-tu ça, Yannis ? C'était la première fois qu'il prononçait son nom en le tutoyant.

— Je ne sais pas, répondit-il en secouant la tête, toujours appuyé sur ses mains. C'est comme si j'avais des souvenirs qui sont en lien avec cette science. Désolé si je vous effraie.

— Non, t'inquiète pas, dit Ludwig en le prenant par une épaule. Sois pas aussi dénigrant envers toi-même. Il se peut que, je sais pas, t'aies ses connaissances à cause d'un sort qu'on t'a jeté. Vu que les mages existent, c'est la seule explication.

— Oui, appuya Jinn à son tour. C'est l'hypothèse la plus probable ; mais il faudra te faire consulter. En tout cas, Yannis a raison : c'est un sortilège de Flux thermique, et j'ai fait exprès de faire ces erreurs, sinon j'aurais détruit la table. La magie fonctionne de deux manières : les Sortilèges et les Natures. Les premiers sont utilisables par tous, et on est capable de mille choses si on sait comment s'en servir. Ce sont toutes des formules mathématiques, et on peut les utiliser sous forme d'écritures ou de récitals, mais à une condition : il faut injecter de la magie dans la surface qui supporte la formule, ou dans l'air qui supporte le mot. On n'a pas découvert pourquoi la magie réagit à ce genre de choses de telle façon, on sait juste que ça marche en fonction des formules qu'on utilise. Bien sûr, plus on veut un résultat efficace, plus on doit injecter de la magie, et si on veut un sort complexe, il faut complexifier la formule. Les plus complexes peuvent faire plusieurs dizaines de mètres ! En bref, c'est le moyen habituel pour utiliser la magie. Et…

Jinn s'arrêta subitement, le sourire aux lèvres. Il sait tenir son auditoire, pensa Yannis, tandis que les autres pendaient à ses lèvres, tendus à l'extrême pour connaître la suite des explications. N'y tenant plus, Hadrian demanda :

— Et ?

— Eh bien, il y a aussi les Natures, ou les Dons. C'est, continua Jinn en rangeant les bouts de la tasse brisée, une forme plus ancienne de magie, plus… sauvage. Elle découle directement de l'instinct, des souvenirs, des émotions, de la personnalité de l'individu. Chez les humains, on appelle ça…

— L'âme, compléta Hadrian, et Jinn hocha la tête.

— C'est ça. L'Âme d'un individu détermine l'origine, la nature et la puissance de cette magie. Elle n'a ni besoin de formules, ni d'élixirs, ni de reliques ou autres moyens extérieurs : elle s'utilise d'emblée par le Mage en question, comme un souffle. C'est bien plus puissant qu'un bête sortilège, et un Vrai Mage (ceux qui ont leur Nature) peuvent aisément réduire à l'impuissance deux bonnes douzaines d'entre nous, qui rassembleraient leurs pouvoirs en un seul.

— Vous êtes donc très puissants, en déduisit Ludwig, ce en quoi Jinn répondit par une grimace.

— Non. Ça n'est pas le cas de tous les mages. Avant les Temps Sombres, tous les mages pouvaient utiliser la magie, et chacun avait une Nature. Désormais, on appelle Vestiges les gens qui ont une nature, et mage les gens qui peuvent utiliser la magie, car si une poignée de la population devient mage grâce à ses aptitudes, une pincée de cette poignée a une Nature. Actuellement, nous ne sommes pas plus de dix milles mages dans tous l'Empire, mais seulement vingt-cinq d'entre nous possèdent une Nature. L'exemple le plus connu est le directeur de l'Académie, même si je ne sais pas quelle est la sienne, il en possède une, assurément.

— Mais, si l'Âme définit la Nature, est ce qu'on peut emprisonner des âmes pour récupérer leur Nature ? Demanda Yannis.

Jinn semblait confus par ce raisonnement, mais ils stoppèrent leur discussion quand un page vint les voir pour leur rappeler que l'heure où le réfectoire allait fermer se rapprochait à grands pas. Ils se hâtèrent pour ne pas rater la suite des événements et retourner en cours. Car même si l’école n’était pas obligatoire, c’était ce pourquoi on ne les avait pas encore réduit en esclavage… Je suis une lame émoussée. Alors je vais me tâcher de m’effiler pour devenir une lame à double tranchant, pensa Yannis avec conviction.

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