Chapitre 27 – Une étude incolore

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*Ugo

Tout le monde en entendit parler.

Dans l’Académie, personne n’était à l’abri de la rumeur. Comme quoi on avait tué le confesseur Malkor. Bizarrement, la rumeur se tarit assez vite et on raconta qu’il avait pris des vacances en Paraxie, coulant de derniers jours heureux loin des moqueries et des complots. Sauf que nul mourmon ni humain n’avait soulevé le tapis pour y voir un meurtre sans traces ni témoin.

Ugo, lui, était au courant. C’était lui qui avait volé ce petit objet dans le bureau du magicien pour le donner à Archibald. Il lui avait bien entendu demandé :

—…et ce truc, c’est quoi ?

Une preuve tacite que Malkor est un embêtant personnage.

Pour qui ?

L’Empire.

Ugo en avait douté, bien entendu. Il y avait toujours dans sa tête les petites vendettas de collège, les quiproquos amoureux, les histoires d’argent ou de marchandises… Mais au regard d’Archibald, il ne doutait plus : les deux yeux voilés du Magicien Gris s’étaient illuminés d’une ferveur patriote qu’Ugo, malgré tout son respect pour ce mourmon, ne pouvait pas blairer.

Ok. Et maintenant ?

Archibald venait de se tourner vers lui. Il lui avait offert son plus grand et large sourire :

Maintenant ? Je peux être votre mécène.

Ugo n’avait pas regretté de tuer Malkor. Pas parce qu’il avait failli tailler l’oignon du pauvre Yannis, ça non ; de toute façon, l’autre tanche le méritait un peu. C’était surtout parce que sans l’aide du Gris, ses amis et lui-même n’iraient pas très loin avant de se faire zigouiller puis tripoter par des mains scientifiques curieuses de savoir « comment un humain pouvait être aussi intelligent ». Comme en réponse, la Liqueur frémit dans sa flasque, accrochée à sa ceinture.

Il la prit dans ses mains. L’idée même d’utiliser un composant pour booster ses capacités en aurait sûrement rebuté plus d’un, mais ce Ugo-là s’en fichait comme de sa sixième jambe. Tout était bon pour gagner et dominer l’autre, sinon ce n’était que du travail bâclé de seconde zone. Les gens comme Yannis, Ludwig et Hadrian étaient de ceux-là ; il ne leur en voulait pas vraiment. C’était, pour ainsi dire, les humains les moins merdiques de l’existence vu qu’ils passaient la leur à tenter de faire mieux. Ugo, lui, ne pouvait pas se permettre de faire mieux : il devait être meilleur.

Le revoici donc qui revenait dans le cours de M. Hendrick avec la ferme intention de battre à plate couture des bambins de trente piges. Oui, ça sonnait bizarre dit comme ça mais en demandant à une petite bouille du cours, Ugo avait confirmé le fait que les mourniens, surtout les mages, vieillissaient très lentement.

Il arriva au cours en avance et fut surpris d’y voir Yannis assis au premier rang, la tête penchée sur un bouquin comme à son habitude. Même quand il s’assit à côté de son pote, le couillon leva pas la tête pour autant. Ugo se racla la gorge et enfin l’autre répondit :

— Oh ! Salut, je t’avais pas vu…

— C’est sûr que les non-magiques deviennent invisibles à l’œil nu quand on devient un péon en magie.

— Oh, ta gueule…

Ugo le zieuta. Hier dans la soirée, Yannis s’était éclipsé comme à son habitude – il aimait pas trop les rassemblements festifs sauf quand il s’agissait de faire son intéressant – mais ce que le lycéen barbu avait remarqué, c’était l’autre mournienne qui l’avait rejoint. Avec un sourire en coin, il lança en l’air :

— Elle suçait bien ?

— Que… Mais ! (Yannis rougit) C’est pas tes affaires !

— Oh, alors elle t’a pas fait une turlute ? Quoi, du boobjob…

— Putain, Ugo ! Quand est-ce que tu peux être sérieux cinq minutes ?

L’intéressé lâcha un rire gras. Lui, sérieux ? Il l’était si souvent ces derniers temps qu’il avait bien besoin de décompresser. Le bout de gras fut de nouveau taillé :

— Elle s’appelle comment, déjà… Tara ?

— Kara. Kara Ybris.

— Ah oui, la meuf qui t’a rétamé sur l’arène. Ouais… c’est bien ton genre.

— Tu veux dire quoi par là ? fut pincé l’autre en tournant vivement la tête.

— J’veux dire qu’elle est dans le même délire que toi. Du genre rêveuse. Je me trompe ?

Son ami plus si boiteux que ça sembla sur le point de le réfuter, mais ce fut en vain (logique). Après avoir hésité quelques instants, son expression changea : il devint plus mou, enfin plus doux comme un loukhoum. Ses yeux pétillèrent d’un souvenir secret qu’Ugo, en sa nature de commère, ne put s’empêcher de friander.

— Ouais. Ouais, tout pareil.

— Alors t’attends quoi pour foncer ? T’es à fond sur elle, elle a l’air d’être à fond sur toi.

— T’es marrant, toi… Et si elle dit non ? Ou pire, si elle dit oui mais que ça finit par mal se passer ?

— Oh putain… (Ugo se frotta la bouche pour retenir un vomi de moqueries) T’en as envie, c’est ça qui compte.

— Sérieux, avec toute l’expérience des meufs que tu as, tu peux pas me donner un conseil ?

— Euuuuh… Sois toi-même ?

— Ah ok.

— Quoi ? Tu veux que je te dise quoi ? T’as déjà passé l’étape de ken ! Maintenant tu choisis entre être un don juan ou un roméo.

Yannis roula des yeux et se replongea dans son bouquin, laissant Ugo dans un silence contrit qui ne dura qu’un instant ; l’ennui vint vite le remplacer. Le lycéen au nez rouge se leva de sa place et passa derrière le bureau de M. Hendrick et commença à fouiller dans les tiroirs. Dérangé par le bruit, l’apprenti magicien fit un tsk agacé et leva le nez de son pavé.

— Tu fais quoi, là ?

— Pas tes oignons.

— Mon œil. T’espères nous foutre en l’air avec tes petites magouilles ?

— Hmm, hmm…

Ah ! Voilà qu’il trouva un objet similaire à celui qu’il avait volé dans le bureau d’Archibald, une orbe de cristal verte. Il la glissa dans sa poche et son ami le vit revenir avec un air contenté, lui arrachant ce ton méfiant :

— Qu’est-ce que t’as trouvé dans ce tiroir ?

— Qu’est-ce que t’as trouvé dans la forêt ?

Les sourcils de Yannis se haussèrent, mais il ne laissa rien paraître d’autre. Ugo le laissa revenir à sa lecture tout en réfléchissant à la fonction de ce petit trésor…

Plus tard, les autres les rejoignirent. Edward semblait reposé, mais ce n’était pas le cas de Ludwig et Hadrian qui avaient l’air aussi éreintés qu’après une course de fond.

— C’est ce qu’on a fait, expliqua le lunetteux à Ugo quand il lui demanda. Lorkhan nous a fait courir pendant plusieurs heures avant de venir en cours.

— Galère et misère, renchérit Ludwig en soupirant quand il s’assit.

— Au moins, ça a fait fond…

— T’avises pas à faire de commentaires de ce genre, menaça-t-il à l’intention d’un Ugo goguenard.

— On a cours de quoi aujourd’hui ? s’enquit Edward, toujours aussi terre à terre.

— Modelage tehmique, répondit Yannis en continuant de lire. Ça va être du gâteau.

— Parle pour toi, on comprend rien à ce charabia magique ! bougonna Hadrian.

Devant l’air peiné ou agacé de ses amis, Yannis parut flancher et finit, au grand étonnement d’Ugo, par annoncer qu’il allait gracieusement les faire réviser avant l’heure. Plus étonnant encore fut que les trois lascars acceptèrent avec joie et ils commencèrent tous les quatre à faire des quizz. L’adolescent matheux, en les regardant d’une distance que seul lui pouvait mesurer, dut se rendre à l’évidence : ils étaient revenus au lycée, et c’était pour ça que ça faisait aussi mal.

— Ça va ?

Il cligna des yeux ; Ludwig, toujours aussi réceptif à la mélancolie d’autrui, s’était tourné vers lui. Bourru, sa victime d’empathie balaya l’émotion d’un geste brusque et d’un :

— Ça va. Allez, je révise avec vous.

* * *

*Edward

Ugo l’observait avec une attention plus poussée qu’à l’ordinaire.

S’il avait été plus jeune, le skaldnjol aurait crû que l’humain était tombé amoureux de lui. Mais à plus mûre réflexion, il était indéniable que ce n’était pas le cas : le lycéen ne balbutiait pas en sa présence, ses yeux ne fuyaient pas quand le blafard lui adressait la parole et aucune maladresse n’était commise de façon autre que délibérée. Ugo restait Ugo, ce qui était à la fois inquiétant et rassurant.

Cela l’intriguait qu’un humain s’intéresse autant à lui. Il y a des gens comme ça, qui ne veulent pas vous lâcher jusqu’à qu’ils vous décortiquent de la plus frêle parole. Le skaldnjol s’amusait des chirurgiens du social qui adoraient faire cracher aux gens leurs quatre vérités, mais dans le cas où ces derniers ont accès à des connaissances quasi-illimitées… Cela devenait embêtant.

Malgré tout, le plaisir de se sentir coupable sans être accusé, qui plus est en étant à côté de la source éventuelle de cette accusation… était d’un grisant comparable au sang le plus doux et sucré qui soit. C’était le fait de se sentir en danger réel, hors un skaldnjol aussi ancien que lui n’avait plus ressenti cette angoisse malsaine depuis des lustres.

Pendant le cours, Ugo s’évertua de faire semblant de ne pas savoir. Le blafard faisait semblant de ne pas savoir qu’il savait et tout allait bien, pourtant il y avait cette tension invisible dans l’air. Un peu comme de l’amour, oui, mais il ne fallait pas s’y tromper : on ne parle pas d’amour quand on regarde deux araignées se toiser avec méfiance et respect, tout cela dans un jeu de non-dits, de menaces froides et de quelques piments d’impostures.

— Combien de temps que ça dure…, murmura Ugo en dessous de la voix de M. Hendrick.

— Trop longtemps, répondit Edward Kor’Al’Tain. Il faudrait que ça cesse… Mais c’est si amusant !

Son ami lui lança un regard vaseux auquel il répondit par un sourire moqueur, un peu trop teinté du skaldnjol par rapport à l’humain qu’il mimait à la perfection.

— Dis, demanda l’humain avec un air complice. Ça te dit de m’aider à faire un truc ?

— Balance, soupira Edward le lycéen.

— Pas tout de suite. Pas ici. Est-ce que tu veux m’aider, oui ou non ?

Une hésitation feinte puis…

— D’ac.

— Ok. On en parle à la fin du cours.

Qui arriva plus vite qu’il n’en fallut pour le dire : Ugo déclencha une série de catastrophes mineures sur son bureau – à bases de composés alchimiques – et feint une blessure. Le professeur, las qu’un tel élément sévisse dans son empire scolaire, fit la chose la plus idiote qu’un dirigeant peut faire : il l’envoya hors de sa vue.

— M. Blutingen, veuillez accompagner votre… camarade à l’infirmerie.

M. Hendrick n’avait aucune confiance envers les humains mais au moins considérait-il Edward comme le moins pire des cinq qu’il devait se coltiner, aussi lui imposait-il les tâches les plus responsables. Ce fut donc avec un intérêt non-dissimulé que le duo sortit de la salle de cours et ne prit certainement pas le chemin de l’infirmerie.

— Donc, c’est quoi le bail ? s’enquit le blafard.

— On va voir Archibald pour lui demander l’accès à la Banque des Artéfacts.

—…quèsaco ?

— Un endroit où il stocke les objets magiques et bizarres.

Il savait de quel endroit il parlait : la Banque était considérée comme une bibliothèque, sauf qu’elle ne stockait que des objets ayant appartenu à des personnes remarquables, et donc que l’on considérait comme uniques en leur genre. Par exemple : l’Alloueur de Rivages de Belvégor Aurum, le Déchiffreur de Longes d’Oliandre Ephtzer ou encore l’Eviscateur du Grimaceur. Trop de souvenirs dangereux croupissaient dans l’immense bâtisse qui longeait le lac artificiel de l’Académie.

Ce fut donc par amour du danger qu’Edward accepta la proposition.

* * *

*Ugo

Ugo fouillait des coffres poussiéreux, Edward s'échinait à déranger les étagères : bruits de raclements, d'ouverture, toussotements à cause de la poussière résonnaient dans la Banque des Artefacts. Dans un coin de la pièce, Archibald lisait distraitement, surveillant les deux lycéens afin qu'ils ne touchent pas par inadvertance quelque objet dangereux.

Ugo le surveillait, lui aussi, guettant le moindre instant où il relâcherait son attention. Mais le magicien gris était bien trop vigilant, et ne manquait pas de ressources, qu'elles soient mentales ou magiques. Déçu, Ugo décida de l'exploiter d'une autre manière et de le fatiguer en lui posant des questions sur les artefacts qu'il trouvait, faisant d'une pierre deux coups. Si Ugo était intarissable, Archibald tenait négligemment le coup et continuait à lui répondre : Pourquoi cette forme ? La die-sphérique de l'objet permettait de faire des échanges d'énergie stables entre les deux parties. Comment on l'active ? Il suffit de lui susurrer quelques mots doux. À quoi sert ce sablier ? À prévoir où la pluie va tomber prochainement.

Les deux lycéens firent une liste exhaustive de tous les artefacts et les réservèrent. Par chance, la plupart étaient libres mais certains avaient déjà été choisis. Il existait d'autres salles contenant des artefacts plus utiles, mais ils étaient exclus de ceux-ci à cause de leur niveau de menace. S'ils pouvaient avoir accès à quasiment toute la bibliothèque, avoir la permission d'accéder à ces salles étaient une décision du conseil disciplinaire et non du directeur seul. Donc, aucun besoin de nettoyer le "tuyau" de certains, à supposer que ces « certains » en possèdent…

De toutes manières, Ugo avait un plan de secours. Des tas, en fait. Qu’il ne souhaitait partager avec personne, comme à son habitude.

Ils sortirent déjeuner avec Archibald qui n'avait pas de copies à corriger ni de travail trop pressant. Après avoir pris leur en-cas, ils s'installèrent sur une table libre à l'abri des regards et des oreilles, et commencèrent à parler de tout et de rien. Soudain, le magicien gris orienta la conversation :

— Excusez-moi, jeunes gens, mais je suis curieux : une fois que vous aurez gagné le tournoi, allez vous effectivement rentrer ?

— Évidemment que oui, répondit aussitôt Edward.

— …

— Je sens que tu n'es pas du même avis, Ugo, et Archibald se pencha vers le jeune homme : Quelque chose te retient ici ? Ou bien… quelqu'un ?

— Personne ne me retient, rétorqua Ugo avec un regard furieux. Il se calma, et dit : Mais je me demande si rester ici n'est pas une bonne option pour moi…

— Ah ?

— Quoi ? réagit Edward, abasourdi. Tu n'y penses pas ! Ce n'est pas chez toi, tu le sais bien ! Nous, on est des terriens, pas des mourmons !

— Mourniens, corrigea Archibald

Ugo ne semblait aucunement gêné. Cependant, il prit le temps de réfléchir avant de répondre à ses interlocuteurs :

— Ce n'est pas une question de chez soi. J'aurais un passe-droit, et je compte m'en servir. Seulement, je pense que travailler ici me serait plus profitable que rester sur Terre ; là-bas, les mathématiciens ne sont pas aussi bien payés qu'ils ne le devraient, et ils doivent exercer une spécialité à côté pour donner un sens et donc un paiement à leur travail. Ici, pas besoin, plus nos maths sont pures, et mieux on est respectés ! Les maths sont ma passion, Edward, même si parfois tu peux en douter…

— Non, jamais. C'est juste que ça m'étonne, ton état d'esprit.

— Ce ne serait qu'un état temporaire, dit Archibald, ce qui lui attira les regards interrogateurs des deux jeunes gens. Oui, Ugo, tu pourrais travailler ici. Mais tu finirais par avoir le mal du pays, c'est certain. Le mieux que tu puisses faire, c'est effectuer cette « année de césure », comme vous l'appelez sur Terre, afin de ne pas trop te dépayser.

— C'est une bonne idée, dit Ugo d'un air songeur. Au pire, ça ne m'évitera peut-être pas de partir en dépression en voyant chaque jour ta gueule, Archi !

— Faites attention, jeune homme, dit l'accusé en souriant tandis que les deux autres partaient dans un rire. Je pourrais vous sanctionner pour vos propos !

Ils dégustèrent leur repas en racontant des blagues douteuses sur le système politique estonien, auquel Archibald était lié de très près, apparemment. C'était un délice de partager ses journées avec un génie pareil, se disait Ugo. Pas un génie qui voulait vous couler, non, mais le genre de génie qui vous poussait à vous dépasser, à vous passionner de tout ce qui vous entourait. Si Archibald décidait de participer aux élections françaises, il deviendrait Président à coup sûr et la France connaîtrait ses cinq années les plus utiles de toute l'histoire.

Une fois leur mets avalés, ils rassemblèrent leurs affaires pour aller dans la bibliothèque, afin de réfléchir aux éventuelles épreuves et concocter des plans diaboliquement géniaux.

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