Chapitre 28 - Cruautés quotidiennes
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Une semaine plus tard
Fut-il plus à même de comprendre les femmes en ayant vécu parmi elles toute sa vie, Yannis restait un homme comme les autres : du bagou, des mensonges, de la réappropriation permanente des succès des autres et une grosse dose d’insécurité. En deux mois donc, il avait été été accepté par la culture mournienne avec une si grande fluidité qu’on aurait dit un poisson dans l’eau. Plus personne ne le traitait comme un monstre parce qu’il en était plus ou moins un aux yeux de ses compères. Enfin, c’était l’image qu’il s’était créé comme celle de ceux autour de lui.
Imaginez-donc les mages mourniens comme le plus grand rassemblement de paternalisme qui soit.
Yannis s’invita plus d’une fois dans des fêtes privées. Plus d’une fois on le félicita pour ses récentes progressions (comme on le ferait avec un enfant, certes, mais c’était mieux que rien) et plus d’une fois, il s’inclina poliment. Sauf qu’au fond de lui, il était ailleurs. Toujours.
Ses pensées se tournaient vers Kara. Dans chaque visage parfaitement symétrique, dans chaque rire de baleine mélodieux. Il bouillonnait, ne tenait plus en place. Il devait aller lui reparler… mais comment ? Il ne l’avait plus vu depuis cette dernière soirée.
Déambuler dans l’Académie devenait plus une question de survie qu’un passe temps. Il se demandait : quand avait-il été aussi obsédé par quelqu’un ? Était-ce à cause du sexe ? Sûrement. Mais en son for intérieur, Yannis ne voulait pas être aussi creux. Il voulait se dire que c’était quelque chose de plus profond, qu’un éclair lui était tombé sur la tête à l’instar de tous les romans de fantasy qu’il avait lu. Il avait déjà accès à un monde magique qui l’acceptait pour ce qu’il était, pas ce qu’il faisait. Et l’amour dans tout ça ?
S’il me faut faire une diatribe sur l’amour dans le monde humain, c’est bien son omniprésence intense à s’en dégobiller la mâchoire. L’amour dont je parle est celui qui commence par deux mains qui se touchent pour finir par deux gens dans une couche ; l’acte sexuel est une finalité pour beaucoup, un passage à l’âge adulte. J’ai appris, en voyageant, que ce n’est pas le cas : « faire l’amour », « baiser », « coucher avec quelqu’un » n’est besoin que pour ceux qui le ressentent comme tel. Moi, je fais partie de « ceux qui ne cherchent pas le chat qui ne les fera pas tomber malade » et je m’en sors très bien.
L’autre, lui. Celui dont je vous parle depuis le début. Eh bien, sa conception de l’amour est aussi romantique que l’on peut envisager pour un ado de son âge. Pour lui, il venait de partager quelque chose de profond mais aussi d’unique, au point qu’il pensait avoir un lien particulier avec Kara. Et il pensait plutôt bien, même si ça n’était pas exactement ce qu’il croyait être.
Se torturant en amoureux transi, il longea le Patio des Huitains et, comme pour répondre à ses mélancolies des plus bucoliques, la belle « nymphe » Kara entra dans son champ de vision, assise sur un banc à se prélasser au soleil comme un chat. Dès qu’elle le vit lui, elle l’interpella de vive voix ; Yannis s’approcha et remarqua que la jeune mournienne semblait… détachée.
— Salut ! annonça-t-elle en changeant de mine.
— Yo… Ça fait longtemps.
— Une semaine, c’est très peu pour du « longtemps ».
— Mmmh…
— Ah oui ! J’oubliais que tu as vécu sur Terre avant de venir ici. Le temps est différent là-bas ?
— On le ressent différemment… mais d’une certaine manière, ouais, ça revient au même.
Les deux restèrent silencieux. L’une assise, l’un debout formaient une scène aussi classique que ronflante. Sagesse en onguent, Kara s’étira et repoussa l’ennui par des paroles claires :
— Viens. On va aller s’entraîner.
* * *
Yannis reçut un coup à l'épaule si violent qu'il lâcha un cri et son épée. Il massa son ligament conoïde endolori tandis que son adversaire l'observait en ricanant. C'était facile pour Kara de le toucher : comment auriez-vous réagi, si, par obligation, vous deviez vous entraîner au combat au corps à corps avec un simili de fille très jolie avec qui vous aviez fait l’amour la semaine dernière.
En tout cas, une partie des jeunes adolescents aurait vraiment du mal à se concentrer, surtout si la jolie fille en question est votre première fois. Sans compter le fait, que, depuis cette soirée, ils s'étaient mis à traîner ensemble, disons... Très souvent.
Yannis s'entraînait avec Kara, tandis que Pythie massacrait Ludwig et Hadrian réunis. Au fond du terrain, Solis et Jinn méditaient. Yannis les observa tour à tour, quand il reçu un coup dur sur la tête qui le tira brutalement de ses pensées.
— Aïe !
— Ne relâche pas ton attention, le somma Kara tandis que, d'un geste adroit du pied, elle lui lança son épée qui était par terre. Il l'attrapa, pendant qu'elle continua son cours : Tu ne dois pas laisser des ouvertures aussi béantes ! On dirait le trou de balle d’un Ptoomph !
— Je… Quoi ? Aïe ! Putain !
Yannis se prit un coup, cette fois sur le bras, car il avait (vainement) tenté de parer avec son épée en hombregral. Mais Kara avait le don de le déconcentrer autant en paroles qu'en... autres choses.
— Tu es trop relâché, on dirait un mollusque ! Tu ne dois pas prêter attention à ce que je dis, mais à ce que je fais ! Relâche ton esprit mais bande ton corps !
— Pour ce qui est de bander, ce n'est pas très compliq… Argh !
— Arrête de penser que je vais te ménager ! Quand tu combats, ce n'est pas un bête échange de coups gentils et courtois : c'est une danse mortelle, et chacun de tes faux pas laisse à ton adversaire, si mauvais soit-il, une chance de gagner ! Rappelle-toi, un seul coup suffit !
— Peut-être, mais c'est difficile… Pourquoi je n'ai pas le droit de me Déphaser ?
— Avant de courir, apprends à marcher, dit-elle d'un ton énigmatique.
Voyant que Yannis n'avait pas compris sa lancée philosophique, elle expliqua plus en détail :
— Tu sais te Déphaser, ce qui est un exploit inouï pour quelqu'un de ton espèce et surtout de ton âge. Mais ce miracle ne doit pas reposer que sur de la chance, mais aussi sur la maîtrise ! Quand tu te déphases, tu stimules ton corps grâce à la magie. Si ton corps n'est pas entraîné à bouger correctement, comment penses-tu qu'il réagisse sous l'effet d'une pédale d'accélérateur ?
— Il s'étale sur le sol, dit en bougonnant Yannis, se frottant la main.
— C'est ça. Tu dois donc te fourrer dans le crâne le fait simple que ton corps ne serait pas en mesure de suivre la magie. Dans ce cas, il s’autodétruirait, ce qui serait contre-productif.
— Ah, ça, c'est pas bon, en effet.
— Raison de plus pour continuer l'entraînement. Allez, montre moi l'enchaînement du Gyllao Dansant Sur Le Ruisseau !
Il enchaîna les mouvements de cette technique destinée à tromper l'adversaire. Pendant ce temps, Kara lui raconta comment tous les enchaînements de combat de la Garde Impériale prenaient racine dans les lignes de mouvements des Sorts Primordiaux. En recopiant ces signes avec son corps, on entrait en phase avec le monde qui nous entourait. Mais elle lui apprit que c'était des histoires destinées à faire croire aux novices l'existence d'un ordre de moines aveugles, usant de la magie comme vision de rechange.
Elle finit par dire ces mouvements permettaient d'assouplir le corps... Et sur ce point-là, les articulations de Yannis étaient tout à fait d'accord.
Ils échangèrent quelques coups rapides, et elle estima qu'il était temps pour lui de se Déphaser. L'énergie, son pouvoir, bleu comme le ciel, se condensa autour de lui pour former une aura qui empêchait la magie d’exsuder de son corps. Elle fit vibrer ses muscles et lui fit voir la couleur de « l'aura » de Kara : d'un rouge terne, elle lui rappelait quelqu'un…
— Lorkan est un de tes parents ?
Yannis prononça cette phrase distraitement, comme une banalité. Apparemment, ce n'en était pas une dans les oreilles de Kara.
— Attaque ! cria-t-elle avant de se précipiter sur lui à une vitesse vertigineuse.
Surpris par tant d'audace mais prêt contre l'assaut, Yannis entreprit d'esquiver et de parer tous les coups qu'elle lui portait afin d'étudier quel style elle utilisait. Une fois qu'il eut compris qu'elle était en posture du Loup Parmi Les Lions, Il riposta par le Tarasque Avale La Vouivre, un contrecoup circulaire fulgurant en biais. La puissance du coup décuplée par la magie projeta une onde de choc bleutée bien visible, qui faillit renverser Kara si celle-ci n'avait pas attrapé la manche de son adversaire. Sachant que ce n'était pas de la triche, Yannis tomba, sûr qu'elle allait le faire chuter avant qu'elle ne touche le sol.
L'inattendu se produisit.
Ils se retrouvèrent éloignés de quelques mètres, comme si de l'espace avait été ajouté entre eux. Effet secondaire du Déphasage, ou illusion créée de toute pièce ? Yannis soupira, laissant son Flux refluer en lui doucement. Kara se releva en le regardant avec étonnement, avant de s'approcher de lui, le toucha comme si elle vérifiait qu'il était bien là, et croisa ses bras, le regarda de la tête aux pieds. Yannis marmonna quelques excuses timides, trop sur ses gardes pour savoir si elle allait le punir ou non, mais elle se contenta de dire :
— Tu sais faire un Voyage ?
Yannis ne comprit pas tout de suite :
— Un voyage ? Euh, j'imagine qu'avec un bon véhicule…
— Non, nigaud d’humain, répliqua sa camarade. Je parle d'un Voyage, ou d'une Translation instantanée. C'est ce que vous les humains appellent communément « téléportation »…
— Et c'est étonnant ? Je n'ai fait qu'un… "Voyage" de quelques mètres. Et inconsciemment qui plus est ! J'imagine qu'on fait mieux près de chez vous…— C'est déjà énorme. Normalement, il faut maîtriser un genre d'artefact très ancien, demandant beaucoup de préparation et une quantité inimaginable de magie, mais tu l'as fait instantanément. Ça confirme ce que j'ai vu.
— De quoi ?
— Ton Aspect. Je l'ai entraperçu durant notre…hum…
— Jeu de mains ?
— C'est ça. J'ai vu une partie de ta Nature transcender ton être au moment où je t'ai touché. C'était étrange, parce que d'habitude, j'arrive à voir avec précision quel est l'Aspect de la personne que je touche. Or, le tien était comme brouillé. Maintenant, je sais que tu es capable de Voyager.
Yannis trouvait ça super, de se téléporter à volonté, mais il décida d'écouter plus attentivement les réflexions de Kara avant de la couper :
— Tu sais, dit-elle, contrariée, j'étais assez en colère de ne pas voir ton Aspect dans sa totalité. En te voyant en action, j'ai cru qu'en te touchant une nouvelle fois, j'allais le déduire avec exactitude. Mais c'est encore pire qu'avant.
— À quel point ?
Yannis était de plus en plus curieux. Le fait de manier de la magie était exceptionnel pour un humain, mais avoir un Aspect de téléportation se rajoutait à son autre Aspect qu'il avait expérimenté avec Malkor, le soir où il avait été capturé.
— Tu es comme un objet à plusieurs facettes…
Son regard se perdit dans le vague
— Tu veux dire que j'ai plusieurs Aspects ?
Kara le regarda droit dans les yeux et dit d'un ton catégorique :
— Tu sais ce que représente un Aspect ?
— Euh… C'est pas la représentation magique de la personnalité d'un mage ?
— C'est plus profond que ça… Vois ça comme l'incarnation de ton âme sur le monde, grâce à la magie. Tu vois donc pourquoi ta question n'a aucun sens ?
— Parce que je ne possède pas plusieurs âmes, en déduisit Yannis en claquant des doigts.
— Exactement. Auparavant, durant l'Âge Sombre, les mages se faisaient la guerre. s'ils arrivaient à vaincre les mages ennemis, ils enfermaient leurs âmes dans des objets pour disposer de leur force magique pure, de leur Aspect, renforçant ainsi leurs propres pouvoirs. C'était alors la chasse aux âmes et, le Grand Sinueux soit loué, Méridionus a arrêté cette folie en enfermant jusqu'à la « maturité » les Aspects des mages. Comme ça, ils ne feraient plus cette bêtise de détruire des vies pour s'approprier leurs âmes. L'effet secondaire de ce sortilège ancien a entraîné la disparition presque totale des Aspects, et les scientifiques se rendent compte que ce taux d'apparition devient de plus en plus faible, avec une décomplexification du pouvoir en lui-même. C'est pour ça que je suis assez perturbée par le fait que tu possèdes ce drôle d'Aspect en toi. C'est comme si tu avais plusieurs âmes en toi…
— Et si c'était le cas ?
— Tu serais mort.
Elle n'approfondit pas le sujet, et Yannis, en bon étourdi, avait oublié qu'il lui avait posé une question avant leur échange. Il reprit le fil en lui demandant :
—Et alors, pour Lorkan ?
Elle soupira de fatigue, comme si sa question avait sapé toute son énergie. Elle s'assit, et l'invita à faire de même. Elle lui avait enseigné que prendre une position de méditation aidait le plus souvent à délier les langues et à éviter tout débordement émotionnel inutile.
Elle resta un moment à contempler les nuages, comme s'ils pouvaient lui donner une réponse. Semblant soudain déçue par leur mutisme céleste, elle se tourna vers Yannis, le regard aussi profond que son âme, et lui dit ces mots durs comme la pierre :
— C'est mon père, le chef de la famille. Un héros sous la lumière de l'Hakessar, et un monstre dans l'ombre de notre demeure.
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