Chapitre 29 - Une langue sucrée
Chose étonnante, Eléanora tint sa promesse. Ce ne fut pas grâce à Ugo le savant ou à Edward le skaldnjol, ni aux mânes de la magicienne. Non, celle-ci avait tenu parole pour la simple et bonne raison qu’elle aimait bien la Ferroul Squad. Elle ne se voyait pas en eux mais ils lui rappelait sa propre amitié avec ses anciens coéquipiers, fanée par la vie.
Ugo et ses amis se tenaient donc face à l’Inquisitrice, dans le même bureau que la dernière fois. Aujourd’hui néanmoins, ils n’étaient pas ici en tant qu’intrus mais en tant qu’alliés. Du moins, c’était ce qu’il voulait croire. Il ne faisait pas vraiment confiance en une personne de loi sauf qu’il s’agissait ici d’un cas de force majeure : obtenir le badge du Tournoi pour rentrer chez eux.
Quand il finit par exposer leur volonté, la mournienne aux beaux atours claqua de la langue.
— C'est non. Un non catégorique ; je ne souhaite pas que vous participiez à ce tournoi.
— Et pourquoi ça ?
Ugo croisa ses bras en regardant Isabella, suivie de près par tous les autres.
— J'approuve le fait que vous ayez pris cette initiative, et j'en suis contente, mais là n'est pas la question : Vous êtes en Cycle 0 d'études à l'Académie, de tous nouveaux membres. Ce serait scandaleux de vous faire participer, et les retombées sur vous et sur notre école seraient catastrophiques.
— Si c'est une question d'âge alors vous êtes dans l’erreur,lui rétorqua Ugo en sortant un document de son sac et en le jetant sur le bureau : Des élèves de « notre âge », en cycle 1, ont participé à ce tournoi et ont gagné ! Cycle 1 ou 0, quelle différence ?
Ce n’était, bien entendu, pas une défense très solide ; non, elle était complètement nulle. Ce qu’Ugo espérait, c’était d’agacer la fausse lycéenne pour la pousser à faire quelque chose pour se débarrasser d’eux sans se mettre son patron – l’Hakessar – à dos.
Isabella soupira et feuilleta le document, en prenant bien soin de regarder toutes les pages. Ugo et les autres patientèrent, jusqu'à qu'elle ait terminé. Quand elle eut fini, elle jeta le document dans une petite poubelle et croisa ses mains, sans regarder qui que ce soit. Puis, elle dit :
— Je comprends tout à fait votre défense ; des jeunes élèves qui parviennent à participer à ce tournoi, et le gagnent.
— Vous voyez, j'ai rai…
— Mais ils étaient surdoués, voilà le problème. Bien que vous souhaitiez, Toi, Ludwig, Edward et l'autre, être des dévots, certains doivent participer directement aux épreuves. Je ne pense pas que vous soyez des génies. Ni que vous soyez prêts. Si l'équipe de la Ferroul Squad, et j'apprécie également son titre, s'engageait à participer, je leur imposerai de choisir d'autres dévots sur le champ.
— On reste ensemble, dit Ugo d'un ton implacable. C'est à prendre ou à laisser…
— Je ne marchande pas comme une poissonnière. Je suis celle qui est à la tête de l'ordre religieux le plus important de tout l'Empire, et comme le Carnaval est un évènement religieux, j'en suis la gestionnaire responsable. En tant que telle, je te dis ceci : ma parole fait loi, et je dis que tu ne seras pas dévot, comme tes camarades.
— Alors au lieu de marchander comme une poissonnière…
— Hum ?
—…Marchandons comme des vrais chefs, proclama Ugo en s'asseyant et prenant une pose de big boss.
— J'aimerais beaucoup jouer à ce petit jeu avec toi, mais, comme tu le sais déjà, je ne pense pas que tu sois le chef de quoi que ce soit, et…
Elle s'interrompit en voyant Ugo sortir un badge étrange, d'une couleur vertserpent. Dessus, il y avait écrit : « Ugo Gauss, responsable en chef de la section mathématiques et physique — Société de Recherche en Paranormalité et en phénomènes Ultra-sensoriels, SRPU ». Il le montra fièrement, même s'il pensait bien que ce genre de centre de recherche était assez… sous estimé par l'ensemble de ses camarades au lycée, et pas seulement les quatre ploucs derrière lui.
Isabella lui prit son insigne et le regarda avec attention. Pendant un instant, Ugo crut apercevoir comme un éclair de peur passer au fond de ses yeux, mais ce fut trop fugace pour qu'il en tire des conclusions, cependant il ne devait écarter aucune hypothèse. Du moins pour l'instant. En temps voulu, je
découvrirais tout, comme je lui ai promis ! Isabella posa son badge sur son bureau, et s'adossa sur son fauteuil.
— En ma qualité de chef, je me dois de respecter ta position, même si je doute qu'elle soit plus importante que la mienne. Je vais donc accéder à ta requête, mais il faut que tu me rendes un service en échange.
— Tout ce que vous voudrez, dit Ugo en cachant sa joie. Tant que ce n'est pas impossible ou idiot !
— Je souhaites que toi et ton équipe de la Ferroul Squad, en plus de vos deux responsables, M.Parmini et Mlle.Ophilian, partent en expédition dans le Sud-Est, à Médine.
— À quel sujet ? Je voudrais bien savoir dans quoi on s'engage…
— Médine est situé au Sud-Est, comme je viens de le dire, dit-elle en regardant le plafond, au comble de l'exaspération. Le voyage se fera hors des limites de téléportation, vous serez donc à pied pour traverser un désert assez charmant, qui ne porte pas de nom dans votre langue, mais qu'on appelle à Médine Shr'al'gvar. Une fois arrivé en Médine, dirigez vous vers l'endroit habité le plus proche, et les habitants vous emmèneront à la capitale, Barakav…
Elle replongea son regard dans celui d'Ugo.
— Barakav est dirigée par un excentrique du nom de Targon Bendwill. C'est le commerçant le plus influent du milieu : c'est lui qui nous fournit en tissu, en zinc, en épices et plein d'autres broutilles. Seulement, depuis quelques mois, Lord Bendwill a arrêté de nous envoyer certains de ses… hum… produits, et cela embête beaucoup l'ensemble de l'Empire. Des révoltes vont finir par éclater et je ne souhaite pas gérer tout ça, surtout avec le Carnaval. Je te prie, toi et ton équipe, de lui parler, de voir où est le problème, le régler et rentrer avant la fin du mois, sinon adieu la compétition. C'est clair ?
— Comme de l'eau de roche, acquiesça Ugo. Dis-moi, combien de temps pour traverser le désert ? Et jusqu'à Médine ? Et le retour ?
— J'ai tout prévu. Vous mettrez environ trois jours pour traverser le désert, une journée pour arriver à Médine. En bref, je vous laisse six jours. ça vous laisse largement le temps. Pour revenir, j'enverrais un téléporteur à la sortie du désert. J'entends bien avoir des nouvelles, d'ici-là... Surtout venant de toi, Ugo !
— J'imagine… Un grand merci à vous, dit Ugo en s'inclinant de manière protocolaire. Vous nous honorez.
— Cesse de me gaver de ton miel avant que je fasse une crise d'hyperglycémie.
* * *
[ ??? ]
Il rajusta une mèche de cheveux sur sa tête qui lui donnait l’air d’un Tintin au rabais, et la seule caractréristique qui rendait le personnage ridicule à ses yeux. S’examinant sous toutes les coutures devant le miroir de sa chambre, Yannis estima avec satisfaction qu’il était bien coiffé, bien habillé et nettoyé jusque derrière les oreilles. Il portait une chemise noire et des bas bruns rehaussés de bottes hautes et vert forêt ; à sa ceinture pendait son épée, symbole de son dévouement envers l’art de l’escrime. C’était a
Ses amis et lui partiraient dans trois jours dès que le portail arcanique les menant au désert de Médine serait pleinement chargé d’énergie magique – c’étaient de vieux artefacts datant d’une époque antérieure aux mourniens. Le terrien magicien avait alors saisit l’occasion pour proposer à Kara de l’accompagner faire un tour dans la ville à côté de l’Académie. Elle cependant l’avait devancé, lui proposant de la retrouver à la Chute des Éprouvés, une cascade dont le ruisseau se jetait dans le lac artificiel.
Quand il sortit de sa chambre, il remarqua un détail intriguant : le sol était couvert de fleurs. Et ce n’était pas des pétales ni des coupes : il s’agissait de véritables florescences poussant à même le sol, laissant virevolter des parfums inconnus dans l’air. Un peu déboussolé par cette incongruité, Yannis hésita avant de piétiner les fleurs sur son passage. En croisant deux-trois étudiants sur le chemin, il apprit rapidement qu’il s’agissait d’une farce de Seconds Cycles destinée à emmerder les professeurs qui souhaitaient aller dans leurs salles de cours. Il y avait quelque chose de très humain dans ce comportement et, bizarrement, cela l’inquiéta. Pour cause : les mages étaient des sortes de demi-dieux dans son imaginaire et maintenant il découvrait petit à petit qu’ils étaient presque comme des humains.
Une fois dehors, les fleurs se firent de plus en plus disparates jusqu’à s’évanouir complètement. D’un geste agacé, l’adolescent chassa quelques pétales récalcitrantes ; pas par souci d’allergie mais plutôt parce qu’il ne supportait que l’odeur des fleurs s’accroche à lui. Ce fut entre quelques chapelets d’injures marmonnées dans sa barbe qu’il se dépêcha, sous le regard de mourmons surpris. Le chemin jusqu’à la cascade se jonchait d’arbres penchés et d’étudiants insouciants, qui riaient aux éclats ou jouaient aux cartes télékinésiques. Beaucoup d’autres élèves allaient et venaient en direction de la Chute des Éprouvés, qui était réputée dans tout l’établisssement pour être un lieu romantique.
Romantique.
Jamais Yannis n’employait ce mot à la légère. En fait, depuis qu’il était haut comme trois pommes, il en avait saisi le sens et la douceur, le goût et la couleur. Sur Terre, il avait vu un vieux couple dans la rue marchant côte à côte, capté un échange de regards et plus aisément remarqué ces moments de complicité entre tant de connaissances et d’amis. Romantique, c’était une idylle dans laquelle les grands élus se prélassaient.
Lui aussi en avait rêvé et, pendant un temps, il avait crû que le sort s’acharnerait sur lui pour qu’il ne trouve jamais l’âme sœur. Mais la chance joue pour personne et pour tout le monde, donc il ne laisserait pas tomber cette main. Trop joueur, trop accroché à la victoire pour ne pas voir ce qui pouvait se cacher derrière la défaite.
La cascade était magnifique : se jetant du haut d’une falaise pour atterrir en trombe dans un torrent bouillonnant, il aurait pu être l’incarnation des larmes de tous les rejetés – dont il espérait de faire partie dans très peu de temps. Des mourniens s’y baignaient ou s’y trempaient juste les pieds, mais ce n’était pas à l’aval de la chute qu’il devait retrouver Kara. Yannis commença à gravir les escarpements humides après avoir enchanté ses semelles pour qu’elles ne glissent pas. Il arrivait de mieux en mieux à contrôler sa magie, au point qu’il sentait les titillements caractéristiques d’un
En haut, il y trouva une petite mare claire avec quelques rainettes importées de la Terre, chose désormais normale à ses yeux. Devant la première cascade originelle, il y avait la mournienne assise sur ses talons, juchée sur un rocher. Ses doigts jouaient sur la surface de l’eau qui prenaient la consistance de l’huile et se mettait à scintiller plus fort. Yannis regarda ces doigts et frissonna en se remémorant leur contact sur son corps. Puis elle se pencha vers l’eau pour l’embrasser ; pourquoi ? Sa bouche sur sa peau, il s’en souvenait d’autant plus. Comme un flash, le souvenir le fit tressaillir et Kara le remarqua, ses cheveux trempant dans l’eau. Elle restant quelques instants à le contempler jusqu’à ce qu’il prenne la parole, d’un ton froid et maîtrisé :
— Tu voulais me voir.
Elle se redressa lentement avec la souplesse aqueuse qui la caractérisait. Se dressant de toute sa hauteur déjà supérieure à la sienne, le rocher la surélevait un peu plus au dessus de lui.
— En effet.
— Que me veux-tu ? J’ai à faire.
Il jouait la carte de la nonchalance nouée au sérieux. C’était un vieux conseil d’Ugo mais un conseil quand même – surtout venant du type qui s’était tapé la moitié du lycée Ernie Fifrelin. Kara ne fléchit même pas, penchant juste sur le côté, et Yannis crut entrevoir un sourire sur son visage.
— Je voulais en savoir plus sur toi.
— Pourquoi ? demanda-t-il en toute sincérité.
— Parce que je n’ai discuté avec un humain.
Chez elle la nonchalance était aussi naturelle que la respiration, et même lui, tout menteur qu’il était, le ressentait. Pourtant il ne se laissa pas déstabiliser et vint à sa hauteur, sur son rocher, près d’elle. Son propre geste le surprit mais il tint le coup, en répondant :
— C’est vraiment le cas ou y a une autre raison ?
Avant qu’elle ne puisse répondre, une zibellule malvenue lui passa sous le nez et il sursauta, se laissant choir en arrière. Il aurait pu tomber si Kara ne l’avait pas rattrapé par le poignet comme s’il ne pesait presque rien. D’un geste sec, elle le ramena contre lui et pencha sa tête sur la sienne. Punaise, elle est vraiment grande !
— Je te le dirais peut-être une fois que tu m’auras plu avec une histoire.
Ses yeux engloutissaient la forêt dans son ensemble de couleurs. Elle le fit asseoir comme un enfant et elle fit de même à ses côtés, se penchant en arrière pour apprécier la caresse des soleils sur sa peau. L’image saisit Yannis, qui n’eut que le silence en bouche pendant un instant, jusqu’à qu’elle lui jette un regard agacé en coin. S’éclaircissant la gorge, il demanda :
— Qu’est-ce que tu veux comme histoire ? Un conte ?
— Non, je veux une histoire de toi. J’ai beau bien te connaître en couleur, je ne saisis pas bien tes formes.
Son regard glissa le long de ses bras musclés et il rougit.
— D’accord, euh… est-ce que tu sais ce qu’est un vélo ? (elle secoua la tête) Bon, bah imagine un truc avec deux roux et un guidon, ‘fin un gouvernail, et tu actionnes un système de poulies métalliques avec tes pieds pour les faire tourner. C’est un moyen de transport, précisa-t-il.
Elle acquiesça, le laissant continuer :
— Du coup, le vélo. J’avais huit ans, j’étais petit. J’en avais déjà fait avant mais avec deux petites roues à l’arrière, pour l’équilibre. Ce jour-là, c’était du deux roues pur. Ma mère m’avait expliqué comment il fallait s’y prendre : « Tu roules vites pour pas tomber. Si tu tombes, tu te relèves ».
— Comment est ta mère ?
Il souffla du nez en étouffant un rire, et les coins de ses lèvres tressautèrent. Yannis n’avait pas de mots très forts pour décrire sa mère. Comment aurait-il pu ? C’était la personne qui, entre la marraine et l’amant, l’avait élevé avec le plus de difficulté. Elle était une femme, lui était un garçon dans un monde où les deux étaient difficilement compatibles. Et pourtant…
— Imagine un dragon.
— Un quoi ?
— Euh… un immense varan volant et cracheur de feu, qui est également magicien ?
Kara resta un instant à regarder les rainettes s’affairer dans l’eau.
— C’est un animal de chez vous ?
— Oui et non. On l’a inventé.
— J’imagine : les animaux ne font pas de magie.
— C’est pas le plus important ! s’énerva Yannis
Quand on parlait de dragons, il était très sérieux : nombre des romans chez lui étaient…
Chez lui.
— Tout va bien ? et Kara approcha sa main de la sienne.
Il la retira vivement.
— Ça va. Je pensais juste à… (il secoua la tête ; plonger dans ses souvenirs était ardu) Je continue : du coup ma mère, qui est une dragonne, m’a regardé galéré, tombé, pleuré du vélo. Au bout d’un moment, soit par pitié ou parce que je faisais trop de bruit, elle m’a remis sur le vélo à deux roues et l’a tenu, m’a accompagné. Je regardais alors son visage tourné vers l’horizon alors qu’elle m’expliquait le principe du point de fuite ou je ne sais quoi. J’étais hypnotisé par sa confiance et là j’ai compris…
Le jeune homme fit une pause mi théatrâle, mi émue. Kara mordit à l’hameçon sans qu’il sache si c’était volontaire ou non.
— Quoi ?
—…j’ai compris qu’elle avait lâché le vélo. Elle marchait juste à côté de moi pendant que je pédalais et, sans m’en rendre compte, je tombais plus. Du coup, quand je roule sur mon vélo, seul sur la route, je regarde pas que le bout du chemin. J’imagine que quelqu’un est devant moi et se retourne, ou qu’il y a une personne que j’aime à côté de moi qui peut me rattraper.
— Et ça t’empêche de tomber ?
Il répondit avec une conviction si profonde qu’il s’en surprit lui-même :
— Toujours.
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