Chapitre 30 – Les nomades des désespérances

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Une expérience étonnante, pensa Yannis, de passer à travers un portail. C'était comme si on le tirait dans tous les sens, pour ensuite le laver de flammes froides... Et puis ce goût de piquant dans la bouche.... Cette sensation... Elle lui semblait familière, alors que c'était pourtant sa première fois… N'est-ce pas ?

C'était quelque chose à la fois magnifique et étrange : il marchait aux côtés de ses amis sur une route plate, sans couleur. Autour d'eux, le vide les appelait, mais il n'était pas vide. Rempli de lumières bondissantes, d'images frémissantes qui ne restaient les mêmes que quelques dixièmes de secondes, Yannis comprit le fonctionnement du sortilège : ce n'était pas un déplacement instantané, mais un déplacement à travers un autre espacetemps, comme dans la théorie des trous de vers. S'il semblait que lui et l'équipe se déplaçaient sur une courte distance, ils parcouraient en fait des centaines de kilomètres. Pratique, même s'il ne savait pas comment on pouvait stabiliser une telle chose.

D'un coup, la lumière redevint normale : ils étaient sortis du portail. Le soleil de plomb frappait là où ça faisait mal, et, ici, il n'y allait pas de main morte. Ils mirent leurs chapeaux enchantés, et ressentirent immédiatement la fraîcheur. Le désert s'étendait à perte de vue, non sans quelques rochers aux ombres bienveillantes. Pas un souffle de vent ou de nuages.

Ils firent l'inventaire de leur équipement, et commencèrent leur marche.

Quoi ? Vous voulez que je vous raconte quoi sur leur marche durant le jour ? Vous dire qu'ils ont affronté des hordes de bandits nomades ? Qu'ils sont malencontreusement tombés sur de gigantesques créatures des sables ? Sur un tombeau antique et maudit ? Parfois, la vie nous réserve des surprises, mais, de temps en temps, elle est trop timide pour agir de la sorte. Dans ce désert, il n'y avait presque rien, seulement quelques formes de vie tentant de survivre. Pourquoi essayeraient-elles de s'attaquer à nos voyageurs ?

Ils marchèrent donc encore et encore, sans jamais rencontrer d'autres obstacles que les pierres qu'ils contournaient. Le soleil continuait sa course et atteignit l'horizon, projetant de chatoyantes couleurs sur le ciel. Mais…

Ce que vit Yannis l'effraya au plus haut point ; il avait sorti sa lunette teintée pour regarder le soleil, et ce qu'il vit… Était la chose la plus terrifiante qu'il eut connu à ce jour.

Le halo solaire brillait, c'était certain. Mais au centre était un astre noir, si noir que la lumière semblait être déviée de sa trajectoire.

— Archi !

— Hum ? L'interpellé se retourna.

— Vous… votre Soleil, c'est… c'est un trou noir ?

Archibald lança un éclat de rire qui se répercuta à travers les rochers. Surpris, Yannis vit Éléanora, Kara, Solis, Pythie et Jinn le suivre dans son hilarité. Puis, les larmes au yeux, Archibald montra le soleil qui se couchait au loin.

— Il ne faut pas s'inquiéter, pouffa-t-il. Tu as raison, c'est bien un trou noir.

— Ça explique le fait qu'il y avait deux soleils quand on est arrivé ! (Ludwig claqua des doigts) Il y avait une étoile proche du trou noir !

— C'est ça, confirma le magicien gris. L'étoile est arrivée il y a environ 1 milliard d'années, d'après nos calculs, et elle a disparu il y a quelques mois.

Un événement extraordinaire à observer !

— Mais… Que… Pourquoi ? Yannis était perplexe.

— Pourquoi on ne court aucun danger ? Pourquoi les rayonnements ultraénergétiques du trou noir ne nous détruisent pas ? Pourquoi la planète estelle en équilibre gravitationnel malgré les fréquents voisins ? De bonnes questions, qui ont toutes la même réponse : cette planète n'en ait pas une. Récemment, on a découvert une sorte de pulsation souterraine, venant du plus profond de Mourn. Elle est détectée tous les cent ans. Très peu de signaux sont périodiques dans la nature de l'univers, sauf…

— Dans le vivant, en conclut Ugo.

— C'est bien ça. On pense, enfin pas seulement les mages, mais toute la communauté scientifique, que cette planète est un gigantesque être vivant magique. Énorme. On ne sait pas à quoi il ressemble, mais on sait qu'il possède une forme de puissance qu'on a jamais pu exploiter par des moyens artificiels.

— Quel est la nature de cette puissance ?

— La capacité unique d'absorber l'énergie sous toutes ses formes, pour la transformer en magie. On a émis l'hypothèse que c'est pour ça que la magie est aussi puissante ici, mais on en est pas sûr. En tout cas, c'est grâce à ça qu'on est à l'abri total de tout danger gravitationnel ou électromagnétique/

Yannis se sentit respectueux envers une forme de vie aussi immense, comme s'il foulait désormais le corps d'un dieu endormi.

Ils continuèrent quelques minutes jusqu'au coucher de trou noir… Drôle d'expression. Enfin bref, la nuit tombée, ils s'installèrent sous un rocher et firent un feu à partir de charbon d'hombregral. Ce bois, en plus de bien conduire la magie, était capable de brûler très lentement. Le feu était chaud et rouge, un bonheur pour les yeux. Ils se rassemblèrent autour du tas incandescent afin de ne pas prendre froid dans la nuit glacée. Leurs visages étaient fatigués, et certains dodelinaient de la tête. Yannis était aussi épuisé, mais son cerveau fonctionnait à plein régime : Pourquoi faisait-il si froid la nuit ? L'hombregral était-il un « poil » de la créature mythique qui était cette planète ? La magie existait depuis quand ? Pourquoi était-il aussi… magique ? Parfois, en voulant s'endormir, son corps vibrait et projetait de l'énergie magique pure, puis il avait mal au crâne. D'après les médecins mourniens, son corps était en surcharge permanente, ce qui était très mauvais : si la magie était un outil fantastique aux possibilités infinies, elle était mortelle à tout ce qu'elle touchait, surtout chez les êtres pensants qui en possédaient plus que les objets inanimés. D'après ceux qui avaient essayé de le soigner, il mourrait jeune, à peu près dans un peu moins de 10 ans. C'est comme avoir un cancer, se dit Yannis, sauf que c'est incurable. Il ne l'avait pas dit à ses amis de peur de les inquiéter, mais surtout parce que mourir le terrifiait.

Il ne voulait pas être seul…

Il regarda les braises chatoyantes qui brûleraient encore quelques dizaines d'années avant de s'éteindre. Il pensait tout ce qu'il avait vécu, dans sa vie, se remémorant son enfance, ses anniversaires tantôt bien, tantôt mauvais. Il se rappelait de Quentin, son premier ami, puis de Thilio, son ami préféré. Il se rappelait de sa première opération de la jambe, qui avait été un échec. Désormais, les mages avaient guéri sa maladie héréditaire. Il se souvenait et ressentait encore sa haine pour son père qu'il n'avait jamais connu. Il se souvint de ses années de collège, véritable jungle où il aurait sombré dans la violence si Edward n'avait pas été là. Il se souvenait de ses disputes avec ses sœurs, avec sa mère, alors qu'il tenait à elles plus que tout. Il se rappelait de toute sa famille du côté de sa mère, son cousin blond Mathias, son cousin et sa cousine, vietnamien et malienne, Tom et Alexia. Et les adultes, qui l'avaient soutenu et conseillé lors de sa deuxième opération qui avait été un enfer et qui n'avait fait qu'empirer les choses. Il se souvenait de ses deux années de lycée, en seconde et en première, où il fit la connaissance de Ugo et Ludwig, et plus tard Hadrian, Eikorna, Maty et Isabella…

Tout ça faisait partie de lui, autant que ses moments de bonheur que ceux de souffrance. Tout ça l'avait forgé dans un certain but, un but qu'il comprenait aujourd'hui. Qu'importe l'existence de Dieu ou autre force métaphysique. Ce qui semblait vrai, à ce moment, c'est qu'il savait pourquoi il était devenu fort : pour affronter ces épreuves, et en ressortir vivant. Non sans blessures, certes, mais toutes guérissables et, dans un sens, bonnes pour lui. Car, sans elles, il ne serait pas Yannis.

Soudain, Archibald le sortit de sa récurrence onirique en le secouant de l'épaule :

— Tout va bien ?

— Oui, oui… baîlla en se frottant ses yeux. Je me suis juste assoupi.

— Je vais raconter une histoire. Ça ne te dérange pas de l'écouter ?

— Non… Yannis était curieux de connaître des histoires d'ici. Tu es un conteur ?

— Ah ! Non… C'est juste un conte de mon enfance. Tout le monde !

Approchez...

Le cercle autour du feu se resserra pour se tenir chaud et prêts à écouter le mage latino. Celui-ci prit une profonde inspiration, et souffla dans le feu. Des étincelles se mirent à voleter en tout sens et dessinèrent des motifs et des dessins. À mesure qu'il parlait, le mage sculptait le feu de ses doigts :

« Quel que soit le monde, quel que soit le temps, quel que soit le peuple, le mal profond y est toujours inscrit. Cette part sombre est présente en chacun de nous ; elle nous donne de la force et le moyen de survivre. Mais ce pouvoir si propre au vivant a un prix : il doit détruire. Ni par cruauté, ni par survie. Détruire, c'est tout. Aucun d'entre nous n'a de pureté parfaite, chacun a ses pulsions.

On ne peut les détruire. Les cacher ne fait que retarder l'inévitable. Ce qu'on doit faire, c'est juste les combattre et s'empêcher de sombrer. Voilà la première valeur d'un mage : ne pas succomber à son propre pouvoir, parce que la magie nous vient directement des Anciens. »

Les flammes prirent la forme de monstres aux formes grotesques et insoutenables. D'un geste, le mage les chassa.

« Ils nous ont précédé sur cette terre. On dit que c'est eux qui sont à l'origine de la vie, mais, ce dont on est sûr, c'est que notre aptitude à faire de la magie n'a rien de naturel. Les Anciens nous ont offert ce don en échange de notre loyauté. Ces siècles-là furent très sombres, on les nomma donc les SombresJours. Ce fut un temps de terreurs et de souffrances, où les Anciens envoyaient nos ancêtres à la conquête d'autres mondes, grâce à des « Outsiders ». Des personnes à l'aptitude particulière de faire voyager n'importe quoi instantanément sur des distances inimaginables, sans l'aide de sous-espaces. On parle même de voyage entre des mondes parallèles. l'Histoire déplore leur perte depuis la fin des Sombres-Jours, mais auparavant quelques-uns naissaient avec cette capacité légendaire. Aujourd'hui, les portails artificiels sont très instables et ne laissent passer que peu de choses en même temps et sur des intervalles de temps assez courts.

Les Anciens, donc, partirent en conquête de l'ensemble de la galaxie. Leur empire s'étendait de long en large de la voûte céleste. Nous autres mages ne pûmes rien faire, puisque si les Anciens nous avaient donné le Don, ils avaient également le pouvoir de nous le reprendre. Nous étions à leur merci, et ce qu'il semblait être pour l'éternité, seulement... »

Archibald dessina une figure dans les flammes. Un visage aquilin de feu en jaillit, aux traits fins, et aux yeux de chats.

« L'un d'entre nous souhaitait un monde meilleur pour les mages et tous les autres habitants de Mourn. Il se nommait Orbas, voulait la mort des Anciens, mais tout le monde savait que sa cause était vouée à l'échec : ces êtres étaient la personnification du chaos, ils ne pouvaient donc pas être vaincus. Mais Orbas entraîna ses amis et autres subordonnés dans sa rébellion inutile. Les Anciens eurent vent de ce projet, et rendirent fous tous les rebelles et les transformèrent en monstres infâmes, sans âmes. Pour le chef, Orbas, ils lui réservèrent un traitement spécial : ils le torturèrent joyeusement, chaque jour, pendant mille ans. Mais la volonté d'Orbas ne faiblissait guère, et enhardissait le peuple à se rebeller à son tour. Les Anciens, excédés par l'importun, s'en prirent à la seule chose à laquelle Orbas tenait par dessus tout : son amante et amour, Samlia Albek. Ils l'enlevèrent et accomplirent un rituel ancestral, qui montrerait à tous que leur pourvoir était égal à ceux des dieux.

Ils la changèrent en lune. Oui, la deuxième lune, celle qui est bleue, était auparavant Samlia. Désormais, seul le bleu de la lune nous rappelle qu'elle portait une robe bleue, ce jour-là. Comme ça, Orbas ne pourrait plus jamais l'atteindre.

Écrasé par le chagrin, la tristesse et la douleur, Orbas se changea en rage, puis en haine. Ils lui avaient tout pris : ses amis, son avenir, la magie et sa femme pour finir. Il ne lui restait qu'une seule chose. Il ne lui restait que son talent d'Outsider.

Il hurla si fort que la terre entière trembla. Les Anciens reculèrent, effarés par un tel débordement. Mais, après que le hurlement d'Orbas mourut dans sa gorge, rien ne se passa. Les Anciens ricanèrent, et s'apprêtaient à rendre le coup de grâce à leur ennemi vaincu. »

Archibald leva la main. Une sphère de feu s'éleva du brasier qui les réchauffait. À l'intérieur de celle-ci se dessinait un disque sombre, qui absorbait la lumière.

« Ils n'avaient pas compris que son talent était un don, venant d'un autre être, plus ancien même que les Anciens. Notre étoile, jadis étincelante, devint le reflet d'Orbas : un objet sombre animé de haine qui n'avait que la faim pour lui tenir compagnie, sans jamais pouvoir l'apaiser. Et de cette étoile morte sortit l'Être, la Chose, le Démon, le Non-Temps, Celui-quiAnnonce-La-Fin, et bien d'autres noms… Les Anciens ressentirent la terreur et hurlèrent pour la première fois de leur vie immortelle. Mais c'était trop tard : l'Être les dévora et ne laissa pour reste que leur magie et leur malignité. Puis il s'en alla loin, là où personne ne viendra jamais.

L'énergie résiduelle des Anciens devait s'accorder aux lois du monde. Elle se précipita vers le réceptacle le plus proche : Orbas hurla de douleur quand la magie le déchira de part en part, transformant son corps en un monstre que nous connaissons et craignons au plus haut point : le premier Orbasos venait d'être créé.

Devant ce spectacle, le Grand Serpent maudit Orbas et l'enferma dans les profondeurs de la terre. Parfois, on l'entend cogner et son sang est de feu. Pour le sceller définitivement, il fit pousser l'Avasanesta, le grand hombregral. Tant qu'il reste debout, plus personne ne court de dangers.

Mais la Magie des Anciens étant éteinte, les Aspects que les gens avaient acquis par sa maîtrise disparurent petit à petit, ne laissant que quelques élus qui résistèrent à l'assaut de ce mal. Les mages d'antan n'étaient plus, une nouvelle ère s'offrait à nous. Nous inventâmes la sorcellerie, la civilisation, le savoir, la morale, et toutes ces choses qui font de nous un peuple plus ou moins uni aujourd'hui… Telle est la légende de l'origine des mages. »

Tous se turent pour méditer sur cette histoire. Yannis se demandait si c'était un légende ou un fait réel, parce que le nom « Orbas » lui disait quelque chose… Et «Albek » aussi, mystérieusement. Cela éveillait en lui une tristesse profonde, qu'il chassa comme on chasse une mouche. Le fait était que la prison de ce type hyper-dangereux ne tenait que grâce à un arbre : celui-ci devait donc être sacrément résistant pour en faire une serrure contre un être dont la puissance était apparemment quasi-divine... Par crainte, il préféra s'arrêter là.

Le jeune lycéen se pencha pour faire bouger des braises dans le feu, avant de lancer comme si de rien n'était :

— Et, en fait, ça nous apprend quoi cette histoire ?

Archibald regarda Yannis d'un regard profondément attristé. Puis il se leva et partit dans les ombres de la nuit. Surpris, Yannis se tourna vers les autres jeunes qui lui jetaient un œil accusateur, ce à quoi il répondit muettement par de l'incompréhension. Les yeux au ciel, Ugo soupira d'exaspération et se leva pour aller retrouver le mage blessé. Yannis se tourna vers Éléanora, qui lui offrit son sourire attristé de pitié non feinte. Yannis lui demanda :

— Mais qu'est-ce que j'ai dis pour que le Archibald Parmini soit aussi… touché ?

— Eh bien…

Éléanora croisa ses mains et regarda le feu, sa lueur incandescente projetant des ombres blafardes sur le visage de la magicienne. Masque de marbre aux traits de feu.

— Avant, on était jeunes, comme vous. Avant, on était une équipe, comme vous. Avant, on étaient amis, comme vous. Mais, avant, contrairement à vous, on a perdu trois membres de notre équipe. Le premier, Heinrich Korsakoff, qui a disparu il y a 50 ans. Synnaï, mort pendant une expédition souterraine il y a plus de 70 ans. Et…

— Et qui ?

Yannis vit le visage d'Éléanora se tordre en une horrible grimace. Elle ravala tant bien que mal les sanglots qui lui montaient à la gorge, puis regarda Yannis avec l’œil dur d'une femme qui avait perdu tout ce à quoi elle tenait, qui s'était retrouvée face à la vie, la réalité. Celle qui vous fracasse de fond en comble sans en laisser une miette. C'est avec la réalité comme flots de vomissures que la sorcière cracha ce nom, le maudissant par la même occasion :

— Isabella. La Grande Inquisitrice. C'est elle qui a envoyé Synnaï en mission, et c'est elle qui a envoyé Heinrich le chercher…

Dans la nuit, on entendait deux sanglots. Lamentation et Désespoir furent repus ce soir-là.

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