Chapitre 34 – Le Désert des Arbres Murmures - Aurum Veritaserum
Plus tôt dans la journée…
— Mais t'es complètement malade, en fait ! Qu'est-ce que ce sera plus tard ? Tu vas nous dire que le génie est une tare mentale dégénérescente qui te bousille le cerveau, et donc que c'est pas ta faute ?
Au bout d’un moment, ils atteignirent un oasis asséché avec des arbres moches. Yannis l'enguelait depuis déjà dix bonnes minutes et, comme ignorer les crétins était l'arme sublime des gens supérieurement intelligents, Ugo se tapa une sieste le temps du voyage...
* * *
Un prodige.
C'est comme ça qu'on le qualifiait. Exceptionnel. Époustouflant. Extraordinaire. De nombreux adjectifs le poursuivaient tels des monstres assoiffés de sang, sans qu'il puisse faire quoi que ce soit. « Qu'il est fabuleux de voir que ce petit ange a un si grand avenir devant lui » ou encore « Il sera le plus grand des plus grands ! ». Des conneries. Des absurdités sans argument, sans fondement. Comment aurait-il pu être aussi parfait, sachant qu'à l'intérieur de lui, c'était aussi pourri que de la moelle vieille de deux siècles ?
Inhumain. Monstrueux. Dément. Malade
C'est comme ça qu'on le qualifia quand il entra au collège. Il n'avait jamais entendu d'autres personnes le lui dire. Et ça lui faisait un bien fou, d'entendre qu'on le traitait comme une immondice formidable. Car c'était ce qu'il était. Un monstre terriblement intelligent.
Mais pas tout puissant.
Il lui manquait cette étincelle, cette chose qui le rendrait réellement spécial. Des génies, on en trouvait partout. Ce qu'il lui fallait à lui, c'était un truc capable d'éberluer tous ces visages distordus, qui ne faisaient que le complimenter. De les transformer en masques de peur véritable. Car c'était ce qu'il était. Un démon beaucoup trop rusé.
Il commença à faire des recherches dans l'occultisme, car c'était ce que les jeunes faisaient quand ils voulaient se rendre intéressants. Mais rien ne lui convenait, car il comprenait que cette forme de croyance tentait de saisir un concept si proche, et pourtant si lointain. Il sentait qu'il y avait anguille sous roche. Une grosse anguille, bien grasse, qui aurait même pondu des œufs d'or tellement sa présence était légendaire.
C'est alors qu'Ugo la trouva.
Enfin, il ne la trouva pas immédiatement. Il dénicha d'abord les ouvrages traitant de cet artéfact ancien, dont les plus vieux témoignages dataient de l'époque du royaume de Babylone. Parmi les textes les plus anciens, une légende racontait qu'un dieu était descendu sur Terre, et avait déposé une relique sacrée dans une montagne en feu (un volcan, donc). Le dieu n'avait apparemment ni visage ni nom, mais se « drapait d'un manteau de nuit », et « ses yeux creusaient un gouffre dans l'âme des hommes ». Après que le dieu ait fini de déposer son trésor, il disparut dans une « blessure du monde ».
La relique en question s'apparentait à une gourde, contenant un liquide doré sensé donner un pouvoir gigantesque à celui qui la buvait. Manifestement, la légende ne s'arrêtait à cet ouvrage : la Fontaine de Jouvence, le puits de Mimir, le sang de Fafnir… Au bout de quelques recherches, Ugo se rendit compte de l'énormité qu'il venait de découvrir : la relique avait déjà été possédée par des gens, qui s'en étaient servi pour accomplir leurs rêves… et leurs cauchemars.
En convaincant ses parents qu'il accomplirait un voyage pour apprendre la langue latine, Ugo partit en Argentine, volant par dessus les nuages pour atteindre son rêve le plus fou. Quelle chance il avait eu de tomber sur ces ouvrages !
Mais il ne se doutait pas que le hasard n'existait pas en ce bas-monde.
* * *
Ugo se trouvait dans les tréfonds de la terre. La pierre, il l'entendait sous ses pieds, bouillonnait de colère, sous le coups du feu de la Terre. Il n'avait aucune idée de comment il était arrivé-là, ni où se trouvaient ses amis et sa monture. Il porta sa main à sa ceinture… Ma gourde ! Elle a disparu ! Fais
chier ! Après tout ce temps passé avec sa gourde et à abuser de ses pouvoirs, il ne l'avait plu. Sans elle, il ne se sentait pas démuni, mais affaibli. Bon, il va falloir se débrouiller sans, comme au bon vieux temps !
Il descendit l'échelle juste devant lui. La chaleur le faisait suffoquer, mais il tenait bon : des exercices de ce genre n'étaient pas de tout repos, mais lui savait s'y tenir. Bandant ses muscles sous l'effort, il continua sa descension. Au moins, l'échelle était solide, fixée qui plus est au mur sculpté par la lave refroidie. Pas de vapeurs toxiques ou de jets d'étincelles. Juste quelques flammèches passagères, qui, feux-foulants, batifolaient entre les stalagmites. De toute façon, Ugo s'en fichait comme de sa sixième jambe : l'essentiel était d'avancer.
Au bout d'un moment, il atterit sur une plateforme au dessus d'un lac de lave en fusion. Il avança prudemment et vit des runes disposée autour de la plateforme, luisant d'une énergie négative, aspirant toute chaleur excessive. Son regard suivit le bout de la plateforme, découvrant un pont qui menait à la prochaine salle.
Il y avait une épreuve, se dit Ugo en s'approchant du centre de la plateforme.
Il y a toujours une épreuve. Mais où ? Il se tourna dans tous les sens, et... Ah, voilà ! Au plafond, de merveilleux habitants des profondeurs : les Karnaag. Elles se libérèrent de leur carcans de pierre pour tomber lourdement sur le sol, un peu comme le coeur d'Ugo dans ses chaussettes.
Leurs veines en fusion fulminant de vie et d'énergie, elles laissèrent échapper un son cristallin de leurs semblants de gueules, simples trous aveuglants.
— Vous êtes sacrément moches ! ricana-t-il avant de plonger sur le côté pour éviter le plus gros d'entre eux.
Grave erreur d'avoir parlé ; ces choses le repéraient via les vibrations. Il se tut, se réceptionna en douceur sur le métal. Prudent, il retira ses chaussures, et en envoya une près du bord. Le plus gros Kaarnag fondit sur la converse, pour être emporté par son poids hors du bouclier anti-chaleur, et fut vaporisé.
Le lycéen lança sa deuxième chaussure, mais ça ne fonctionna pas ; pire, les deux Karnaag vinrent à sa rencontre en crissant, martelant la plateforme comme une farandole de marteaux fous. Il roula sur le côté, évitant de peu une griffe.
Ugo devait trouver une solution… Pendant un moment, il envisagea de les attirer près des runes pour voler leur énergie thermique, mais ce faisant, Ugo subirait le même sort… C'est comme ça que les Karnaag font, d'ailleurs. Leurs seules armes, c'était leur résistance hors du commun et leur capacité à absorber la chaleur par contact.
Pieds nus, il se faufila entre les deux monstres mégalithiques qui le cherchaient en grinçant, et hurla très fort. Vifs comme l'éclair, ils chargèrent à tout rompre, balançant étincelles et gravats à tout va. Ugo sauta au dernier moment, et les deux masses se percutèrent en un fracas abominable.
Le jeune homme faillit déraper hors des limites, mais ne fut pas vaporisé pour autant. Vite, pensa-t-il en s'écartant des runes, qui déjà aspiraient son énergie. Il agita ses doigts refroidis, avant d'apprécier la vue satisfaisante de deux statues se chevauchant, dénuées de nervures brûlantes. Il passa ensuite le pont et s'engagea dans le tunnel vers la prochaine salle.
Ugo effectua une longue marche à travers les couloirs, comme au bon vieux temps. Il remarqua que chaque détail sur les murs, les sols, étaient identiques dans ce rêve. C'était donc un souvenir.
Il arriva dans une salle circulaire, au sol troué pour laisser passer les vapeurs. Au centre, un piédestal couvert de lumière, et, dans cette lumière, une fiole en cristal ciselée, en lévitation, au contenu de pure lumière dorée. Mais, dans la salle, se trouvaient déjà quatre autres personnes : sa mère, son père, son frère et sa sœur, tous échevelés, meurtris mais au regard toujours déterminé. Tel était le trait de famille des Gauss : ne jamais abandonner. Bon, Ugo avait déjà failli plusieurs fois à ce dogme, mais, pour ce cas là, il n'avait pas l'intention d'abandonner. Mais de là à se retrouver devant sa famille… Il y a de quoi déchirer un homme. Il parla d'une voix étrange, comme si ce n'était pas la sienne :
— Papa, maman… Et vous autres. Pourquoi vous êtes là ?
— On a lu tes notes, mon loulou, répondit sa mère en usant de ce sobriquet si gamin, qu'il aimait bien pourtant.
— On voulait pas qu'il t'arrive quelque chose, ajouta son père, le regard un peu fou.
— On va pas te laisser toute la gloire, répondirent à l'unisson son frère et sa sœur. Tu pourrais partager, espèce d'égoïste !
La transformation psychique s'opérait peu à peu ; d'après ses notes qu'il avait préalablement prises, Ugo savait que la dernière épreuve du labyrinthe était de se confronter à sa propre vérité. Le dernier gardien, en somme. Invisible, immortel et indestructible, il s'insinuait en chaque personne pour lui instiller des paroles qui les touchait au plus profond. Et ce n'était pas des mensonges, mais toujours la vérité. Et ce gardien connaissait passé, présent et futur. Il révélait tout, rendait folle la personne ou dangereuse pour tous les autres. Seulement, Ugo n'en ressentait pas les effets, parce qu'il avait vaincu sa propre vérité : il n'avait aucun remords, aucun reproche à se faire.
Mais sa famille n'était pas protégée contre ces effets dévastateurs, et pour peu qu'ils résistent un moment, ils ne tarderaient pas à oublier qu'ils avaient des amis, une famille, et même une identité. Le seul remède connu était la fiole dans la lumière. Supporteraient-ils le choc ? Ugo savait qu'il était impossible de rebrousser chemin, et la folie de la salle gagnait les esprits de ses proches de seconde en seconde. Ils les voyait déjà en train de s'engueuler sur celui qui prendrait la fiole, et en venaient déjà au poings. Même son tout petit frère. Dorénavant, il n'avait plus de famille, mais seulement des attardés mentaux qui pensaient qu'ils avaient raison.
Pendant que ses anciens proches confrontaient physiquement leurs vérités respectives, Ugo s'avança et prit la fiole. La lumière s'éteignit, laissant apparaître le Gardien. Ombre noire aux yeux rouges, il siffla de colère et tendit une main griffue vers Ugo, qui tendit la fiole vers lui. Le Gardien fut immédiatement repoussé, et sa famille hurla de douleur quand celui-ci se jeta sur eux pour les achever. Terrassé par la souffrance de la perte de sa famille, il ferma son cœur et son âme à celle-ci, et but le liquide doré.
…
Il savait
Il savait… Tout. Sous ses yeux, en une fraction infinie de temps, la première réaction du monde embrasa son corps, créant un espace gigantesque. Il sentit en accéléré la soupe subatomique primordiale, qui s'agitait dans un rythme entropique sans fin. La magie sautait de particule en particule, libre de se propager où elle voulait, imprégnant de sa corruption chaque recoin de l'univers.
Puis, le froid gagna peu à peu du terrain. Si bien que, un moment donné, Ugo ne vit plus avec ses mains comme un aveugle, mais avec ses yeux la lumière des premières étoiles. Petit à petit, celles-ci se rassemblèrent en amas, puis en galaxies. Il tomba à la renverse dans l'une d'entre elles, à une vitesse supraluminique. Il tomba sur un petit nuage de gaz en accrétion, donnant naissance à une étoile. Banale qui plus est, et pourtant… Elle serait la source de quelque chose d'assez singulier.
Le nuage ne s'accréta pas seulement en étoile, mais aussi en autres petits corps massifs. L'un d'entre eux était en fusion, et se prit un impact gigantesque, arrachant de son corps une multitude de fragments, qui s'agglomérèrent en astre plus petit. La planète, blessée, libéra des gaz sur toute sa surface, créant une atmosphère dense et suffocante, qui, sous l'effet des volcans et des impacts de corps célestes, devenait riche en carbone et autres composants. La planète refroidit, sa rotation se ralentit. Des océans se formèrent, et là, tout se passa en un clin d’œil : les premières bactéries, les poissons, amphibiens et puis plantes et animaux terrestres. Dinosaures, puis cataclysmes. Mammifères, humains. Toute cette histoire d'humains qui n'était qu'une fraction de connaissance, une respiration dans la vie de l'univers. Si petite chose, fragile, sans importance, et pourtant…
Ugo se réveilla en sursaut dans son lit. Il était couvert d'une pellicule de sueur, trempé jusqu'aux os, transi de froid. La porte de sa chambre s'ouvrit, quelqu'un alluma la lumière :
— Tout va bien, mon loulou ? Tu as fais un cauchemar ?
— Non, ça va, t'inquiète. J'ai juste mal digéré la pizza.
— D'accord. Je vais me recoucher. Ne tarde pas, toi aussi. Bonne nuit…
— Bonne nuit, maman…
La lumière s'éteignit, la porte se referma. Ugo alluma sa lampe de chevet et s'adossa sur son coussin, réfléchissant à tout ça. C'était juste un rêve, finalement ?
À côté de lui se trouvait une flasque en peau. Il l'ouvrit.
Le liquide à l'intérieur était doré.
* * *
« Réveille toi… Réveille toi… Réveille toi ! »
Ugo grogna, et ouvrit les yeux. Il était allongé au sol, sur une natte. Sa liqueur à la main, il sentait la fraîcheur de la nuit courir sur ses joues. Au dessus de lui se trouvait Archibald, inquiet. Les autres étaient là, aussi, le teint de certains aussi blafard que Edward. Certains pleuraient, d'autres étaient bouleversés. Ugo se releva, courbaturé. Quand il eut fini de s'asseoir, il regarda tour à tour ses compagnons, mais certains manquaient à l'appel, dont Ludwig, Hadrian, Eléanora, Jinn, Pythie et Solis.
— Où y sont, les autres ?
— Ils sont revenus vers Barakav : à part nous, tous les autres sont tombés malades quand on a traversé le Désert des Arbres-Murmures, et Archibald désigna la vallée en contrebas, couverte d'une brume épaisse. Toi et tes quatre amis étaient tombés dans un drôle de sommeil, plus ou moins agité. On a eu très peur pour vous, mais vous vous êtes réveillé quand on est sorti.
Ça va aller pour toi, tu peux te lever ?
— Oui, rétorqua Ugo en suivant son affirmation. Mais ça veut dire qu'on est plus que quatre pour l'expédition… On ne risque rien ?
— Pas vraiment, lança Kara qui soutenait un Yannis chancelant. Notre travail consiste à faire du repérage, rien de plus. Régler le problème serait juste un bonus, apparemment. Les autres se portent garants de notre marché avec la Grande Inquisitrice.
— Nous avons reçu son message, ajouta Archibald en soulevant Ugo. Nous avons manifestement réussi son test, et nous avons le choix de continuer ou de rebrousser chemin ; elle ne souhaite pas de morts inutiles. C'est toi, d'après elle, qui décide de la marche à suivre.
Ugo réfléchit quelques instants. Pour lui, c'était sûr à 100 % que son esprit n'avait aucune séquelle, mais quand n'était-il de Yannis ? Peut-être devraient-ils revenir… Mais Ugo avait fait la promesse au Sous-Gouverneur : régler ce problème. Et Ugo était certes un connard, un salaud ou une ordure, mais en aucun cas un parjure. Une promesse faite à un homme d'honneur est une promesse tenue. Il acquiesça pour montrer qu'il fallait continuer, et fit un effort pour remonter sur son coléoptère. Quand le groupe eut fini ses préparatifs (il ne leur restait plus que 3 montures et des vivres pour 4 jours), ils se mirent en marche (enfin, les coléoptères…).
La nuit était parfaite, fraîche et éclairée par les lunes. Ugo observait Yannis se faisant bichonner par Kara. Sur Terre, il avait autant de succès qu'un raton laveur dans un poulailler, surtout auprès de cette Aurélie, qu'il lui avait sorti la totale : resto-ciné-ballade sous les étoiles, pour ensuite lui sortir l'habituel « Tu veux sortir avec moi » avant de se faire renflouer comme pas deux ! Et, pour couronner le tout, c'était la première dans toute la vie de Aurélie qu'un mec l'invitait au resto et au cinéma ! Bref, niveau amour, c'était pas de chance pour Yannis, surtout que Ugo, malgré le fait qu'il arrêtait pas de le bisquer sur cette histoire, pensait que son ami méritait de l'amour, parce que, mêmes s'il n'était pas aussi parfait que lui ou le prof de SVT (faut pas déconner avec ça !), il avait cette partie de lui qui forçait le respect et qui ( il en rajoute!) méritait qu'on lui accorde quand même un peu d'attention.
Évoquer de tels souvenirs le fit sourire, mais regarder Yannis trouver le grand amour avec Kara lui fit chaud au cœur. Si lui, on pouvait l'appeler Casanova, il n'avait pas le « plan de l'amour long et chiant » que Yannis montrait à tort et à travers. Vous savez, le genre d'amour qui dure parce que vous et votre partenaire vous entendez super bien, comme si vous jongliez entre la friendzone et le sexfriend… Ouais, non, il n'y comprenait rien, c'est certain. En tout cas, ça sautait aux yeux : Ugo les observait se dire des secrets et des blagues en se retenant de rire, et leurs auras positives galvanisaient le groupe. Un peu plus et tout le monde serait en train de danser une gigue.
Après quelques heures de voyage, ils arrivèrent au pied du titan de pierre et de feu. J'espère que cette fois, les ennuis vont pas venir en trompette et tambour…
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