Chapitre 42 – L’orgueil son seuil

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—...et donc, à ce moment là, dit Ugo après éructation, que Yannis s'est pris le coup de queue dans la tronche et qu'il s'est étalé par terre façon Jibril !

— Oh ! Je suis trop triste de ne pas avoir été là… Ludwig prit un air faussement désolé, suivi d'un rire de la part d'Hadrian.

Ils étaient tous les trois, assis dans des fauteuils près du feu. La nuit était fraîche, et la chaleur du foyer les confortait autant que les bières artisanales qu'ils buvaient. Hadrian sourit de plus belle : cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas trouvé l'occasion de discuter comme des lycéens normaux après une longue, très longue semaine de travail. Tout le monde semblait en forme, même Ugo. Pour Hadrian, parler avec eux était réconfortant, puisque ces derniers temps, il se sentait mis à l'écart ; Ludwig lui avait fait part de ce ressenti, mais il ne l'affichait pas de la même manière.

— Quand j'y pense… Hadrian se cala dans son fauteuil et tendit ses pieds vers la cheminée. Je me demande pourquoi Yannis a de la magie et pas nous ? Sans mentionner Ugo avec sa flaque, bien sûr !

— Peut-être qu'il a subi des expériences en laboratoire quand il était petit ? suggéra Ludwig.

— Ouais ! Hadrian claqua des doigts. Même qu'il les aurait eues avant sa naissance, alors qu'il était encore qu'un embryon !

— Expliquant ainsi le fait qu'il ait une jambe plus courte que l'autre ! Mais que dirais-tu d'un sérum spécial qu'il aurait bu ?

— Carrément ! Il pourrait nous en donner un peu, et…

— Oh, fermez-la un peu !

Hadrian se tourna vers Ugo ; celui-ci était plus rouge que d'habitude, et pas seulement à cause de l'alcool. Ugo renifla, et dit :

— Vous en avez pas marre que tout tourne autour de Yannis ? Et si on parlait de vous, un peu ?

Hadrian se tourna vers Ludwig, qui croisa son regard. Il y lut la même chose qu'il ressentait, lui : la honte. Hadrian soupira de dépit : c'était bien vrai, ils n'arrêtaient pas de parler de lui. Mais était-ce vraiment leur faute, après tout ? Yannis avait surpassé des limites que les plus grands scientifiques des temps modernes n'avaient même pas imaginé, et en plus, il continuait encore plus loin. Le problème était bien-là : il n'y avait plus de place dans leurs têtes pour autre chose que le Tournoi des Rois Mages, et par conséquent l'équipe active du groupe de la Ferroul Squad.

Un sentiment de rejet s'était petit à petit installé en son sein, entre les terriens et les mages. C'était rien du tout, bien sûr, mais c'était comme parler d'un cancer : avec le temps, la tumeur viendrait à bout du corps entier, et suivrait rapidement l'amputation du membre pourri (enfin, pas vraiment, mais l'idée était là). Hadrian se sentait encore plus en adéquation avec le groupe, parce que tout le monde le sous-estimait. Certes, il s'entraînait bien avec le Capitaine de la Garde Impériale, mais la différence physiologique creusait un gouffre entre Ludwig, Edward et lui et les autres : Yannis pouvait devenir plus rapide que l’œil humain, et assez fort pour briser un rocher à mains nues. Ugo avait accès à une connaissance illimitée venant de sa mixture bizarre, Jinn, Solis, Kara et Pythie étaient des mages.

— Y-a-t-il vraiment rien du tout ? Rien sur quoi vous pouvez parler ? Vous vous arrangez pour vous taire ?! Bande d'hypocrites ! Je me casse !

Ugo se leva et partit. Ludwig soupira puis se tourna vers Hadrian.

— Tu penses qu'il est vexé ?

— Non… C'est Ugo : il fait semblant d'être en colère pour nous faire réagir, mais en vrai, il n'est pas méchant.

— Mais, honnêtement, toi, t'en penses quoi ? Est-ce que t'es d'accord avec lui ?

— En vérité, oui… Hadrian se rapprocha du feu, tendant ses mains ; elles étaient gelées. Je sais que ce qui arrive à Yannis est vraiment génial, parce qu'il n'a jamais vraiment eu de réelles reconnaissances : il a eu de l'amour, j'imagine, de l'amitié, ça j'en suis sûr. On lui a donné de la confiance, des tapes dans le dos, des « oh, c'est malin, ça ! », mais jamais de réelles félicitations.

— Pour de vrai ? J'ai jamais vraiment remarqué… Mais pourquoi n'en a-t-il jamais reçu ?

— C'est parce qu'il essaie de faire quelque chose qu'il est tout à fait capable de faire, mais qu'il doit penser que tout le monde est dans l'incapacité de l'aider. Il ne cherche pas l'aide, parce qu'elle est synonyme de faiblesse pour lui. Et Yannis a connu des… des épreuves difficiles qui l'ont poussé à penser comme ça. C'est idiot comme mode de pensée, mais ça n'est pas si irrationnel, finalement.

— Donc, si je comprends bien, il ne veut pas être avec nous parce qu'on l'a jamais vraiment félicité ? Mais c'est normal qu'on l'ai pas fait : il est trop orgueilleux ! Ses chevilles enfleraient tellement qu'elles auraient pu crever le plafond du ciel !

— T'as mis le doigt sur le cœur du problème : le premier des pêchés capitaux. Yannis est incapable de recevoir correctement des compliments, parce que c'est lui ; tu peux lui enfoncer des idées dans le crâne, il les rejettera sec. Quand tu lui diras qu'il est intelligent, il ne fera plus attention à ce qu'il dit jusqu'à la prochaine grosse gaffe. Quand tu lui diras qu'il est fort, il deviendra violent jusqu'à blesser quelqu'un. Quand tu lui diras qu'il est courageux, il fera des choses dangereuses, qu'il n'aurait pas les couilles de faire d'habitude. Chaque chose positive qu'il reçoit le rend forcément « trop » lui-même. C'est comme si ses inhibitions tombaient, mais qu'il conservait sa conscience.

Un silence naquit entre les deux amis. Hadrian se demandait bien s'il n'en avait pas trop dit ; pour Yannis, lui et les autres de la classe n'étaient plus que des « vieux potes » qui le rattachaient à son existence humaine. Qu'adviendrait-il, si, par hasard, ses nouveaux « amis » parvenaient à le convaincre que c'était une entrave à son ascension ? Une fois qu'on a passé la ligne rouge, pourquoi revenir en arrière ? Ça le taraudait depuis le premier moment où il l'avait vu développer ces talents magiques. Et si c'était dangereux ? Empoisonnant ? Il n'avait pas de compteur Geiger, mais Hadrian était sûr que Yannis et ses petits copains magiciens exsudaient des vapeurs radioactives. Pensif, il gratta sa barbe naissante.

* * *

Ugo était tellement enragé qu'il bouscula des étudiants dans un couloir. Ceux-ci voulurent lui lancer des regards outrés, mais le sien était si noir qu'ils s'enfuirent sans demander leurs restes. Ugo frappa un des murs en pierre, lui arrachant une vague de douleur dans tout son bras, mais calmant sa colère. Pourquoi ces abrutis se comportent-ils comme des moutons ? Ils devaient délivrer le reste de la classe, et là, ils passaient leur temps à s’amuser en prévision du festival. Tout ça parce que le gagner semblait facile avec lui – une évidence – et donc les exemptait de faire des efforts. De, quoi ! Se morfondre un peu…

Ugo trouva un jardin intérieur, avec une flore qu'il n'avait jamais vu. Il n'était pas tellement fan des plantes, et n'avait vraiment pas la main verte, mais les fleurs et leur parfum apaisèrent sa tempête intérieure. Il s'assit sur un banc, devant une fontaine dont le son n'était pas étouffé par la magie. De plus, au loin, il entendait les feux d'artifice éclater. Étrange… Mais ça n'en était que meilleur. Il ferma les yeux et laissa son esprit reprendre le cours de ses émotions. Il devait rester calme, ne pas se laisser submerger.

Il sortit sa flasque et la regarda. Il ne l'aimait pas du tout, parce que c'était à cause de cette flasque qu'il avait tout perdu. Sa mère, son père, sa sœur et même son tout p'tit frère. Ils s'étaient entre-tués sous ses yeux, et, ce jour là, il s'était promis que plus personne ne mourrait à causes de ces Objets de Pouvoir. Voilà pourquoi il avait créé cette branche secrète qui travaillait avec la SCP : plus il trouvait ces objets, plus il mettait en sécurité des pays, des villes… Des gens. Mais maintenant, tout avait changé. Le monde ne se résumait plus à la Terre, mais à l'Univers entier (probablement). La magie était entrée en scène, et c'était tout un problème en soi.

Quand il était petit (et même depuis peu !), il aimait bien la magie, parce qu'elle n'existait pas. Son inexistence lui permettait de la transformer en un idéal que la science pouvait atteindre, qu'elle était la réponse aux questions trop graves auquel l'homme ne pouvait résoudre, mais jamais elle n'était la solution. La magie était un rêve idyllique, qui aurait dû rester dans les jeux et les histoires. Désormais, elle avait révélée sous son déguisement coloré un visage terrible et implacable : la magie était dangereuse, et elle n'était pas contournable. On ne pouvait ni l'empêcher de nuire, ni la contenir.

Yannis en était la preuve vivante, même si Ugo avait du mal à l'admettre : un humain qui galérait dans la vie de tous les jours, qui se débattait dans ses études, qui combattait ses démons et tentations intérieures. Qui tombait sans arrêt, mais se relevait tout le temps. C'était ce qui caractérisait la vie de Yannis, et par conséquent la vie humaine en général. Non pas que Yannis soit le représentant de l'humanité toute entière, mais il était le seul à avoir vécu dans les deux mondes. Entre les deux mondes. Mais, désormais, il s'enfonçait de plus en plus dans l'autre, et, bientôt, il ne pourrait plus faire machine arrière. Il deviendrait l'un des instruments de cette force qu'était la magie, bien plus dangereuse que n'importe quelle bombe atomique. Désormais, Yannis avait la solution facile entre les mains, et il n'hésiterait sûrement pas à l'utiliser à des fins personnelles. Il n'était pas assez mature pour ne pas en faire autrement. Il n’y avait qu’à avoir avec les mages adultes non-humains qui enfermaient toute une clique d’ados on ne savait où !

Si seulement ils n'étaient pas allés sur cette maudite planète. Si seulement Yannis n'avait pas été spécial. Si seulement tout cela n'était qu'un rêve… Mais on ne refaisait pas le monde avec des « si ». Stagner n'était pas le credo d'Ugo, mais que pouvait-il faire ? L'omniscience terrestre était un pouvoir terrifiant, mais seulement sur Terre. Ici, il ne pouvait pas en faire grandchose.

Mais… ne pouvait-il réellement rien faire ? N'y avait-il pas une solution simple à ce problème complexe ? La vie, c'est comme les maths, se dit Ugo, s'il y a un problème, c'est qu'il y a une solution. Suffit juste de trouver le modèle. Le modèle. Quelque chose pour empêcher une forme d'énergie ultradimensionnelle d'agir sur le monde physique. Mais c'était simple pourtant.

Il fallait détruire la magie.

Et, pour cela, il lui fallait accepter ce qu'il abhorrait le plus au monde.

* * *

[ ??? ]

Les préparatifs du festival prenaient pas mal de temps – encore plus pour le Tournoi – et ce malgré la magie. D’après les professeurs, qui avaient exempté les étudiants de toute forme d’éducation pour participer à l’effort collectif, l’événement se déroulerait dans la fin de la semaine. Il y avait donc largement le loisir de s’entraîner ou d’aller faire des emplettes pour choisir des atours amusants, voire des cadeaux à offrir… En bon romantique, l’adolescent magique avait décidé de descendre en ville pour trouver quelque chose à acheter pour Kara.

Sauf qu’y aller tout seul sans guide était suicidaire ; en plus, il n’était pas revenu en ville depuis son arrivée ici, et il ignorait si le sort qui liait les élèves et les professeurs à l’académie l’empêcherait de sortir sur un coup de tête. Heureusement, en arrivant devant l’arche dorée qui marquait l’entrée de Typhus, il n’y avait eu aucun picotement, aucune douleur particulière ni odeur étrange qui témoignait d’un enchantement. À l’aide de sa sphère, il avait appelé la seule personne qu’il pensait être proche de Kara et qui n’avait pas envie de l’assassiner.

Le voici donc avec Jinn en train d’arpenter les rues de Dal’Agard. Le jeune mournien avait troqué sa tenue d’entraînement habituelle pour une robe ample aux longues manches, blanche et cyan aux coutures argentés. Yannis, de son côté, avait gardé son uniforme de l’Académie et l’avait vite regretté : beaucoup de marchands de puces et de passants le haranguaient et lui demandaient un sort, un enchantement. Les repousser était d’autant plus difficile : il se sentait obligé d’aider chaque personne. Jinn l’observa en coin pendant tout le long jusqu’à ce qu’ils arrivent dans un quartier moins bondé. Épuisé, Yannis s’assit à ses côtés sur un banc en expirant :

— Punaise, pourquoi ils me harcèlent comme ça ?

— Ils ne voient pas un mage tous les jours, c’est pour ça.

Le terrien fut surpris par cette information et Jinn eut un sourire en coin.

— J’oubliais que tu n’as pas dépassé les frontières de l’Académie… (il pencha la tête sur le côté, plissant les yeux) Je pensais que votre protection ne s’appliquait qu’à travers le Mage Gris ?

— Parmini ? Je l’ai mis au courant… Il doit sûrement me surveiller à travers ma sphère, et Yannis accompagna ses dires d’un geste envers son globe lévitant au dessus de sa tête. Et puis, t’es ma caution pour éviter un incident diplomatique ou je ne sais quoi.

Le mournien acquiesça.

— Dis, Jinn.

— Hmm ?

— Qu’est-ce qu’elle aime, Kara ?

— Je me disais bien que c’était pour ça que tu voulais bien de moi (le coupable s’apprêta à protester, mais Jinn le coupa) Nous ne sommes pas assez proches pour nous vexer sur ce genre de sujet, Yannis. Je dis juste que tu penses plus comme un mage que comme un humain.

— Et pourquoi c’est une mauvaise chose ?

Yannis croisa ses bras autour de ses genoux repliés, le nez entre les jambes. Il regardait d’un œil dur les passants mourmons, tout.e.s sur le pied de guerre pour préparer le grand jour du Festival. Ils faisaient partie d’un tout, d’une grande machine qui dépassait son imagination, vrai. Mais pourquoi, à chaque fois que le jeune homme se sentait accepté, on le rejetait de nouveau ?

— Ugo me le ressort souvent, et les autres aussi, maugréa-t-il. Comme quoi je donne l’impression d’être quelqu’un d’autre. C’est faux.

— Ça, c’est ton avis, lui dit Jinn.

— T’es marrant, toi ! T’es né ici, dans ce monde.

— Mais on ne m’a rien demandé.

Yannis se redressa pour le regarder et vit sur son visage une douleur qu’il n’avait que trop observé dans son propre reflet. Mais cette douleur à lui était presque effacée, ténue ; il n’y avait plus que quelques cendres chaudes de ce brasier qui animait encore le terrien.

— Je n’ai pas plus choisi de naître ici que toi là-bas, argua Jinn. Mais je l’ai accepté.

— C’est pas parce que tu me sors ta morale à deux sous que je vais l’accepter. Je suis un mournien dans l’âme…

Il baissa la tête, sentant son cœur se serrer, pour marmonner :

—…parce que sinon je suis rien.

— Viens. Allons trouver ce cadeau.

Il ignorait si Jinn avait entendu ces derniers mots. Tant pis ; il n’était pas là pour se morfondre. Le fait que Kara et lui s’entendent bien prouvait qu’il existait, qu’il n’était pas seul. Il avait des amis… et oui, sa famille lui manquait, pensait-il en regardant les petits artefacts étranges du magasin d’un air pensif. Alors que Jinn lui conseillait tel produit, Yannis pensa à sa mère, à ses sœurs qu’il aimait tellement qu’il faisait semblant de les détester, parfois, pour ne pas avoir mal quand il les voyait souffrir. Yannis sentait encore la brûlure de haine envers son père qui l’avait abandonné, parce qu’il n’était pas celui qu’il attendait. Yannis se rappelait aussi de François, mais c’était un iceberg d’émotions qu’il ne voulait pas faire fondre. Pas tout de suite.

Au final, il choisit un cadeau que Jinn jugeait parfait : un oiseau de métal qui s’actionnait à l’aide d’étincelles de magie pour pépier et s’envoler, avant de revenir dans la main de la personne quelques minutes plus tard. Il n’y avait pas de caméra intégrée, de système de vision pour regarder au travers de l’appareil… Non, c’était juste un bel oiseau ciselé qui fonctionnait avec rien d’autre que l’imagination et le pouvoir. Pour lui, c’était la preuve que la magie, c’était autre chose que juste une forme d’énergie. Qu’elle était quelque chose de plus beau que ce qu’on pourrait lui prêter, comme son lien avec Kara. Il paya, remercia le vendeur puis Jinn le raccompagna jusqu’à l’Académie.

Arrivé là-bas, le mournien le laissa pour d’autres affaires qu’il avait à régler. En lui disant au revoir, Yannis repensa quelque peu à son expression quand il lui avait avoué regretter d’être né sur Mourn. Je suis pas seul, se dit-il. J’existe, se convainquait-il.

À être là cependant, devant l’arcade, seul et sans autre sensation que le froid métal de l’oiseau dans sa main, il douta. Un doute qui rongeait son esprit, parce qu’il avait peur. Peur de ne pas être assez pour Kara, pour Jinn, pour Archibald, Bartavius, l’empereur… Peur d’être trop pour Ugo, Edward, Ludwig, Hadrian et toute la terre. Ces deux peurs se mélangeaient et s’annihilaient en lui, provoquant une forte compression de l’estomac qui le força à vomir. Là, comme ça.

Il ne céda pas aux larmes, trop raccroché à l’idée que le cadeau qu’il allait offrir à Kara lui permettrait de se sentir mieux.

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