Chapitre 44 – Interlude – Délices tranquilles

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Hadrian se trouvait au bar avec Edward. C’était la fin du premier jour du Festival, seulement ouvert aux paysans, parce que Chesed était leur patron et que ça fonctionnait comme ça. Néanmoins, les étudiants étaient pour la plupart autorisés à assister aux festivités et aux rituels, parce que la plupart venaient de familles non nobles et on faisait l’exception. Si Ludwig avait accompagné Yannis et leurs comparses mourniens à l’événement, le lunetteux, Ugo et Edward étaient restés. Quand Edward lui avait demandé pourquoi, Hadrien avait répondu qu’il n’aimait pas s’incruster dans les univers des autres cultures, de peur de bousculer, d’offenser.

Une excuse de plus en son for intérieur, ce malgré toute la conviction qu’il pressait sur sa culpabilité de ne pas être plus actif et surtout, plus curieux. Non, ambitieux. Ses parents lui avaient souvent reproché son manque d’ambition au point qu’il participait souvent à des choses qu’il n’aimait, mais alors vraiment pas pour calmer cette anxiété face aux attentes. Au bout du compte, il se blessait, s’en voulait et finissait par recommencer.

Mais ce soir, même si subsistait ce petit coup de surin dans l’aine qui lui picotait l’humeur, il n’y avait pas d’attente, pas de parents, pas de professeurs à plaire pour gratter quelques points de plus dans sa moyenne ou de meilleures appréciations. C’était rafraîchissant de ne pas avoir d’attentes.

— Bonsoir.

Il se tourna de sa choppe de bière pour tomber avec un mournien de leur âge, sûrement un étudiant, qui avait rejoint leur table. Ugo le regardait avec un air peu amène, Edward l’ignorait mais Hadrian remarqua que le mournien n’avait qu’une seule chose en vue : lui. Il déglutit.

— Belle soirée, hein ? rigola nerveusement Hadrian en levant sa chope.

Le mournien leva la sienne. Il avait les cheveux rasés sur les côtés et le reste de ses cheveux était plaqué en arrière pour former une tresse qui s’enroulait autour de sa poitrine. La coiffure émerveilla Hadrian dans sa complexité, lequel ne put retirer son regard sans être perçu par le mournien, qui fit un sourire éclatant et plus blanc que l’ivoire. Ses yeux de chat pétillèrent.

— Ça t’intéresse ? (il déroula sa tresse de son torse et la tendit à Hadrian) Touche.

Cela sonnait moins comme un ordre qu’une invitation. Hadrian jeta un regard paniqué à Ugo… qui était parti à la table d’à côté pour aller disputer une partie de cartes. Vers Edward, qui se trouvait au comptoir et commandait des cocktails comme un chef. Mince ; voilà que le personnage secondaire, celui qui faisait décor dans le groupe, se retrouvait au devant de la scène. Lui qui d’ordinaire voyait toutes ces opportunités passer à côté de lui, voilà qu’on lui parlait !

— Merci, répondit-il, enhardi sous l’effet de l’alcool.

La boucle qu’il attrapa était lisse sous ses doigts.

— Tu mets de la cire ? Oh, pardon ! Je me suis pas présenté, je suis…

L’autre leva un doigt, sans une once de malice.

— Je préfère qu’on donne pas nos noms. C’est Chesed aujourd’hui, alors il faut dispenser la compassion sans s’attacher.

— Je… ok, je comprends. Comment tu veux qu’on procède.

— Des noms de code, ça te va ?

Oh que oui, pensa Hadrian avec soulagement. Il n’aimait pas vraiment son nom, réminiscence d’une ambition, d’une faim qu’il ne posséderait jamais. Après réflexion, il choisit :

— Enchanté, je suis Miroir.

— Tresse, répondit le mournien dans un rire. Bien trouvé, ton nom.

— Compliments retournés !

Vraiment, l’alcool facilitait vraiment les choses ; d’ordinaire, l’ado à l’œil de verre balbutiait quand il parlait à quelqu’un dans cette situation. Parce qu’il était pas idiot : un type bien habillé qui voulait parler en noms de code, avec un langage assez tenu sans se départir de son sourire enjôleur. Et bien sûr, sa langue ne put pas tourner sept fois avant de dire :

— Je t’arrête tout de suite par contre : je suis aromantique et asexuel.

Quand il l’avait dit à ses amis, ils lui avaient ris au nez. Enfin, c’était généraliser le problème : Ludwig s’était empressé de lui donner une foule de liens pour l’aider à bien s’identifier dans le spectre, Edward l’avait ignoré, Yannis s’était évertué à lui dire qu’il avait pas trouvé la bonne personne et pire encore, Ugo lui avait sorti : « Je connais une adresse, d’une meuf, ‘fin je crois… Elle acceptera si je lui demande. T’inquiète, t’as juste pas encore eu du bon sexe. ». Quand il l’avait dit à ses amis, Hadrian aurait aimé qu’ils le prennent autrement, juste répondre « ça marche, cool pour toi » et passer à autre chose.

Il regretta donc immédiatement l’avoir révélé à ce mournien dont il ne connaissait rien, et qui n’était même pas humain. Il pouvait même pas comprendre !

— Ah, pas de problème.

Tresse montra un anneau noir sur son doigt. Hadrian faillit tomber de sa chaise.

— Attends, comment tu connais ça ?

— J’ai fais un programme d’échange scolaire sur Terre. J’y suis resté, quoi, deux ans ? Je suis rentré il y a pas longtemps.

— Il y a combien de temps ?

— Oh ! Un an, je crois.

Donc il n’y avait aucune corrélation entre son retour et leur arrivée sur Mourn. Sauf que ce n’était pas ce qui intéressa notre terrien actuellement…

— Donc tu es aroace aussi ?

L’acquiescement en guise de réponse ne put que le rendre heureux. Parce que se sentir trop différent pendant tout le collège et le lycée se trouvait être plus difficile que de perdre un œil ou d’être relégué au second plan. Tresse expliqua :

— Je m’en suis rendu compte assez vite. En fait, c’est très courant chez les mourmons.

— Ah oui ? fut étonné d’apprendre Hadrian.

Mais en y repensant, il n’avait pas vu beaucoup de monde se tenir la main, s’embrasser en public ou tout autre truc romantique ou sexuel dans le genre. Tresse avait visiblement envie d’en parler, parce qu’il changea totalement d’attitude, agitant ses mains pendant qu’il parlait et ses yeux qui brillaient plus qu’avant :

— Enfin, c’est pas courant. C’est juste qu’on est si peu face à l’acte de reproduction qu’on a peu de chance de savoir. Donc de mon point de vue, c’est comme si tous les mourmons étaient aroace jusqu’à preuve du contraire.

— Et toi, tu savais.

— C’est en allant sur Terre. Je pensais que l’inter-espèce allait me faire passer le cap, mais non ! J’ai plus eu envie du tout.

— « Plus » ? Donc t’es… pas puceau ?

La tête qu’il fit était digne des plus grandes comédies ! L’incompréhension peinte par les grands, pour ainsi dire. Hadrian enchaîna rapidement pour ne pas se diluer dans la honte :

— C’est que j’ai jamais… tu sais…

Il se pencha :

—…fait l’amour.

— Ah ! D’accord ? Et alors ?

—…alors quoi ?

— Alors, Miroir, te sens-tu mal ? En manque ?

—…bah non.

Chaque pause que prenait Hadrian pour parler demandait un temps de réflexion et d’hésitation parce qu’il n’avait jamais fait face à un autre ace ou aroace, d’autant plus avec quelqu’un d’aussi confiant que Tresse. En plus, le mournien avait une façon différente de Ludwig d’être bienveillante : si l’un était prévenant et ultra protecteur, l’autre était d’une honnêteté écrasante.

— Voilà. La réponse est là.

— Et si c’était du célibat ? Ou un problème de libido ? Ou un dysfonctionnement ?

Tresse le regarda un instant avant de lui faire signe de s’asseoir à côté de lui. Hadrian obtempéra et, dès qu’il posa son fondement sur le tabouret, sa main entra en contact avec celle du mournien ; il venait de la poser sur la sienne. Surpris, il leva les yeux vers lui qui le regardait avec un regard qu’il n’arrivait pas réellement à décrypter. Mais à comprendre en vu du contexte, c’était facile, alors quand l’autre approcha son visage du sien pour l’embrasser, Hadrian lui dit :

— J’ai pas dis oui.

Tresse s’arrêta à deux centimètres de son visage. Son haleine sentait la tomate séchée et l’alcool. Un sourire amusé apparut à travers ces mots :

— Tu veux essayer ?

Hadrian se replia sur lui-même – métaphoriquement – et tenta de comprendre ce qu’il voulait. Il avait déjà embrassé des filles. Oui, ça lui avait battre son cœur ; d’envie de fuir, que ça s’arrête comme on veut éternuer mais que ça veut pas. Peut-être que ce serait différent avec un garçon, ou un humain ?

Mais il n’aimait pas les garçons. En fait, s’il appréciait le contact de la peau de Tresse, il n’aimait pas la manière dont il le touchait, la façon dont il le regardait. C’était inconfortable, dans le sens de l’éternuement. Et en y repensant, c’était la même chose qu’il avait ressentit avec toutes les filles qui l’avaient plaqué parce qu’il était pas assez « sérieux ».

— Non, répondit-il avec douceur.

Tresse acquiesça et son regard se transforma, pour devenir celui qu’Hadrian préférait. La main resta, mais ce n’était plus celle qui l’effleurait : elle ne faisait qu’être là, juste là, et ça suffisait amplement. Non, c’était ce qu’il fallait.

— Je comprends, ajouta Hadrian. Merci, Tresse.

— De rien, Miroir. Et maintenant…

Il sortit des magazines people terriens, tous en anglais. Il prit un air extrêmement sérieux :

— J’ai toujours pas compris ce que vous autres humains admirez chez ces semblables. Tu peux m’éclairer ?

Hadrian roula des yeux et commença péniblement à lui expliquer par A+B les raisons de cet engouement, bien qu’il n’en prenne pas part. La conversation dériva sur d’autres sujets triviaux, dans lesquels Miroir se sentit un peu plus qu’Hadrian pour et avec Tresse. C’était le premier rendez-vous galant où il n’avait pas l’impression d’être « sérieux ».

Un peu plus loi, Ugo reprit quelque peu sa place de personnage principal en observant son ami lunetteux rayonner avec ce tombeur de magicien

* * *

Il fallait avouer que la Division était un événement aussi étrange que fascinant. Aux côtés de Kara, main dans la main, Yannis se trouvait en bas de la petite butte rituelle où s’élevaient cierges embrasés, enfants pétris d’appréhension et un prêtre d’Abrasax. Kara venait de lui expliquer que ce petit renflement était la tombe de Maskyith, le Pionnier de l’imagination. Savoir qu’un tel personnage devienne un lieu sacré au milieu de la ville laissait imaginer au terrien Ô combien Mourn devait contenir des reliques.

En tout cas, c’était bel et bien un rituel magique : l’air vibrait d’une énergie nouvelle, les arbres se penchaient pour écouter les coeurs battants et sous chaque pied, le souffle des morts semblait reprendre vie.

Ugalaich Manar Taor ! Loué soit le Grand Serpent !

— Loué soit le Grand Serpent ! répétèrent à l’unisson Yannis, Kara et le reste de l’assemblée.

— En ce jour de Chesed, nous accueillons nos enfants choisis par la magie. Ceux dont le pouvoir est encore assez grand pour soutenir l’Empire.

— Loué soit l’Empire !

Yannis, cette fois, se joignit moyennement à eux : la ferveur impériale ne lui plaisait pas autant.

Le prêtre agita alors un sceptre couvert d’anneaux qui tintaient les uns contre les autres, au dessus de la tête de chaque enfant. Le bruit couvrait les murmures des prières et des sanglots de quelques parents, car dans la tradition mournienne, les enfants Divisés devaient quitter leurs familles pour aller dans une autre jusqu’à qu’ils soient assez âgés. Du moins, c’était vrai pour les plus modestes… Yannis coula un regard à Kara, qui observait le rituel avec attention.

— Grand Serpent, puisse tes écailles réfléchir le malheur et ne faire traverser que la lumière des étoiles sur ces avenirs radieux. Grand Serpent, puisse tes dents servirent de montagnes à gravir pour ces âmes en devenir. Grand Serpent, puisse ton regard percer le Tamis et faire le lien entre ce monde et ce qui se trouve en-delà.

Un chant s’éleva alors de la gorge du prêtre, non, plutôt de sa poitrine tant Yannis le trouvait grave et profond : une lame de fond qui soufflait dans un cor. Ce fut à cet instant que les enfants réagirent : ils se tortillèrent et commencèrent à pousser des hurlements. Paniqué, l’adolescent fit un pas en avant mais Kara le retint avant qu’il ne se précipite : elle fit non de la tête. Effaré, il dut regarder avec un effroi teinté d’appréhension des gamins en larmes, du sang bleu sortant de leurs bouches, leurs oreilles et leurs doigts.

Les prières continuaient et le chant également, mélangeant dans l’atmosphère une mélopée qui contraignait à rester, à s’accrocher jusqu’à faire blanchir les jointures de votre conscience. Sans détourner les yeux, Yannis fit de même avec sa main dans celle de Kara. Elle ne se dégagea pas, au contraire, le serra plus fort encore. Quelque chose se brisa en lui, il sut… que ce n’était pas chez lui.

Le rituel s’arrêta quelques secondes plus tard après les crises. Les enfants, couverts de sueur, de terre et de sang, se relevèrent lentement en s’aidant les uns des autres, certains se tenant encore la tête comme des fêtards après une nuit trop arrosée. Ou des rescapés d’une bombe. Mais il n’y avat pas que ça : les enfants avaient changé. D’apparence, légèrement, de stature ou de structure, c’était difficile à décrire mais le changement était là. Yannis déglutit : il venait d’assister à la fameuse transformation décrite par Jinn et Archibald.

Les parents les bousculèrent en se précipitant vers leur progéniture pour les féliciter et leur offrir des présents. C’était désormais leur moment, aussi le couple s’éclipsa, toujours main dans la main. Yannis regarda par dessus son épaule et vit la joie sur le visage de ces familles, ce genre de plénitude sereine.

— Tu crois que j’aurais pu faire comme eux ? avoua-t-il alors qu’ils marchaient parmi les étals qui s’installaient encore.

Kara tourna la tête vers lui avec un air si malheureux qu’il en reçut une morsure de vide. Il venait de dire quelque chose de mal, c’était sûr ! Il partit pour s’excuser, mais elle le devança :

— Je suis désolé que tu n’aies pas pu connaître ça avant.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que je vois bien que tu as envie de faire partie de ce monde.

Il y avait comme du reproche dans sa voix, aussi il se hérissa dans une carapace de sarcasme qui ne lui ressemblait pas :

— Si quelqu’un d’autre avait eu le pouvoir a ma place, tu lui aurais dis la même chose.

— Bien sûr que oui, c’est normal.

La franchise de Kara le blessa profondément. Au fond, c’était logique : il n’était spécial que parce qu’il avait du pouvoir magique, rien d’autre. Cette seule variable qui maintenait son identité mais qui, en même temps, la mettait en péril.

— Est-ce que ça veut dire que tu aurais aimé que je sois différent ?

— Je t’aime comme tu es, Yannis. Je n’ai pas besoin de te souhaiter autre.

— Et si c’était ce que je voulais ?

Sa voix avait perdu le voile des mensonges qui planait depuis trop longtemps, perdu cette armure fissurée. Kara s’arrêta face à lui, lâcha sa main et étendit les bras.

— Très bien, on va faire de ta façon, alors. Qu’est-ce que tu veux ?

—…merci.

— Ne me remercie pas tout de suite. Dis ce que tu as sur l’âme.

— Je ne me sens pas moi-même, Kara. Et s’il te plaît, ne me prends pas en pitié.

Elle secoua la tête, sérieuse ; son regard ne recelait aucune malice. Le magicien terrien rassembla son courage pour continuer :

— J’ai l’impression de ne pas être réel. Et j’ai peur.

— Je suis là.

Elle venait de poser sa main sur sa joue et attira sa bouche à la sienne. Ce contact le fit se sentir bien, vivant. Il tendit ses doigts dans les cheveux rêches de sa partenaire de combat et quelques larmes salées se mêlèrent au baiser, le rendant fade et neutre. Après quelques apnées et un début de torticolis, il s’écarta légèrement pour siffler :

— Je veux qu’on le fasse.

Le souffle de Kara caressa le haut de son crâne.

— Tu es sûr ?

Il n’avait plus envie de vivre dans un rêve d’enfant dont l’innocence était toujours sur le point . Il voulait se sentir adulte. C’était le seul remède pour se rattacher au monde, à la terre. C’était la stricte et pure vérité que tout humain devait accepter.

— Je suis sûr.

Et les premiers feux d’artifice masquèrent le son de leurs larmes, de leurs cris et de leurs regrets.

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