Chapitre 50 – Dans les profondeurs

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Ludwig arriva devant le garde, qui stationnait devant la porte en bas des escaliers près du bureau de l'Inquisitrice, et discutait avec cette dernière, aussi élégante et terrible qu'au premier jour. Elle utilisait ce ton acerbe que Ludwig n'appréciait guère, mais il devait être poli s'il souhaitait que tout fonctionne. Elle se tourna vers lui :

— Toi ? Quel plaisir de te voir… (Visiblement, le sarcasme n'était pas son fort) Que fais-tu ici ? Et qui est cette jeune personne ?

Ludwig s'écarta pour laisser apparaître une jeune fille d'apparence banale, au teint sale et aux cheveux de paille couverts de terre, mais aux yeux d'un bleu éclatant. Portant des vêtements abîmés et déchirés par endroits, on n'aurait pas pu croire que cette personne faisait partie de l'Académie la plus prestigieuse du continent. Ludwig tendit sa main vers elle pour l'inviter à s'incliner devant la Grande Inquisitrice.

— C'est une orpheline des bas quartiers, commença-t-il, surpris de ne pas ressentir un soupçon de nervosité perler sur son front. Elle a entendu parler du programme de réhabilitation du Dogme d'Abraxas, et elle veut y participer. Elle a donc fait passer un message de bouche à oreille, et un étudiant de Second Cycle m'a chargé de l'amener ici. Ai-je bien fait ?

Ce « programme », c’était le nom officiel du travail souterrain à la mine offert aux miséreux et autres vas-nus-pieds. L’Empire avait besoin de main d’oeuvre, et il appréciait tout particulièrement les sans-familles.

Isabella grommela et écarta d'un geste Ludwig pour se placer juste devant la jeune fille. Celle-ci se recroquevilla sous la présence écrasante, et les yeux vrillants de l'Inquisitrice auscultèrent chaque centimètre carré de son visage.

Finalement, Isabella lâcha un sourire narquois.

— Elle sera parfaite. Norala ! (Elle s'adressa au garde) Amenez-là à bon port, voulez-vous ?

— Oui, ma dame…

Celui-ci ouvrit la porte à l'aide de sa clé, puis invita la jeune fille à le suivre. Docile, elle accepta, non sans lâcher un dernier regard inquiet à Ludwig qui lui rendit un sourire encourageant. Enfin, la porte se referma sur eux, et Ludwig s'apprêta à partir quand Isabella leva sa main ; conscient qu'une bourde allait tout faire foirer, il se prépara mentalement à la réplique formidable.

— C'est merveilleux de ta part d'être aussi serviable, mon cher Ludwig… Mais tout aussi étonnant !

— Pas vraiment… (Il haussa les épaules, un sourire satisfait aux lèvres) Je fais ça pour la communauté, et j'ai bien vu que les gens d'ici souffraient de la même manière que nous.

— Ah ? (L’Inquisitrice prit soudain un air menaçant, qui se transforma instantanément en un masque d’ignorante innocence) Et comment souffrentils, très cher ?

— C'est simple, pourtant. Je pensais que ça sautait aux yeux… (Ludwig prit un air narquois, et toute l'attention de la puissante politicienne se tourna vers lui, un flot de haine qui menaça de l'emporter ; désormais, le plan n'aillait plus foirer) S'il y a un gouvernement puissant en place, basé uniquement sur le privilège de la force et du statut, on tombe dans une oligarchie. En l’occurrence, c'est le cas ici.

— Hmpf ! L'Hakessar traite le peuple avec bonté et équité, et n'abuse jamais de son pouvoir. Si les gueux dans ton genre souffrent, c'est parce qu'ils n'ont pas la volonté suffisante pour s'élever.

Ludwig sentit la colère monter en lui comme de la lave en fusion ; jamais une véritable élève du lycée Ernie Fifrelin n'aurait osé dire de telles paroles.

— L'Hakessar n'est qu'un souverain fantoche entre vos mains, ne servant qu'à asseoir la toute-puissance des Mages afin de garder votre position stable. Mais, comme nous l'a appris M. Hendrick, la magie est, par nature, instable et dangereuse. Je ne serais pas étonné de voir qu'un gouvernement construit autour d'un tel concept, que vous pensez contrôlez, est aussi bancal qu'un argumentaire d'un pro-Trump !

Le visage d'Isabella devint si rouge que Ludwig n'aurait pas été étonné de voir de la vapeur sortir de ses oreilles. Elle grinça des dents, lui lançant un regard qui indiquait qu'il ne perdait rien pour attendre, et partit en trombe en le bousculant au passage.

Malgré le fait qu'il s'était mis sur le dos l'une des personnes les plus puissantes de l'Empire, Ludwig souriait : le plan avait fonctionné.

* * *

Le plan avait fonctionné.

Ugo suivait de près le garde qui descendait les escaliers quatre à quatre, une torche à la main. Ugo toucha le collier autour de son cou en se remémorant ce qu'il s'était passé il y a deux heures de cela…

C'est quoi, ça ?

Ugo avait quémandé auprès de Jinn de lui apporter l'objet qu'il recherchait depuis des semaines déjà. Sur la table était un coussin rouge sur lequel reposait un collier en or serti d'une pierre aux couleurs chatoyantes.

C'est le Talisman de Gilluber le Caméléon, expliqua Jinn d'un ton scolaire. Il s'agit d'un artefact créé avec de la Magie Ancienne datant de l'époque de l'Âge du préorbabique, et il est capable de conférer à celui qui le porte le pouvoir de changer d'identité !

Et ça fonctionne comment ? (Edward prit le collier en observant les rayons diffractés à travers la pierre)

Il suffit de l'attacher autour de son cou, de prononcer la formule « Chalpah Shana Ramah » et c'est censé nous donner l'apparence, la voix et la personnalité qui nous est totalement opposé.

Heu… C'est pas un peu dangereux ?

Hadrian semblait inquiet en entendant le mot « personnalité.

Seule la surface change... répondit simplement Jinn.

En bref, ce petit bijou permettait à Ugo de tromper les sens de tous, en se faisant passer pour ce qu'il pensait être tout le contraire de lui-même : une jeune fille blonde, polie et pauvre, aussi peureuse que Depardieu devant ses impôts. Malencontreusement, le collier était limité dans le temps : il ne fonctionnait que 24 heures, pour une recharge de trois heures après utilisation. Il avait donc intérêt à ne pas se faire reconnaître durant ce laps de temps.

Après quelques minutes de descente, lui (plutôt elle, en quelque sorte!) et le garde arrivèrent dans une petite pièce avec une porte métallique couverte de Runes au fond. Le garde s'approcha d'une armoire posée là et en sortit une tenue de travail grisâtre et un tampon encreur. Puis, il revint vers Ugo et lui tendit la tenue, qu'il prit sans hésiter. Il regarda le garde avec un regard implorant (Bordel, ce qu'il était bon à ce p'tit jeu!), lui indiquant de se tourner. Mais ce dernier d'en fit rien.

— Change-toi, ordonna-t-il, le regard aussi froid qu'une nuit au Sahara.

Ugo mima à la perfection la petite pudique en enlevant ses vêtements, mais son objectif initial était de cacher le collier à cette sale chiure de pervers. Une fois nu(e), il se figea un instant pour voir sa réaction ; mais rien. Le garde resta là à la regarder sans poser aucune question au collier qui enserrait son cou. Surpris, Ugo baissa discrètement les yeux : son cou était aussi vierge qu'Hadrian.

Gilluber, quel génie ! Enfin un gars qui pense à intégrer dans le processus d'illusion l'objet qui la provoque… Si t'étais encore vivant, je t'aurais payé à boire !

Après s'être rapidement changé, le garde tâtonna son corps pour vérifier si il(elle) n'avait rien caché. Satisfait, il lui ordonna de tendre le bras d'Ugo. Ce dernier obéit, et le garde tamponna avec un Sch-chack la peau de son avantbras. Désormais, il était immatriculé : N°6829890BAG. Impossible de comprendre le référencement.

— Voilà ! (Le garde sembla satisfait de son travail, puis pris un air gêné) Tu devrais faire attention à toi, en bas. Tous ceux qui travaillent dans les mines ne font pas toujours partie du programme de réhabilitation… Enfin, bref ! Fais gaffe, petite…

Ugo fut étonné de voir ce garde la prendre en pitié, tandis qu'il ouvrait la porte sur la gueule de ténèbres inconnues mais terriblement menaçantes.

— Pou...Pourquoi vous faites-ça ?

Ugo avait autant parlé en jeune fille qu'en garçon.

—… J'ai une fille, qui a presque ton âge, tu sais. Elle est gentille et motivée. Si je veux qu'elle étudie à l'Académie où elle aura l'éducation qu'elle mérite, je suis obligé de…

Le garde ne termina pas sa phrase, son visage trahissant l'excuse qu'il ne pouvait se permettre de dire à voix haute. Ugo hocha la tête, comprenant parfaitement sa situation. Quel système complètement pourri.

Il s'enfonça dans les noirceurs des entrailles terrestres, et la porte, comme l'espoir, se refermèrent sur lui.

S'avançant à l'aveugle à l'aide de ses mains, il sentit que la roche vibrait, comme si elle était parcourue d'une énergie qui débordait des nombreuses fissures qui la blessait. Un moment donné, il sentit quelque chose de visqueux, mais préféra ne pas s'attarder sur la question et continua de marcher. Enfin, la lumière revint.

Ébloui par la soudaine augmentation de lumen, il se couvrit les yeux quelques instants, le temps de laisser ses muscles oculaires s'habituer au changement brusque. Après quelques instants, l'espace se dévoila à lui comme une fleur ouvre ses pétales au soleil.

Devant lui s'étendait une gigantesque grotte, soutenue par des piliers gros comme des chênes centenaires, sans doute formés par la fusion des stalactites et stalagmites, lui exposant grossièrement l'âge de la béante. Autour de ses colonnes étaient construits des échafauds d'hombregral servant d'escaliers, de plate-formes et d'échelles, et des myriades de personnes fourmillaient en taillant, transportant, se donnant des instructions ou des ordres. Néanmoins, le nombre d'acharnés était inversement proportionnel au bruit, le silence étant si imposant qu'il écrasait de sa présence chacun des êtres voûtés par la fatigue. En bas des piliers se trouvaient des postes de travail, comme des forges ou meules, alimentés en eau souterraine, rivières de nappes phréatiques. Sous la supervision des nombreux gardes qui semblaient assez détendus, les détenus s'appliquaient à la dépêche et à la perfection, dans un orchestre de sueurs, de gémissements muets et de souffrances ténues par la peur d'être punis.

Un garde s'approcha d'Ugo, une femme qui portait le casque des officiers de la garde Impériale. Son visage ne trahissait aucune intention belliqueuse, mais son fouet n'était pas un argument en cette faveur. Un bloc notes et un stylo à la main, la magicienne prit sans ménagement le bras d'Ugo, en recopiant son numéro d'immatriculation. Un visage dessiné apparut magiquement à côté de l'étiquette. Enfin, elle prit un visage maternel et rassurant :

— Bonjour, ma petite 6829890BAG ! Je m'appelle Lavina, bienvenue dans ta nouvelle demeure… Avant que tu te mettes à la tâche, laisse-moi te présenter comment tout fonctionne ici, afin que tu t'y sentes comme chez toi, et que rien ne puisse t'embêter !

En gros : « Je vais te dire ce que ton rang de sous-race t'oblige à faire, et ce que tu ne peux pas faire, sinon on te détartre la gueule ». Mais Ugo la remercia poliment et timidement. Lavina sourit de toutes ses dents, blancheur de neige dans le monde froid souterrain.

— La Mine est un endroit charmant, ironisa légèrement Lavina. Chacun y vit en harmonie avec son prochain, sans causer de tort à personne. La hiérarchie est simple : ceux qui portent des tenues grises, comme toi, sont les nouveaux ; ils se doivent d'obéir aux ordres de ceux qui portent des tenues jaunes, qui obéissent à ceux qui portent des tenues rouges, qui euxmêmes nous obéissent, les gardes impériaux. Si tu obéis sans rechigner et fais ton travail correctement, il n'est pas impossible que tu finisses Rouge d'ici la fin du mois. Par contre, si tu désobéis ou que tu n'es pas assez productive, tu seras punie et tu resteras Grise. As-tu déjà quelques questions ?

— Euh…

— Vas-y, ne sois pas timide, ma belle ! et Lavina lui pinça les joues comme une vieille tante le ferait.

— Qui sont ceux qui ont une tenue verte ?

Lavina suivit son regard et vit un garde en train de fouetter un vieil homme vêtu de vert perroquet, ce dernier se recroquevillait sans sanglots mais seulement sanglé dans son mutisme, sous les cinglants coups qui claquaient sur son dos ensanglanté. Lavina prit un air dégoûté.

— Ceux-ci, il est interdit de leur parler ou de les fréquenter : ce sont des cas à part, car ils ont commis des crimes envers l'Empire et l'Hakessar. Ils sont donc punis chaque jour, quoi qu'ils fassent, pour expier leur crime d'encore exister ; il est également impossible pour eux de progresser en couleur, seuls les gardes ont autorité sur eux. Il est également interdit de leur donner quoi que ce soit… C'est clair ?

La jeune fille hocha la tête, mais Ugo grinçait des dents : le crime d'exister ? Une autre connerie qui le confortait dans l'idée que la magie et ses utilisateurs étaient encore plus cinglés que les pires terriens de l'histoire…

— Bien… Maintenant, je vais te catégoriser… Poids, 43 kilogrammes… Sexe, féminin… Terrienne ? On n'en a pas beaucoup par ici…Dentition correcte, muscles en bon état, pas de maladie dégénératives… Formidable ! Tu seras assigné à la purification des cristaux. Va à la table qui se trouve sous le deuxième pilier à ta gauche, et demande au Jaune qui dirige l'équipe comment faire. Moi, j'ai du travail… Au revoir, ma belle !

Lavina s'éclipsa, laissant Ugo seul(e). Il soupira, et se dirigea vers l'équipe présente au pilier n°43 (d'après le chiffre taillé à même la pierre). Sous la supervision d'un Flammantion, qui n'avait que deux paires de bras (contrairement à Garry, qui en avait six), gueulant des ordres de sa voix bourdonnante. Ses antennes s'agitèrent quand Ugo s'approcha, et il se tourna vers lui :

— Ah ! Tu dois être 6829890BAG ! Formidable… (le Flammantion lui serra la main, qui était aussi chaude qu'une bouillotte) Je m'appelle Glar'duk'de, mais tu peux m'appeler Glad, c'est plus simple. Je serais ton surveillant durant toute ta période de travail, alors ne me déçois pas ! (Glad lui fit un clin d’œil maladroit, qui dégoûta un peu Ugo) Désolé…. Bref! Ici, on traite les cristaux que les Récolteurs amènent depuis le fond de la grotte. Les consignes à respecter sont : suis les directives, et tout ira bien ! (l'insectoïde fit vibrer ses antennes sous l'action de la fierté) Tiens, voilà un masque de protection… Porte-le pour traiter les cristaux, car ils sont hautement toxiques si tu en inhales ne serait-ce qu'un peu ! Une fois que tu t'es occupée de cent d'entre eux, posent les dans une caisse et sonne la clochette qui y est accrochée ; un Courseur ira chercher le colis, et après… Tu recevras des points en fonction du temps que t'as pris et du nombre d’objections que t'as émis. C'est bon, tout est rentré dans ta p'tite caboche ?

La jeune fille opina du chef, et Ugo se demanda si Glad ne lui donnait pas la méthode qu'il avait lui-même appliqué pour devenir Jaune… S'il faut, devenir Rouge demande qu'on ait au moins permis à un Gris de devenir Jaune ? Ugo commença son travail sans plus attendre, prenant un cristal avec des gants, qui avait une couleur noir-pétrole, le frottant avec un linge enduit d'un produit phosphorescent, pendant une bonne minute avant de voir que le cristal était débarrassé de sa noirceur. Il posa le cristal dans la caisse, et lava le chiffon dans la bassine dont l'eau était déjà très proche de l'Amoco Cadiz, puis recommença l'opération, accélérant à chaque itération. Après une demiheure, il vit qu'il avait déjà rempli la caisse. Il sonna la clochette, un Gris vint ramasser la caisse et l'emmener autre part. Se tournant vers Glad pour voir sa réaction, Ugo vit que celui-ci avait l'air d'un papa fier de sa progéniture.

Après ce qu'il lui semblait une bonne demi-journée, Ugo sentait la sueur perler à son front, et se mit un bandeau autour de la tête. C'est là qu'il la remarqua.

Maty la maligne.

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