Chapitre 55 – Vivant moi ? Jamais

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Alors là, c'est le monde à l'envers !

Depuis toujours, Yannis avait appris de sa mère et de ses sœurs les choses à ne pas dire ou à ne pas faire pour ne pas vexer, rabaisser ou insulter la gent féminine. Mais la seule chose qu'il ne leur avait jamais demandé, c'était comment gérer une rupture ; Kara le regardait avec un œil de mauvais augure, lui, seul parmi un champ fumant couvert des corps calcinés des Bkkrra, et ceux roussis de ses amis. Yannis n'arrivait pas à croire qu'un tel spectacle… Non, une telle tragédie s'offrait à lui.

Kara sauta de son piédestal de fortune et avança nonchalamment vers le jeune homme, et s'arrêta devant lui, droite comme un piquet. Elle faisait une tête de plus que lui… Yannis pouvait sentir une odeur de haine d'une intense violence, avec une fragrance de dégoût retenu. Mais ses yeux pouvaient distinguer autre chose ; grâce au Déphasage, il vit l'Aura. Elle avait presque la même couleur. Presque, mais à y regarder la différence est là. Il en arriva à la conclusion que la personne était soit un clone très réussi de son ex-petite amie, soit…

Et la fausse Kara lui cracha au visage.

La salive atteignit son front et dégoulina le long de son nez. Le pire, c'est qu'elle avait la même odeur que celle de… Il ne préféra pas y penser, et essuya la bave et l'affront d'un geste sec, en lançant un regard de défi à cette imposture. Celle-ci sourit de toutes ses dents, parfaites et blanches comme une neige de printemps. D'un coup sans prévenir, elle sortit son épée et le frappa à la hanche, libérant une douleur brûlante qui se propagea jusqu'à ses jambes, et Yannis tomba à genoux. C'est pas une amatrice, pensa-t-il en essayant de chasser la douleur ; elle l'avait touché pile à l'endroit qui reliait les nerfs connectant les ligaments et la moelle épinière, provoquant cette perte soudaine de puissance musculaire.

Quelque chose tapota sa bouche : la chausse de la fausse Kara, nez à nez avec son visage, se balançait doucement.

— Lèche-la, ordonna une voix beaucoup trop similaire à la sienne.

Enragé par cette humiliation, Yannis démarra au quart de tour et envoya son épée frapper là où ça pourrait faire mal. Malheureusement, ces émotions étaient débridés, bridant sa concentration, et son coup fut paré avec mollesse.

— C'est tout ? continua la voix, avec une pointe de moquerie. Je pensais que tu serais capable de te défendre un tant soit peu. Ça n'est même plus amusant…

— Qui es-tu ? souffla Yannis entre deux renâclements de douleur.

En un instant, il sentit un souffle chaud prêt de son oreille. Et un murmure, aussi profond que l'aversion qui s'y glissait, retentit en puissance dans toutes les fibres de son corps.

— Je suis Horebea, la sœur de Kara. Et toi, sale humain, tu as osé la souiller de ton poison.

Un coup de pied suivit cette réplique, fendant la lèvre de Yannis et projetant ce liquide rouge si familier, si effrayant sur le sol. Un goût de métal emplit sa bouche. Il releva sa tête pour la regarder ; maintenant que l'évidence avait été dévoilée, elle n'en était que plus affligeante. C'est vrai. Elle n'est pas Kara. Elle n'a pas cette flamme dans ces yeux. Je n'y trouve qu'un brasier dévorant.

Un nouveau coup suivit, puis un autre, et encore. Dans la plaine résonnait le bruit silencieux de la vengeance sans fondement, du regret sans culpabilité. Un bruit mou, puis sec. La tête de Yannis se balançait comme un métronome, pour donner le rythme à la musique qui sonnerait sa perte. Mais Horebea arrêta de le frapper, et agrippa ses cheveux, lui releva la tête et le regarda dans les yeux.

— Que te trouve-t-elle ? Qu'est-ce qu'il y a de spécial chez toi pour qu'elle t'accorde de l'attention ?

Dans un élan de folie arrogante, Yannis lui rendit la pareille en lui crachant au visage. Immédiatement, les compagnons d'Horebea se précipitèrent vers lui, armes levées. Mais la jeune fille les arrêta d'un geste, avant de récolter la salive rouge sur sa joue, et la regarda avec un regard étrange, avant de… l'aspirer ? Le bruit de succion était familier, comme si…

Lorkhan.

Bien sûr. Yannis ne savait quasiment rien sur l'hérédité chez les mages, donc il était complètement possible que certains pouvoirs spécifiques se transmettent dans le génome. Il regarda Horebea, qui semblait pensive, mastiquant minutieusement sa salive, une chose tout à fait répugnante aux yeux de Yannis. Elle l'avala avec un bruit étonnament fort, puis le regarda avec pitié de répugnance.

— C'est donc ainsi que tu la vois… Quel regret que tu ne sois pas mage, tu aurais eu une chance avec elle – dit-elle tout en tirant son épée – mais le nom des Ybris doit rester pur et nu de toute tare. J'espère que tu comprends…

Elle leva son épée, prête à le décapiter. Une fois de plus, Yannis se trouva face à sa mort, mais il n'avait pas peur. C'était la rage de l'injustice qui s'empara de lui.

Pourquoi dois-je me plier à des lois aussi absurdes ? se dit-il en hurlant si fort que les échos de son cri rebondirent jusqu'à sa propre âme. Est-ce un crime d'aimer ce que l'on ne peut aimer ? Est-ce un crime que d'essayer de faire ce que l'on ne peut pas faire ? Suis-je juste une pierre dans le torrent effrayant d'un monde qui ne me sied jamais… ? Qui suis-je, au fond ? Une homme ? Un mage ? Un hybride des deux ?

Quelque chose ne collait pas.

Horebea avait peut-être des rancunes envers lui, mais Yannis savait très bien que elle et sa famille était au courant qu'il n'avait pas touché à Kara, ni compromis son avenir ; le choix de le quitter avait peut-être été sous un coup de pression, mais elle n'avait pas répliqué ni protesté. Si Horebea voulait en finir avec Yannis, c'était non seulement parce qu'elle le tenait responsable, mais aussi parce qu'on devait avoir exacerbé son ressenti.

Par une mission, assurément.

La rage à l'intérieur de lui s'amplifia comme une étoile naissante. Lorsque l'épée s'abattit sur lui, Scharwz apparut devant Yannis et arrêta la lame de sa main de fumée. Il souriait.

Bien qu'il n'y ait que toi qui puisse m'entendre, je te salue pour ton exploit : te voilà le premier à avoir réussi à matérialiser une Âme dans ce monde.

Yannis ne comprit pas tout de suite, avant de voir qu'Horebea fixait Schwarz avec un regard effrayé.

— Qu'est-ce que c'est que cette chose ?

Pfff… (D'un geste sec, Schwarz repoussa violemment l'épée et le bras d'Horebea) Dommage qu'elle n'arrive pas à m'entendre… Une « chose », moi ? Je suis maintenant le premier être qui a réussi à transcender le Voile !

— Cette « chose », répondit Yannis sans relever la remarque de son allié, c'est ma Nature.

Schwarz sourit de toutes ses dents, et les Scaravenger reculèrent d'un pas. Yannis se mit debout, en position de combat. Schwarz se vaporisa en un nuage noir, avant de se condenser autour de Yannis, comme une armure en ébonite, et l'énergie qui émanait du « fantôme » referma ses blessures.

« C'est donc à cela dont tu faisais référence, hier ? » lui demanda mentalement Schwarz, en totale symbiose avec lui.

« Pas exactement. Je pensais plus à un espèce de fantôme qui léviterait au dessus de moi et balancerait des patates à toute vitesse. »

« Hmm… Peut-être pour une prochaine fois, alors… Mais hâte-toi ! L'harmonie entre nos deux âmes peut-être maintenue pendant une durée de cinq minutes, après je devrais me reposer. »

« C'est assez pour les sauver. » termina Yannis avant de rappeler son épée jusqu'à lui.

— Si tu crois que tu peux faire passer une simple Rémanence pour une véritable Nature, tu te fourres le doigt dans l’œil ! Je vais te détruire… Endath, Ashuz, Mikshoth, Nuzzegg ! Acheminez les autres à notre campement, au cas où on serait disqualifié à cause de notre… bévue.

Les camarades d'Horebea hochèrent de la tête avant de se diriger vers les membres de la Ferroul Squad, toujours au sol.

— MOI VIVANT, JAMAIS ! hurla Yannis avant d'abattre son épée sur le sol.

Une explosion projeta de la fumée noire sur toute la plaine, masquant complètement la lumière du soleil. Plus personne ne pouvait distinguer quoi que ce soit, et les bruits étaient étouffés. Tandis que tous les Scaravenger étaient séparés de leurs pairs, Yannis, en pleine possession de ses moyens audio-visuels, fonça telle une panthère pour attraper sur ses épaules Ludwig et Hadrian. Les autres s'en sortiront. Il sortit du nuage magique qui commençait déjà à s'effacer, et désactiva l'Harmonie Animique, ou le Black Shell comme il l'avait appelé, et laissa Schwarz regagner des forces.

Soudain, il entendit les cris d'Horebea alors qu'il était déjà loin. Il se cacha derrière un arbre et adossa ses amis à son tronc. Il leur donna à chacun de petites claques, qui les réveillèrent en sursaut. Yannis leur intima de ne pas parler, et écouta, ses oreilles boostées par le Déphasage ; il entendit Horebea et sa bande qui approchait. Comment savent-ils que je me trouve ici ? Apparemment, d'après les bruits de leurs pas, ils ne sont pas chargés… Il se tourna vers ses deux amis, qui ne trahissaient nul signe de douleur malgré les brûlures occasionnées par l'explosion des Bkkrra. Il leur expliqua rapidement la situation, avant de dire :

— Je vais aller les affronter seul : ils peuvent me localiser, et je ne sais pas encore comment. Allez au campement pour prévenir tout le monde et récupérer les artefacts les plus puissants que l'on a pris. On doit les vaincre avant que les M.A.C.H.T ne débarquent.

— Attends une seconde, le coupa Ludwig avec un air confus. Qu'est-ce qui te fait dire que les M.A.C.H.T vont débarquer ici ?

— S'ils en ont après les Scaravenger, alors ils ne tarderont pas à les trouver, c'est certain. De plus, je pense qu'ils sont aussi potentiellement commandités pour m'éliminer…

— Par qui ? demanda Hadrian, soucieux.

Yannis s'apprêtait à parler quand sa Sphère de communication vibra. Surpris, il la sortit, mais son geste fut répété par Ludwig et Hadrian avec les leurs. Leurs sphères s'illuminèrent, avant de laisser sortir la voix de l'Archimage :

« Bonjour à toutes et à tous, chers participants. Je suis heureux de vous annoncer que ce Tournoi prend une tournure très détournée de l'habituel : en raison des récentes réformes à l'Académie, le Conseil, le Directeur et moimême ont décidé que cette épreuve sera la dernière de tout le Tournoi, car elle remplit toutes les conditions nécessaires à l'hommage rendus aux Sept. Ainsi, les équipes qui n'ont pas été éliminées devront envoyer leurs chefs à l'arène centrale, dont la position vous sera communiquée d'ici peu. »

« Dans cette arène, les chefs des équipes combattront en duel selon un schéma que nous avons concocté. Celui qui gagnera tous les combats qui lui auront été demandés obtiendra 1000 points pour son équipe, le second en aura 500. Par contre, le troisième en perdra 250 et le quatrième disqualifiera son équipe. Les chefs qui ne concourront point subiront la même pénalité. »

« Bien entendu, les autres membres des équipes ne resteront pas là sans rien faire : ils auront tout le temps de récolter autant de points qu'ils pourront, pour rattraper les autres équipes ou même les dépasser ! Bien… Maintenant que tout cela a été dit et bien dit, je vais maintenant énoncer les points de chaque équipe, dans l'ordre décroissant : M.A.C.H.T, 800 points. Scaravenger, 650 points. Red Sight, 575 points. Ferroul Squad, 115 points. Les autres équipes ont été mises hors-jeu. Vous avez deux heures pour rejoindre l'arène. Que le Grand Serpent garde un œil sur vous ! »

— Les salauds, murmura Yannis quand sa sphère s'éteignit. C'est un putain de coup monté, voilà ce que c'est…

— Qu'est-ce qu'on fait ? lui demandèrent à l'unisson ses amis.

Pour la première fois de toute son existence, Yannis se sentit comme un chef.

Et il devait agir comme tel.

— Hadrian ! Horebea et ses comparses ne te suivent pas à la trace : va aider Solis et Jinn et ramène les au campement sur un brancard, s'il le faut. Ludwig ! Tiens-toi au plan du retour au campement, mais demande à tous de partir à la recherche de shelters et de reliques dans les ruines : ça nous donnera les points suffisants pour ne pas être disqualifiés. Quand à moi, je vais les écraser.

— Fais gaffe à toi, dit Ludwig en se levant alors qu'Hadrian partait déjà en courant.

— Ne t'inquiète pas, sourit Yannis avec une flamme dans son regard. Je suis immunisé à toute forme de malchance : mon karma est au plus bas.

Et il bondit au dessus des arbres en direction du centre de la vallée.

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