Chapitre 60 – Refuse les chaînes

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*Horebea

Elle ne comprenait pas ce qu'il venait de se passer. Elle ne voulait pas l'accepter. Comment un humain comme lui pouvait se battre à armes égales avec un mage d'élite comme Èl ? Horebea ne voulait pas le croire. Non, pensa-t-elle, il n'a eu recours qu'à la chance et la ruse. Ça n'est qu'un artifice ! Mais au fond, elle savait qu'elle avait tort. Un mage. C'était un mage qui s'était battu et non un humain. Pour la première fois de sa vie, elle pensait qu'elle avait peut-être tort.

Seulement, comment aurait-elle pu le savoir ? Sa grand-mère l'avait sommé de s'occuper du problème de Kara, car sa sœur était l'aînée ; depuis des générations, la ou les cadettes des Ybris devaient rester aux côtés de l'aînée jusqu'à qu'elle devienne la prochaine tête du clan. Aujourd'hui, la tradition n'était plus vraiment prise au sérieux, car la menace des Guerres de Clan avant la Clause de l'Or Bleu étaient lointaines, cependant Horebea avait pris ce rôle très à cœur. Pourquoi ? Tout simplement parce que Kara était constamment sous pression : devenir la chef du clan et assumer ses responsabilités, rendre la famille fière en décrochant son diplôme de fin de Cycle, et son terrible secret…

Car Kara avait hérité du fabuleux pouvoir de manipuler les émotions de ceux qui l'entouraient, or, pour l'instant son don était plus instinctif que volontaire. Ce don de légende dont les rumeurs parlaient qu'il n'avait pas été vu depuis l'Âge Sombre. Pour les Ybris, c'était une occasion rêvée d'étendre son influence politique au sein de l'Académie, et donc de l'Empire. Pour Kara, c'était un ciel à porter sur ses épaules frêles. Horebea savait que sa soeur était forte, mais la force n'était pas suffisante dans cette épreuve.

Soma, le chef de la Blue-Sight, s'approcha d'elle et agita sa main devant son regard, coupant le fil de ses pensées.

— Hé ho ! Euh… Tout va bien ?

Horebea lui rendit un regard acéré, ce qui le fit reculer. Elle s'avança ensuite vers l'arène, désormais libérée des deux précédents combattants. Elle attendit patiemment que son adversaire se place en face d'elle, et se mit en position de combat, épée levée. Soma, indécis, tira la sienne à son tour, mais avec une posture ouverte, nonchalante, lame pendant vers le bas.

Elle ne connaissait pas ce jeune mage, pas plus que son clan. Ainsi, son style lui était totalement inconnu, mais une chose était sûre : on ne l'appelait pas le Corbeau pour rien. En premier lieu, elle prit l'avantage en appliquant un enchantement de Corps de Pierre sur toute la surface de son corps ; le sort la ralentirait mais aucun coup physique de ce gringalet ne percerait sa carapace. Avant même que Soma ne puisse lancer de charmes, elle activa la Vision des Schrrik, recevant une augmentation dans le processus de traitement d'information, ce qui diminuait nettement son temps de réaction. Puis, elle prépara un glyphe de glace. Soma, de son côté, l'étonna en appliquant une Rune de Vibranion sur sa lame, qui commença à vibrer et à se charger en électricité magique.

Quand Horebea eut dessiné son sort, la phase A de son plan commença ; un pic de glace se forma au dessus de la tête d'Horebea, avant de fuser vers Soma. Celui-ci se décala légèrement, le pic le frôlant à peine. Elle tiqua. Comment a-t-il pu l'éviter ? Il n'aurait pas dû avoir le temps ! A-t-il activé un charme ou une métamorphose, ou est-ce une aptitude propre à son clan ?

Horebea relâcha son emprise sur le glyphe, qui disparut. Soma, qui avait vu le coup venir, se propulsa grâce à un glyphe d'air vers Horebea à une vitesse surprenante. Il voulut la sécher avec le Gileon Mange la Lune, un croissant en verticale qui se servait de la vitesse de propulsion du glyphe et du poids de l'épée pour trancher un rocher ou assommer un Phtoomph. Elle repoussa le coup avec le Champignon Hurlant, certes retors mais indispensable.

Les deux adversaires, de nouveau face à face, se jaugèrent sous un jour nouveau ; chacun d'entre eux devait conserver la magie qu'ils avaient accumulé durant la journée et ne pas tout brûler, car leurs capacités de régénération kirrionique étaient trop faibles. L'épreuve du combat testait la prudence, la volonté et l'ingéniosité. Phrominos, Thelema et Mkhanáomai la regardaient, la jugeaient. Elle ne devait pas leur déplaire, si elle voulait que sa soeur profite de leurs bénédictions.

Si son adversaire était aussi fort qu'elle le pressentait, elle devait profiter de sa faiblesse la plus évidente : son inexpérience, et cet écart particulier signerait sa perte. Horebea ne devait pas se reposer sur de simples tours de magie, mais sur de vrais sorts, et ensuite...

Soma leva son arme en l'air, les traits tendus de concentration. Il commença à murmurer dans la langue des Anciens.

Une énorme quantité de magie se rassembla autour de lui, Horebea le sentait ; ça n'était pas normal. À moins d'utiliser un sort gravitationnel pour réarranger la trajectoire des rayons lumineux, les particules kirrioniques ne devaient pas réagir comme ça. Quelque chose que Soma possédait provoquait ce phénomène magnifique mais néanmoins dangereux : si elle n'interrompait pas ce rituel, le sortilège inconnu la frapperait.

Saisissant sa rage et son épée, Horebea parcourut la distance qui les séparait en un instant, mais se heurta à une barrière physique, une onde se formant à l'endroit de l'impact. Elle n'avait plus le choix. Elle jeta son épée au sol et forma un losange avec ses mains en direction de la protection, et hurla :

Tuhush !

Un bang sonique, suivit d'une onde de choc rouge frappa de plein fouet le bouclier magique. Soma vacilla, mais continua sa litanie.

Molak’dak !

Une volée de flèches de cristal apparurent de toutes parts et s'éclatèrent contre le bouclier comme des cailloux sur la glace. Des fêlures apparurent sur toute la surface, arrachant un sourire à Horebea et un grognement à Soma.

Olter’rha’alis !

Cette fois, ce fut un énorme bloc de pierre incandescent qui naquit du sol, défiant les lois de la pesanteur pour léviter juste au dessus de l'incantateur.

— J'AI GAGNÉ ! s'époumona Horebea tout en lâchant un rire dément.

Dans un fracas digne du tonnerre, le bloc s'écrasa sur la bulle translucide, brisant en une centaine de fragments le sortilège de protection. Le choc, d'une violence sans précédent, balaya les deux lanceurs de sorts, les projetant de part et d'autre du terrain. La victoire lui souriait de toutes ses dents ; Horebea se redressa, couverte de sueur et épuisée, drainée par les appétits vorace du dernier sortilège. Elle s'approcha en titubant de Soma, qui tentait tant bien que mal de se relever, et plaça son pied sur son épaule pour l'en empêcher.

— J'ai… gagné… murmura-t-elle entre deux souffles.

Soudain, Horebea sentit une main attraper son pied. C'est alors qu'elle le vit.

* * *

*Soma

Il ne pouvait pas perdre. Pas maintenant. Ses amis comptaient sur lui, et il devait réaliser son rêve : si la seule voie praticable l'engageait à perdre la vie, alors il le ferait. Il vit Horebea et son sourire triomphal, son pied dominateur qui l'empêchait de saisir la victoire entre ses doigts fébriles. La victoire… Elle s'éloignait de seconde en seconde, de plus en plus vite. C'est alors qu'il l'entendit.

Refuse…

Il entendit une voix. À l'intérieur de lui, une sensation nouvelle germa, étirant ses branchages revigorants et ses racines révoltées. La sensation le fit s'insurger contre le destin, et Soma vit l'impossible : devant lui se tenait une silhouette de brume noire, tenant le pied d'Horebea avec une nonchalance impériale. D'un coup d'un seul, il envoya la magicienne valser. Puis, il disparut.

Refuse.

Une fois encore, la voix résonna. Soma n'en comprenait ni l'intention, ni l'origine, mais suivit la volonté qu'elle véhiculait : il se releva, chancelant, comme un roseau seul sous les bourrasques dantesques du monde. Son épée était brisée, mais sa détermination était aussi solide que le diamant. Il chargea en hurlant comme un diable.

Refuse !

En face de lui ne se trouvait plus Horebea, seulement une adversaire. Vaincre. Il envoya un crochet du droit, sentit de la résistance, continua de pousser plus loin. Dépasser. Il souleva quelque chose, et l'envoya s'écraser contre le mur.

Il ne se contrôlait plus ; les images se brouillaient sous ses yeux, ses muscles vibrèrent de plus belle sous l'afflux constant de pouvoir. Il sentit un souffle brûlant l'engloutir, la douleur lancinante des lacérations, mais rien ne l'arrêtait. Avancer. Un pas. Deux pas. L'une après l'autre, il gravissait les marches de l'escalier qui le mènerait à son objetcif. Il tendit son bras, main ouverte comme une griffe, et attrapa un visage, tendre et couvert de peur. Il le projeta contre le sol.

Il hurla, galah’rieh rugissant sous le soleil noir et aveugle.

Petit à petit, il revint à ses sens. Il regarda autour de lui : un terrain dévasté, calciné, un champ de bataille. Son regard tomba sur un corps désarticulé, au visage méconnaissable. Ses oreilles sifflantes, il n'entendit pas les cris derrière lui, et la vision du tableau sanglant, si déroutant qu'il en ressortait une beauté ocre et étrangère, le paralysait. Soudain, quelqu'un le secoua :

— Soma… Soma !!! hurla Yannis, un masque inquiet sur le visage. Tu vas bien ?

Le concurrent hocha lentement la tête, avant de tenter d'ouvrir la bouche pour répondre. Rien ne sortit, malgré la force qu'il employait à faire vibrer ses cordes vocales. Après un instant de pure confusion, un murmure força l'entrée silencieuse de sa bouche béante :

— Je… Comment…

— C'est la pierre, indiqua Yannis. Elle a exarcerbé tes instincts primaires, et… Jamais je n'aurais pensé que ce serait aussi fort. C'est moi qui devrais m'excuser…

Mais il fut interrompu par l'arrivée d'un sauveteur, qui avait l'air d'avoir avalé un litre de plomb :

— Jeunes gens, je suis désolé de vous l'annoncer, mais le Tournoi est annulé pour le moment… Le Conseil a décidé de tout remballer et de laisser les juges débattre des performances individuelles via des examens la semaine prochaine. Je vous demande donc de me suivre, vous devez…

Avant que le nouveau venu ait pu finir sa phrase, la terre trembla. Les oiseaux s'envolèrent dans le ciel, apeurés par la soudaine perturbation. Le tremblement s'intensifia, envoyant tous les concurrents et sauveteurs au sol, tandis que le bruit assourdissant du séisme bombarda les oreilles du monde.

— Qu'est-ce qui se passe !? hurla avec un ton affreusement aigu le sauveteur.

Près d'eux, une faille déchira le sol, dégobilla une sorte de substance noire liquide, nauséabonde. D'après Soma, ça n'était pas quelque chose de naturel, car la substance fonça sur eux comme un vautour sur un cadavre bien pourri. Il toucha la jambe du sauveteur qui hurla, de la vapeur s'échappa de la nouvelle blessure infligée par la substance inconnue.

Soudain, le fluide explosa et se vaporisa, manifestement sous l'effet d'un sort ; cherchant la source de cette magie, Soma vit derrière lui Èl, la main tendue vers le liquide, une veine battant à son front.

— Fuyez, je vais le retenir !!! beugla-t-il tandis que de nouveau le liquide glissait vers eux.

Tandis que Yannis aidait le sauveteur à marcher, Soma jeta un dernier coup d’œil à Èl, qui continuait à bombarder le nouvel ennemi de ses salves magiques avec une concentration extrême. Avec un pincement au cœur, Soma se détourna de cette scène à l'issue évidente pour suivre les autres vers une fin moins fatale.

Ils marchaient dans la forêt, le sauveteur gémissant sur les épaules de Yannis. Soma regardait autour de lui, au cas-où cette immondice les attendait dans un coin. Une gerbe explosa non loin, puis une autre. Le liquide les entoura, mais ne s'approcha pas.

Ils entendirent un rire venu du fond des âges.

Du fluide noir se forma une silhouette, qui prit la forme d'un homme au visage aussi indéfinissable que les sursauts du vide. D'un sourire défiant les limites de la simple jouissance, l'être prit la parole avec une voix aussi insupportable que la tristesse de mille mondes :

— Te voilà enfin… Libère-moi de mes chaînes, Ô frère Outsider !

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