Chapitre 62 – À corps perdu
*Maty
Elle gravissait un escalier. Se plier à des ordres n'était pas dans sa nature. Elle avait ignoré ceux d'Ugo pour partir là où son instinct la guiderait. Son instinct, qui la sortait toujours des situations les plus désastreuses, lui avait soufflé d'aller le plus haut possible. C'était idiot, perturbant et terriblement terrifiant, mais Maty ne se guidait pas par la raison aujourd'hui.
Laisser son amie Eikorna se débrouiller d'elle même lui avait fendu le cœur, même si elle lui faisait confiance. Son amie ne manquait pas de ressources : elle trouverait les autres de la TSB et saurait parfaitement quoi faire. Mais là n'était pas le rôle de Maty : monter était devenu sa seule raison d'être, un élan qui n'avait cure de l'issue de cette histoire.
Elle déboucha sur un couloir avec vue sur jardin, quand elle aperçut des gens à son bout. Prudente, elle se faufila derrière un pilier ; si d'aventure des mages la repérait, ils n'hésiteraient pas, même malgré ce temps de crise, à user de nombre sortilèges pour la capturer et la ramener de force dans la Mine. Une perspective que son instinct n'appréciait guère.
Mais quand elle distingua enfin les visages de ses potentiels ravisseurs, elle sourit jusqu'aux dents, sortit de sa cachette et cria :
— Ludwig !!! Hadrian !!! Edward !!!
Les trois lascars tournèrent la tête, avant de se précipiter pour la prendre dans leurs bras. D'ordinaire, Maty n'aurait pas apprécié ce geste, mais cet élan de chaleur humaine, qui depuis longtemps l'avait délaissé, elle l’accueillit à bras ouverts. Ils restèrent ainsi quelques instants, avant de se remettre d'aplomb. Edward parla le premier, le visage aussi rayonnant que l'ivoire au soleil :
— Bordel de merde, Maty ! Mais qu'est-ce que… Comment tu… ?
— Le plan d'Ugo a fonctionné, rit-elle en guise de réponse. Me voilà en chair et en os, prête à botter des derrières !
— Elle n'a pas perdu sa verve, indiqua Ludwig, visiblement soulagé.
Hadrian avait les larmes aux yeux, puis resserra Maty dans ses bras.
— Là, là, gros nounours… et elle tapota doucement la tête de son ami à lunettes.
— Je… snif… Je croyais qu'on t'avait perdu pour toujours !
— Mais elle est là, se ragaillardit Edward, avant de prendre un ton inquiet :
Et les autres ?
— Ils vont bien, lui assura-t-elle tandis qu'Hadrian s'écartait. La plupart sont affaiblis, mais la situation est bien en main.
— Tu sais ce qui se passe ? lui demanda Ludwig, toujours aussi perspicace.
Elle leur raconta tout très rapidement, depuis son travail dans la mine jusqu'à sa rencontre avec « T », en passant par la venue d'Ugo et la mise en place du plan. Elle raconta comment ils étaient arrivés dans cette étrange cité, source du Sable Noir, et qu'ils avaient découvert. Après que ce bref résumé fut terminé, Edward lâcha :
— Donc c'est un super-vilain qui veut tous nous tuer ?
— Plutôt un despote mégalomane qui veut régner sur l'ensemble de l'univers, mais… Oui, tu as saisi l'idée.
— Et que comptes-tu faire ? s'enquit Hadrian.
Elle désigna le plafond, auxquels les autres répondirent avec un regard confus.
— Je vais monter tout en haut.
Avant que Ludwig ou Hadrian aient le temps de répliquer, Edward lui demanda :
— Et une fois là-haut, qu'est-ce que tu feras ?
Elle soutint le regard de son ami. Les deux autres se tendirent, sentant qu'un affrontement verbal se préparait, tandis que les murs commençaient à se fissurer et la poussière tombait du plafond sous un nouveau tremblement.
Edward soupira.
— Tu as gagné… Mais on t'accompagne.
— Mais… commença Maty, seulement Edward l'interrompit.
— On ne laissera pas une frêle demoiselle en détresse s'accaparer tout le danger ! badina-t-il avec un ton malicieux.
Mais cela se voyait qu'il pensait à autre chose ; elle ne releva pas l'insulte, et les laissa la guider à travers l'Académie. Après tout, ils en savent plus que moi sur ses secrets. À cette pensée, son cœur se serra un peu sous la jalousie d’avoir été mise au second plan, qu'elle chassa aussitôt. Il n'était ni l'heure des regrets, ni des ressentiments.
Ils gravirent escalier par escalier jusqu'à atteindre l'avant-dernier étage, là où se logeaient le Directeur, l'Archimage et…
L'inquisitrice.
Maty la reconnut immédiatement, même si elle ne l'ait jamais vu sous cette forme. Elizabeth déchaînait son courroux déchaînait sur deux mages, lorsqu'un l'un d'eux, le gris, se retourna d'un geste vif en hurlant :
— Qu'est-ce que vous faites-là, vous tous ? Filez, c'est dangereux !
— HA HA HA !!! Je vois qu'il y a du monde à la fête, grinça Elizabeth avec un air déformé par une émotion brûlante. J'avais besoin de chair à canon, et vous tombez à pic !
Elle conjura une flamme verte aux senteurs d'eucalyptus, mais sûrement pas accompagnée de ses effets thérapeutiques. Le sort fut projeté avec force, si bien que l'Inquisitrice fut projetée en arrière. La langue de feu enfla dans sa course, sans que les deux mages gris ne trouvent un contre-sort. Bizarrement, pensa Maty avec lassitude, je n'ai pas l'impression que je vais mourir… Peut-être ai-je trop peur ?
Hadrian bondit entre eux et le sortilège destructeur. Dans un chuintement assourdissant, le sort fut pris de convulsions, avant de disparaître sous les yeux ébahis des camarades de classe. Hadrian avait un regard aussi déterminé que terrorisé, mais il restait debout, fier et invincible.
— Je la retiens, lança-t-il simplement. Faites ce que vous avez à faire.
Ludwig s'apprêtait à objecter, mais Maty le retint du regard et l'intima à continuer ; non sans regrets et sans se retourner, le grand blond laissa son ami aux prises de la folle magicienne. Quand ils commencèrent à gravir le dernier escalier, ils entendaient la voix aiguë et nasillarde d'Elizabeth, suivit de détonations caractéristiques :
— Pourquoi… Tu ne... Veux pas… MOURIR !?
— Allez ! Vois-ça comme ton dernier défi, vile usurpatrice ! Gredine, félonne, gourgandine ! Es-tu donc si faible à l'intérieur que tu ne peux te résoudre à tuer un simple humain ?
Gourgandine ? Maty sourit quand au vocabulaire employé par son ami à lunettes pour provoquer cette « félonne ». Toutes ses années à le forcer gentiment d'étudier les textes et poésies des anciens lui servait enfin à quelque chose ! D'une certaine manière, c'est comme si elle l'avait su depuis le début…
Le nombre de marches était incalculable, les jambes de Maty menaçaient de la trahir sous la constante pression de ses efforts. Elle n'avait pas peur de tomber : derrière elle, il y avait deux personnes qui n'hésiteraient pas à la porter sur leurs épaules pour la faire monter, à la relever si elle tombait. Cette seule pensée suffisait à la faire avancer plus haut, plus loin. Toucher le ciel, sentir ce vent frais et cet air rare, au dessus d'un vide qu'il l'avalerait sans aucun doute.
Le plafond commença à s'ébranler, des fentes zébrèrent les murs, menaçant de se propager aux marches. Soudain, Ludwig prit la parole, l'air inquiet :
— J'entends quelque chose, leur confia-t-il. Une sorte de rire étrange qui se propage dans ma tête… Vous l'entendez aussi ?
Maintenant qu'il le disait, Maty le sentait. Une sorte d'aboiement insidieux, serpentant dans son crâne, s'étalant comme du goudron sur une route de campagne. Le son l'incitait à… à leur faire du mal. Les frapper jusqu'à la mort. Leur arracher les yeux avec ses doigts couverts de sang tandis qu'ils agoniseraient au sol.
— N'écoutez pas ses murmures, leur intima Edward, visiblement non affecté par ce maléfice implacable.
Ces mots étaient comme une ancre pour Maty, mais mais la douleur la replongea dans les murmures...
—... ty.
...elle s'imagina gober leurs orbites goulûment, savourer leur goût gluant et salé, celui des larmes versées. Sentir dans ses mains leurs tripes chaudes, couvertes d'immondices. S'étrangler avec...
— maty…
...
— Maty...
...nager dans des mares de sang, violer des cadavres d'enfants, festoyer de fœtus à peine sortis du ventre ouvert de leurs mères...
— Maty.
...fourrer des braises dans la gueule de jeunes menteurs, trancher les mains à de jeunes voleurs. Une cruauté divine, pullulante de pure folie jouissive. Tendre sa main vers cette providence maudite et succulente, oublier son nom, son propre temps, se perdre dans les méandres de…
— Maty !!!
Un choc la réveilla ; face à elle, le visage de Edward traversé d'une émotion qu'elle n'avait jamais vu chez lui : une peur viscérale.
Ludwig avait été autant affecté qu'elle. Mais en recroisant le regard de son ami blafard, Maty sut qu'ils devait continuer à monter. Le souffle court, elle recommença à gravir les marches.
Les voix ressurgirent. Les murmures s'étaient intensifiés en bruit, mais s'insinuaient moins dans sa tête. Un pas après l'autre, elle montait l'escalier. Elle sentit le vent siffler à ses oreilles, la lumière l'aveuglant. Ses pupilles s'habituèrent, jusqu'à admirer la scène qui se profilait de manière grotesque et démiurgique.
Le toit de l'Académie du Typhus n'était qu'une immense plate-forme, sans barrières. Des motifs concentriques et excentriques s'étalaient sur l'ensemble du sol céleste. Les formes, bien qu'incompréhensibles, donnait l'impression à Maty de suivre un schéma particulier, comme une centaine de petits ruisseaux convergeant vers le centre.
À cet endroit se trouvaient Yannis, Ugo et Orbas. Les sens exacerbés par l'adrénaline de Maty avait non seulement remarqué le trou noir énorme à la couronne aveuglante sur le fond de la toile, mais aussi le couteau incurvé qui brillait si fort qu'on eut l'impression qu'il fut forgé à même une lune solaire.
Le couteau, tenu par Orbas, s'approchait dangereusement de la poitrine de Yannis, terrorisé. Ugo tenterait… Tenterait ? Maty connaissait déjà cette scène. Ugo tenterait d'arrêter le couteau, mais il ne serait pas assez rapide...
Car cela n'était pas son rôle.
L'instant s'étirerait tant que Maty n'aurait pas décidé qu'il se termine. Un creux se forma au sein de son cœur. Elle repensa à Eikorna, qu'elle avait laissé seule avec sa force de caractère et sa détermination. Et si « T » était là, qu'aurait-il fait ? J'aurais aimé discuter plus avec lui… Elle se tourna vers Edward et Ludwig, eux aussi englués dans ce miel temporel, un masque d'horreur collé sur leurs visages. Peut-être s'inquiétaient-ils trop pour elle pour tenter de l'arrêter maintenant. La jeune fille blonde, celle qui parlait vite et bien, qui adorait la littérature classique, discutait sans cesse de choses inintéressantes avec ceux qui y trouvaient l'importance. Elle soupira, délaissant son nom et tout ce qui suivait.
Elle se jeta d'elle-même entre son ami le mage et son destin funeste.
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