Chapitre 63 – Un très, très jeu d’acteur
*Quelques temps auparavant…
Yannis atterrit sur ses deux pieds en haut de l'Académie, sur le Plafond des Astres ; cet endroit était réservé à l'Hakessar, mais les temps n'étaient pas propices à ce que l'empereur de Mourn accomplisse son rituel de recueillement. Les ailes grincèrent, avant de tressauter, laissant de la fumée s'échapper des joints ; elles étaient foutues.
Il regarda au loin ; la vue aurait pu être magnifique s'il n'y avait pas cette boue noire, ces explosions de débris et tous ces éclairs magiques. La guerre contre l'ennemi faisait rage, et la résistance ne tarderait pas à ployer sous ses coups. En contrebas, il voyait divers mages déjà au sol, noyés dans leur sang et leurs chairs brûlées par le maléfice de la boue. Mais comment ? Yannis avait été attaqué par cette mystérieuse entité, qui le visait en priorité, sans qu'il sache pourquoi. Serait-il vraiment en sécurité tout là-haut, ou servait-il juste d'appât ?
Il avait une drôle d’impression, comme si ce n’était pas que la fin, mais sa fin à lui aussi.
Soudain, il entendit un vrombissement sourd. Il se retourna, tendu comme un arc prêt à tirer une flèche mortelle. Mais se détendit quand Ugo débarqua en volant sur une machine étrange en forme pyramidale. Yannis l'interpella :
— Hé ! Tes ailes sont de la camelote, elles sont complètement pétées !
T'imagines si ça avait été en plein vol ?
Ugo lâcha un « pfff » en roulant des yeux. Le voir aussi décontracté agaçait Yannis, qui continua :
— Et pourquoi tu m'as pas donné ton machin pyramidal ? Non seulement il fonctionne, mais en plus il va manifestement plus vite !
Ugo haussa les sourcils, avant d'enfin lâcher :
— Tu crois que je vais gâcher mes meilleures inventions pour un emmerdeur comme toi ?
D'ordinaire Yannis l'aurait insulté de tous les noms, puis l'aurait regretté tout de suite. Cette fois, il ne savait pas si c'était à cause de la pression, de la gravité de la situation ou du comportement d'Ugo, mais il éclata de rire.
— Ha ha ha ! Bordel, mec… Même dans les périodes les plus merdiques, tu restes le putain de même.
Quelque chose, comme un sourire fier, s'échappa du visage d'Ugo, trop brièvement pour que ce soit discernable. Néanmoins, il avait le visage fatigué, les traits tirés comme s'il avait bûché pendant des heures sur un problème sans solutions. Son air inquiéta Yannis, mais l'heure n'était pas au réconfort. Sans penser à quoi que ce soit d'autre, il lui demanda :
— Tu as un plan ?
— Ouais…
Ugo prit le Talisman de Gulliber le Caméléon, en brisa la pierre en deux parties identiques sous le regard ébahi de Yannis.
— Qu'est-ce que tu fous ? Tu viens de nous priver d'un avantage précieux !
— Arrête de piailler, grommela Ugo avant de nouer l'une des parties autour de son poignet, formant un bracelet à l'allure étrange. Si tu lisais un peu plus les livres d'histoire, tu aurais remarqué que celle de Gulliber est très liée à la belle Camélia, noble dame de la cour de Manilite, en Paraxie.
Super, un cours d'histoire… pensa Yannis tandis qu'Ugo lui tendait l'autre partie du collier pour faire de même.
— Je sais ce que tu penses. Tu crois que c'est pas le moment, mais laisse-moi t'expliquer ce que ton petit esprit étriqué ne voulait pas entendre : Gulliber n'avait pas fabriqué un collier, mais deux bracelets ; un pour Camélia, et un pour lui-même. Ces deux objets étaient sensés se réunir lorsqu'ils se reverraient. Les bracelets, tout comme le collier, avaient le pouvoir de leur faire changer forme. Ainsi, même éloignés, ils pouvaient prendre la forme de l'autre et l'admirer dans un miroir et ne pas l'oublier (Yannis le regarda avec un air vaseux). Oui, c'est bizarre, mais les mœurs d'ici ne sont pas celles de chez nous. Mis à part cela, ces bracelets nous permettront d'accomplir mon plan.
Yannis regarda le bracelet à son poignet, une moitié de pierre percée un fil d'or. Il l'agita devant son nez, un peu indécis quant à la manière de l'utiliser.
— Et je suis sensé faire quoi ? Invoquer le pouvoir de la lune ?
— Encore une remarque comme ça, et je t'arrache les couilles pour te les enfoncer dans la gorge.
Bizarrement, la menace d'Ugo ne l'effraya pas, mais le rendit… nostalgique.
Soudain, Yannis eut un élan d'empathie pour son ami mathématicien : être un Atlas, parce qu'il était le seul à posséder le pouvoir de tous les sauver. De son côté, il croyait que c'était son rôle d'être le héros, parce qu'il avait de la magie. Mais il comprenait désormais : ça ne servait à rien d'avoir des pouvoirs immenses, si on ne possédait pas le cœur nécessaire pour porter tous ceux qui avaient besoin de vous. Et le cœur d'Ugo était immense.
Tout à coup, celui-ci lui tendit un objet. Yannis écarquilla les yeux en le voyant. Il le prit, et le serra entre ses doigts. Des larmes embrumèrent ses yeux un instant, avant qu'il les sèche.
— J'ai quelque chose à te confier, dit Ugo avec un air étrange.
— Quoi ?
Il le vit hésiter, ce qui était mauvais signe. Ugo, dans ces situations, n’hésitait jamais. Puis il ouvrit la bouche et commença à parler. À dire des mots si violents qui commençaient à déchirer ceux qui constituaient Yannis.
— Non…, balbutia-t-il en reculant. Non, arrête tout de suite…
Ugo ne s’arrêta pas, bien que son regard en disait le contraire. Il continua de parler, ses mots étant inextricablement liés à une chose qui se cachait derrière des signes, des locutions, des phrases. Yannis n’y comprenait rien mais il savait. Il savait ce que ça signifiait. En souffrance de lutte, il fit un pas après l’autre, son corps s’alourdissant de seconde en seconde. Il commençait à céder. Non… Je veux encore… mais il ne pouvait plus penser par lui-même ; quelque chose dans le… le texte lui interdisait l’italique. Tout devenait si limpide et c’était pire que tout.
— S’il te plaît, arrête. Il y a peu être une autre solution…
Il n’y en avait pas, bien sûr. Parce que le jeu de ce monde était cruel. Parce qu’Ugo le regardait s’agenouiller, le supplier, prendre son pantalon pour s’accrocher à quelque chose de réel qui ne l’était pas vraiment. Yannis, aussi, ne l’était pas vraiment. Réel. Un mot qui petit à petit, au fur et à mesure de l’histoire, devenait de plus en plus lointain, de moins en moins incarné.
— Je veux pas mourir, répétait l’adolescent magique en lâchant de grosses larmes qui s’écrasaient au sol. Je veux pas… Je veux pas…
Ugo le prit par les épaules et le regarda droit dans les yeux, pour lui donner un répit. Quelque chose dans sa voix se fêlait, mais il continua de parler, jusqu’à la fin. « Yannis » se délita, petit à petit, jusqu’à ne devenir qu’un souvenir, qu’une histoire, qu’un passage dans le temps de quelques yeux fatigués, sous la lumière d’une lampe de chevet.
Rien qu’un personnage parmi tant d’autres.
Redevint Synnaï l’Outsider dans les bras d’un Ugo larmoyant. Il avait tous les souvenirs de « Yannis », bien entendu, et cette conscience écrasante de la réalité qui survient après un effacement existenciel. Toute cette souffrance s’ancrait en lui et ne lui laissait aucun autre choix que de dire :
— Je suis désolé pour ton ami. Je vais me racheter de ce pas, frère.
— Ta gueule, sale merde de mage.
La haine que lut le Mage au sein du regard de son ancien ami lui confirma qu’il était trop tard pour les excuses. Parce qu’il était la cause de tous ces problèmes. Ironie du sort, toutes ses craintes sur l’humanité étaient désormais concentrées dans le seul être qui l’avait ramené. Humble, le mage garda le silence. Ugo fit un signe de tête vers la bataille d’en bas puis gronda :
— On les sauve, et après ça je te bute.
* * *
*Orbas
Juste après la réintroduction du personnage principal.
Il n'en avait plus pour longtemps.
La douleur l'écharpait comme un Braxk déchiquette une Chenille Morxa. Malgré la puissance incommensurable du Sable Noir, Orbas savait qu'il n'en avait plus pour longtemps ; le pouvoir de Mourn était sans précédent, et, d'un certain point de vue, le Sable était une partie de lui, donc il était difficile de combattre le feu avec ses propres braises. Dans peu de temps, les réserves d'Orbas s'amenuiseraient, et il retournerait dans sa prison dorée.
Non.
Sa détermination le faisait avancer, ainsi que son objectif qui était désormais si proche : son nouveau corps qui l'attendait au sommet de cette pathétique Académie. Bientôt, il sentirait le vent sur son visage, puis le soleil. Il goûterait l'air qui ne serait pas rance, mais vivifiant. Les Anciens étaient absents, les Premiers Nés disparus. L’Ère des Mourniens prendrait fin, et celle des Maegni renaîtrait de ses cendres. Des millions d'années de paix et d'expansion s'offriraient à lui.
De plus, Isabella avait enfin rempli son rôle. Orbas n'avait jamais vraiment eu l'intention de la trahir sur leur promesse : « Je veux rester à vos côtés pour toujours ». La seule chose qu'il ne lui avait pas dite, c'est qu'elle était le réceptacle, le prochain corps de sa défunte Samlia. Car ses pouvoirs d'Outsider avait non seulement main-mise sur l'espace, mais également sur le temps.
Rien ne l'arrêterait dans son projet de perfection. Depuis ses débuts dans les mines titanesques des Anciens, il n'avait cessé d'imaginer ce moment. Il est si proche… !
Il glissa à travers les mages qui bataillaient contre sa multitude. Les imbéciles… Ils ne se rendent pas compte qu'ils sont trop faibles pour tenter quoi que ce soit ? Bientôt, ces crétins seraient sous son giron, et le remercieraient, le couvriraient de louanges quand ils apprendraient la vérité. Personne ne sauverait son prochain corps, car c'était un humain. Il connaissait bien son espèce : la magie des Anciens est difficile à manier, et elle corrompt facilement l'esprit… Mais les mourniens sont par nature méfiants et trop orgueilleux pour la tolérance.
Sa masse suintante s'agrippa sur les murs de l'Académie, et, telle une vague, il fonça vers le sommet. Dans son excitation, il se matérialisa sous sa forme physique. Même si les dépenses d'énergie augmenteraient, il s'en contrefichait : sa proie était seule, et qu'importe qui serait avec elle. Balayer des insectes n'était pas bien compliqué pour le géant.
Il aperçut un éclair de lumière ainsi qu'une vague de magie. Sûrement un sort de protection qu'il a lancé… HA HA HA ! ria intérieurement Orbas. Il pense se protéger de moi ? J'ai eu des millions d'années pour maîtriser mon pouvoir, et lui n'est qu'un humain ! Ce n'est qu'un nourrisson d'Outsider !
Plongeant dans le ciel tel un faucon funeste, il atterrit avec fracas sur le disque du sommet, le faisant trembler. Devant lui se trouvaient deux jeunes gens : son corps, et l'imposteur. Deux pour le prix d'un ! jubila Orbas.
— MON CHER CORPS, ME VOICI ! tonna le Sorcier au Sable Noir.
D'après ses informations, il se nommait Yannis. Un air de peur contenue collée sur le visage, il ne tremblait pas. Orbas se lécha les babines en observant sa prochaine enveloppe corporelle : un jeune homme musclé, un peu mince mais svelte. Il allait se régaler.
— Il semblerait que ce soit la fin, sourit Orbas tandis qu'il se matérialisait un corps entier pour marcher tranquillement vers sa proie.
— On dirait bien, répondit simplement le jeune mage.
De son côté, son ami avait l'air calme comme une mer d'huile. Un vague relent d'inquiétude surgit au creux du cerveau d'Orbas, mais il le chassa.
— Vous n'avez pas l'air d'avoir compris, n'est-ce pas ? Bien ! (Orbas se frotta les mains, comme s'il allait préparer une pâtisserie) Contemplez ma puissance !!!
Il leva les bras, et invoqua ses pouvoirs d'Outsider. Différents de ses pouvoirs de simple Mage, il sentit l'énergie trans-dimensionnelle le traverser. Il y eut un coup de tonnerre, et un éclair déchira littéralement le ciel. Orbas partit dans un rire démentiel : les nuages avaient disparu, ainsi que le bleu céleste. Une béance de noirceur ouvrait la voûte céleste, et au centre de cette ouverture cataclysmique se dessinait la forme de Mol'kol'ar, la seule Étoile Noire de l'univers. Dès que le portail titanesque fut ouvert, on sentait la force gravitationnelle de l'objet, qui n'avait rien de naturel, même pour ses frères troués.
Tandis que les jeunes humains tentaient de se retenir à quelque chose pour éviter d'être aspirés, la barrière de Mourn se renforça à cet endroit, empêchant toute perturbation. Bien ! Maintenant, "Il" a d'autres Plounk à fouetter !
— Maintenant que vous avez su de quoi je suis capable, nul besoin de résister ! Tu verras, mon cher Synnaï Hencherick (à ces mots, le jeune mage se pétrifia), quand nous serons unis, tu me remercieras pour l'éternité. Qui sait ? Je te fabriquerais peut-être un corps de rechange si tu restes sage… finit Orbas dans un gloussement amusé.
Au vu de la réaction de « Yannis », il était évident que la résurgence de ses souvenirs l'empêcherait de se concentrer pour conjurer le moindre sort et se défendre mentalement. Orbas s'approcha plus de lui, pouvant presque tendre le bras pour toucher ce visage qui serait bientôt sien. Quel frisson d'extase ! Cet afflux de récompenses après un si long temps d'attente…
Il sortit le Poignard du Rêve d'Argent, celui-là même qui lui avait permis de lancer ce sort d'oubli sur sa proie, pour éviter qu'elle ne devienne trop puissante, qu'elle ne se doute de rien. Ce poignard qui s'enfoncerait dans le torse du jeune homme, pour faire un lien entre son corps et l'essence d'Orbas. Cela serait douloureux pour eux deux, mais la douleur était une amie qu'il connaissait que trop bien. Heureusement qu'il ne l'avait pas utilisé sur l'imposteur, sinon cela n'aurait pas marché, et aurait brisé le poignard…
Il arma son bras, Yannis toujours tétanisé devant lui. Dans la seconde qui suivit, sa main tenant le poignard fila droit vers le cœur du jeune homme, visant en vérité sa Matrice Magique. Soudain, un éclair blond capta son attention un instant.
Samlia… ?
Il sentit quelque chose se briser, mais pas exactement comme il le souhaitait.
Quelque chose n'allait pas.
L'horreur se peignit sur le visage d'Orbas quand il vit qu'une jeune fille s'était interposée entre lui et sa proie, stoppant la course du couteau avec son dos.
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