Chapitre 17 - Les craintes de chacun
Edward rejoint vite Ugo en courant dans les couloirs, évitant les étudiantes curieuses qui observait ces nouveaux venus d'un œil presque réprobateur. Son ami rejoint, ils s'enfoncèrent dans les longs couloirs de l'Académie du Typhus. La senteur de la pierre moulue, les effluves du stress des examens, la puanteur légère de la magie sauvage ravivaient les souvenirs d'Edward, qui se revoyait dans ces couloirs, en train de poursuivre des élèves qui préparaient de mauvais coups.
Avec Ugo à ses côtés, il se sentait comme décalé avec ces souvenirs lointains. Il s'était passé tellement de temps sur terre qu'il avait oublié ce que ça faisait de surveiller les autres dans un cadre scolaire. Le faire tout court, en revanche, restait ancré dans ses mirettes : Ugo le soupçonnait vraisemblablement, sinon il n'aurait pas posé toutes ces questions. La véritable intention de son ami au nez rouge lui était inconnue, tout comme le moyen employé à lui conférer ses soupçons. Sauf que ce n'était pas important.
Quittant la partie scolaire du bâtiment, ils pénétrèrent dans le Hall des Sublimes, gigantesque couloir aux allures de musée, car sur chaque côté s'alignaient des statues d'héliatite, un matériau semblable au marbre, mais en bien plus dense. Les statues représentaient les personnalités importantes de l'Empire : les 7 Explorateurs, le Prophète du Serpent, Balgur le Magnifique, Moran le Terrible et j'en passe… Edward était tout particulièrement attiré par la dernière statue, et il remarqua qu'Ugo s'était arrêté pour la regarder.
La statue, haute de plusieurs mètres, représentait un jeune homme assis de face, dans une posture que l'on aurait confondu avec celle du Penseur de Rodin, lisait un pavé. Drapé d'une robe de mage de couleur grise, son visage trahissait une certaine mélancolie. Ses traits fins et ses cheveux en bataille lui faisaient beaucoup penser à Yannis quand ce dernier se plongeait dans ses romans, en pleine pause déjeuner. Sur la plaque, on pouvait lire : « Synnaï Hencherick, mage de Cycle Gris. Pionnier de la Théorie Magique sur les Vecteurs Trans-Dimensionnels. ».
Synnaï, ce mage pas très intéressant mort il y a soixante-dix ans de cela. Edward ne l’avait jamais vraiment considéré comme un accompli, contrairement à Archibald ou Karmeni.
Une chose étrange, cependant : le nom « Synnaï » n'avait pas la même typographique le reste du texte, comme si il avait été gravé à la hâte. Curieux… Mais Edward se désintéressa vite de la statue, et intima Ugo de le suivre. Celui-ci obéit, non sans jeter un dernier coup d’œil étrange au colosse pétrifié.
Ils arrivèrent devant de gigantesques portes, devant lesquelles leurs amis et Archibald les attendaient déjà. Quand ils furent à leurs niveaux, le mage Gris lança un regard éloquent à Edward, qui lui rendit un acerbe, indiquant clairement que l'heure n'était pas à la discussion.
Des serviteurs poussèrent avec un effort manifeste les lourdes portes en or et en ophobalérium, métal irisé originaire de cette planète. Quand elles furent partiellement ouvertes, tous entendirent :
— Mage de la Cour en Cycle Gris, Sir Archibald Parmini. Français de la Terre : M. Yannis Brendeck, M. Edward Blutingen, M. Ludwig Lérot, M. Ugo Gap et M. Hadrian Vacìo.
Après ces présentations succinctes, ils entrèrent dans la salle du trône : à l'image du Hall, elle était aussi titanesque que dans les souvenirs d'Edward, soutenue par des piliers d'albâtre et remplie de fresques, de tapisseries aux milles et une couleurs. Des créatures de légende remplissaient l'espace de ces œuvres d'arts, tandis que des serpents s'enroulaient autour des piliers, têtes vers le sol. Et au fond se trouvait le cœur de l'Empire.
L'Hakessar.
Sa présence écrasait toutes les autres, tant qu'on n'aurait pas tout de suite remarqué sa garde rapprochée, les nobles qui dévisageait les nouveaux venus et deux des personnages les plus ignobles qu'Edward eut rencontré : Lorkan, capitaine de la Garde Impériale, et Isabella. Ceux-ci conversaient en chuchotant dans les oreilles du Puissant Moralisateur. Quand ils furent remarqués, l'Empereur des Sept Terres ordonna à ses conseillers de se taire.
Immédiatement, Archibald s'inclina devant le monarque, suivit de près par Yannis, Hadrian, Ludwig et Edward. Seul Ugo ne courba pas l'échine, se qui arracha un sourire au skaldnjol.
— Vous pouvez vous relever… parla une voix empreinte d'une lassitude ancestrale.
Ils obéirent, et l'Hakessar congédia les nobles de la salle. Quand tous furent partis, ils darda son regard ambre sur les jeunes adolescents (enfin, presque…). Le pression était palpable, aussi Edward sentit l'odeur des sueurs froides couler le long de leur dos. Soudain, l'Hakessar reprit la parole en s'adressant à Archibald :
— Des jeunes pousses vigoureuses… Qu'en disent les résultats ?
— M. Blutingen et M. Gap sont Aptes, Hakessar. Leurs tests révèlent qu'ils possèdent de la Magie Ancienne, mais ils indiquent une absence de Porte. Une étude plus ample serait envisageable.
Les yeux du monarque s'illuminèrent brièvement, avant qu'il retombe dans cette monotonie ennuyante. De par son silence éloquent, Archibald continua :
— Nous sommes sûr que M. Bencheikh possède toutes les qualités d'un Mage, ainsi que les organes cérébraux correspondants. Cependant, le reste de son anatomie est parfaitement humain, ce qui soulève quelques… questions compromettantes – et Archibald se tourna légèrement vers Hadrian et Ludwig – Quand à ces jeunes hommes ci-présents, le capitaine Lorkan se porte garant de leur utilité.
L'Hakessar se tourna vers l'intéressé, qui hocha simplement la tête, le visage de marbre. En soupirant, le dirigeant se leva, et immédiatement on sentit la tension des gardes tandis qu'il s'approchait des cinq jeunes gens.
— Il y a fort longtemps, avant même que je puisse voir la lumière de ce monde, les Sept Pionniers ont découvert votre planète. Elle était magnifique, pure et exempte de toute civilisation. Mais les choses ont tourné autrement quand l'humanité a surgi deux décennies plus tard. Les Sept, qui avaient déjà ramené nombre de nos semblables, ont essayé de cohabiter avec les autochtones. Mais l'humanité est par nature intolérante envers son prochain. Ainsi, les mourniens furent pourchassés, et les Premières Guerres Magiques éclatèrent. Pendant 800 ans, votre peuple et le mien ont guerroyé. Mais à force de nous râcler jusqu'à l'os, nous étions ternis, épuisés de mourmons et de magie, terrassée par votre atmosphère si pauvre. Alors, les Sept décidèrent de créer le traité de l'Or Bleu : en échange du fait que les mages seraient cachés aux yeux de la plèbe, sans pouvoir utiliser leurs pouvoirs sauf exceptions, les humains cesseraient de pourchasser et tuer nos confrères. Ainsi, une nouvelle ère de paix débuta.
L'Hakessar leva ensuite sa main vers eux : un serpent de lumière en jaillit, et les ensserra. Un Serment Sinueux, pensa Edward ; ce genre de pacte ne pouvait être brisé selon les règles habituelles, même par son propre lanceur.
— Par Mourn, le Scintillant Buveur Stellaire, et au Nom des Sept, Je vous octrois le droit d'étudier à l'Académie, sous la supervision stricte de Sir Parmini. Jurez que vous respecterez nos coutumes et nos us, et que vous confierez votre vie et votre pouvoir à l'Académie.
Ils jurèrent. L'Hakessar sourit, et s'exclama :
— Scribe ! (Derrière le trône, un scribe apparut, visiblement fatigué) Occupez vous des formalités administratives, j'ai à faire avec le Conseil.
— Mais, intervint Isabella, votre Splendeur…
— J'ai dis ! Ne pensez pas que votre rang de chef de l’Église vous autorise à discuter de mes ordres. Me suis-je bien fait comprendre ?
Isabella s'apprêtait à répliquer, mais la sagesse, ou la peur, l'obligea à s'incliner.
L'ordre avait été donné.
* * *
*Ugo
Edward était un « skaldnjol ». Une sorte de vampire, quoi.
En vérité, plus Ugo passait de temps ici, plus il se disait qu'il devait accorder sa confiance à ses amis uniquement par leurs actes, et non par leur nature profonde. Nombre de détracteurs l'avaient déjà traité de raciste conspirateur, de sexiste patriote et de libertain sataniste – le dernier titre lui plaisait plus, ça lui donnait un air de rockeur des années 90 – mais jamais, au grand jamais il n'avait jugé quelqu'un sur sa nature. Même si le quelqu'un était un fan hardcore de Twilight.
Edward était un skaldnjol. Cette pensée revint à son esprit tel un yoyo dans une vitre, qui se reformait à chaque fois qu'elle se brisait. Au point que les fenêtres de l'âme d'Ugo clignaient sans arrêt, le faisant passer aux yeux de ses amis comme très fatigué, et donc très irritable.
Rassemblé dans une chambre commune devant un feu de cheminée et autour d'un unique paquet de chips, dont les mourniens les avaient miraculeusement gracié. Les cinq digéraient en silence la situation aussi bien que les tranches frites de pommes de terre. Pour rompre le silence étalé sur plusieurs minutes, ce fut Ludwig qui s'adressa à Yannis en premier, soutenu par Edward et Hadrian :
— Alors, c'est quoi cette histoire « d'Apte » ?
— Ils m'ont fait faire des batteries de test, bredouilla le rétabli. Ensuite, ils m'ont donné un traitement pour ma jambe et un autre pour ma « porte ».
Ugo, malgré son black-out passager, prêta une oreille attentive à la conversation, ne voulant en perdre aucune miette :
— Apparemment, c'est un truc dans ma tête, expliqua Yannis en se tapotant la base du crâne.
— Tu veux dire que t'es fou ? s'affola Hadrian.
— Mais non, le railla Edward. Il est juste en train de dire que c'est dans son cerveau.
— En soit, c'est pareil, commenta platement Ugo.
— Ton père est neuro-chirurgien, que je sache ? rétorqua le blafard. Le mien, oui.
Ce fut à l'aide d'un effort colossal qu'Ugo se força à ne pas dire : « Ça ne m'étonne pas pour un suceur de sang. ». Primo parce qu'il n'y avait aucun lien entre la proposition d'Edward et la sienne, deuzio parce qu'il ne souhaitait pas voir planté deux clous d'émail dans son cou. Interprétant le silence d'Ugo comme une excuse, il continua :
— Le truc qu'explique Yannis, c'est un peu comme une tumeur (le concerné hoqueta) Désolé…
— En gros, on en sait fichtre rien et on s'en balance, lança Ugo, avant de penser : Mais ça expliquerait sa « guérison » rapide… Vaut mieux pas lui demander s’il y a un rapport, il va penser que je fais une fixette.
Edward lui lança un regard mauvais mais Ludwig et Hadrian furent du même avis que le lycéen à petite taille. Yannis encore plus, vu que parler de son probable cancer ne l'enchantait vraiment pas... Aussi habile qu'un serpent avec une guitare, il lança à Ludwig :
— Et toi avec le monstre ? Comment t'as bougé aussi vite ?
— Je te retourne la question, mais moi, j'ai pas de tumeur… hrmgl…
Le silence retomba, lourd de vieilles phrases de penseur qui n'auraient jamais amélioré la situation, puisque de toute manière, c'était la merde. Mais bon, comme il en fallait une, Hadrian se jeta à l'eau avec la grâce d'un hippopotame sous alprazolam :
— On doit se serrer les coudes, alors. « Dans la ruche, ne faites confiance qu'aux guêpes ».
Parfois, Ugo se demandait s'il n'avait pas mal choisi ses amis. Mais bon, ils étaient seuls, sur une planète inconnue de tous les terriens avec des tarés qui maniaient une forme d'énergie bizarre qui les rendaient plus pédants que les Parisiens.
* * *
*Hadrian
Jamais il n'aurait crû voir ça un jour. Maintenant, il aurait aimé fermé les yeux ! Le jeune homme, calé contre la fenêtre de la chambre commune, regardait la ville plus éclairée que les photos nocturnes de New York. C'était magnifique et complètement délirant. Un spectacle si époustouflant qu'Hadrian ne pouvait pas en décrocher ses yeux.
— Tu dors pas ?
Il tourna légèrement la tête et Ludwig s'assit face à lui pour regarder la fenêtre. Son regard était différent du sien : une sorte de curiosité mêlée à de la peur. Le brun aux lunettes secoua sa tête.
— J'y arrive pas.
— Il faut. Demain, on va trimer pour rester en vie, toi et moi.
— Parce qu'on a pas de magie ?
— Il semblerait bien.
Hadrian se sentait légèrement jaloux de Yannis, Edward et Ugo qui semblaient intéresser les magiciens de part leurs aptitudes uniques. Ludwig avait sa verve étrange qui poussait parfois sur sa langue. Et lui, qu'avait-il ? Rien d'autre que des rêves d'enfants reniés parce qu'il avait crû vivre dans un monde régi par des lois scientifiques simples, un monde où il fallait travailler pour réussir et non naître avec un trait particulier.
Le désillusionné resta silencieux et son ami blond à la moue tranquille en fit de même. Hadrian sentait des racines noueuses tordre ses entrailles et des petits insectes piquer le fond de ses yeux. Soudain, ses joues devinrent humides. Il renifla, essuya son nez de sa manche. Il n'avait même pas pu aller acheter le gâteau d'anniversaire de sa mère.
— C'était aujourd'hui ?
— Hein ?
— L'anniversaire de ta mère, fit Ludwig.
Comment savait-il ? Oh, c'est vrai, il l'avait répété de nombreuses fois quelques jours avant leur « départ ». Sa mère était stricte mais, lorsque c'était jour de fête, Hadrian la voyait se relâcher en personne de rire et de goût discutable pour les pâtisseries au gingembre. Un visage un peu tiré par la fatigue et les pattes d'oie lui vint à l'esprit aussi clairement que les lumières de la ville. Les larmes revinrent à la charge.
— Désolé, je voulais pas…, lâcha précipitamment Ludwig avec une sincérité chaleureuse.
— T'inquiète, j'ai… juste une réaction allergique. La poussière, tu vois !
Un instant de silence. Hadrian fixait le ciel aux étoiles désordonnées, inconnues. Tout à coup, Ludwig se leva et posa sa main sur l'épaule de son ami larmoyant.
— Va te coucher.
C'était probablement le meilleur conseil prodigué ce soir, aussi Hadrian ne se fit pas prier.
* * *
*Ludwig
La chambre commune se composait de deux parties : un salon avec la cheminée et une fenêtre, et des chambres doubles. Edward avait insisté pour dormir près de l'âtre malgré la chaleur intense de ce dernier. Le blond le connaissait frileux, mais par ce monde peu tempéré, ça tournait presque à l'hypocondriaque. Bref, la répartition fut rapide : Ugo dormirait avec Hadrian parce que Ludwig ne supportait les ronflements, et on ne pouvait pas faire plus silencieux que Yannis – il parlait d'expérience – dans les arts de la literie et du sommeil. Mais l'exception confirmant la règle, Ludwig fut accueilli par une pile électrique :
— Tu crois qu’on va pouvoir être envoyé dans des maisons ? demanda son ami désormais « magique ».
— Je crois surtout qu’on va servir de rats de laboratoire, maugréa le potelé en se calant sous sa couverture.
Bien qu’il n’en laissait rien paraître, il était terrifié à l’idée qu’on puisse lui retirer sa liberté sous prétexte qu’il n’était pas un « mournien » comme ce monarque l’avait dit. Surtout qu’il a pas l’air très ferme sur sa politique vu sa manière de parler, dramatisa l’emmitouflé. Face à sa réponse, Yannis n’en démordit pas et demanda :
— Dis, c’est quoi ta maison préférée dans Harry Potter ?
— Tu veux me demander quelle est ma maison favorite dans une œuvre qui met en scène des individus « privilégiés par nature » et pour la plupart racistes, avec en prime le fait qu’ils asservissent des « elfes de maison » et qu’ils balancent des stéréotypes de juifs aux travers des gobelins ? résuma brièvement Ludwig.
Et il n’avait même pas encore parlé de la pauvre représentation LGBTQ+ dans l’œuvre… Bref, il n’aimait pas Harry Potter contrairement à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses congénères d’où la fameuse phrase qu’on lui disait souvent : « Bravo, Ludwig, tu es différent ! » avec un ton sarcastique assez appréciable. Face à cette réponse plus caustique que la soude, Yannis parut enfin flancher et Ludwig espéra qu’il cesse d’être aussi heureux, juste l’instant qu’il s’endorme… mais le monde étant bien fait, son ami dit d’une petite voix :
— Désolé, j’avais oublié que tu n’aimais pas Harry Potter.
Ludwig s’adoucit et soupira :
— T’excuses pas : tu es content, je le comprends. Mais ne crois pas que tout le monde l’est juste parce que c’est le cas pour toi.
Sur ces mots, il s’endormit avec l’espoir vain que son lendemain allait être moins rouge que tout le sang qu’il eut vu en l’espace d’une semaine.
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