Chapitre 14 – Dal’Agard
Plus tard, Ugo fut réveillé par des cris et des bruits de pas, lourds et métalliques. Il ouvrit ses yeux et vit des armures immenses se déplacer devant eux, et derrière une ville gigantesque semblant construite sur la base d'une montagne. Des gens marchaient dans les rues, la tête baissée, trop occupés à vaquer à leurs occupations pour remarquer les géants qui portaient de lourdes charges ou les chariots remplis d'adolescents. Cela devait sans doute être dans leurs habitudes.
Le chariot se remit en branle, et Ugo faillit être désarçonné. Tandis que les soldats étaient à cheval, naviguant autour du chariot comme des drosophiles autour d'un cadavre, les élèves avaient les vêtements déchirés et le teint cireux : ils n'avaient pas mangé suffisamment depuis des jours.
Ugo se tourna vers un des soldats, celui qui parlait le mieux le français et leur lança, encore émergeant de son sommeil :
— Ça fait combien de temps que je me suis endormi ?
— Six jours, le Mange-Boue, et ses confrères rirent grassement. On avait cru que t'étais mort sans qu'on puisse en profiter !
Eh merde, j'ai encore replongé !
— Vous inquiétez pas, j'en ai encore à revendre !
— Eh bien, c'est une bonne nouvelle ; parce que, sinon, tu vas pas aimer la suite...
Connard, pensa Ugo
C'est alors qu'il vit une chose qui l'émerveilla : en dehors de l'architecture surréaliste de la ville, la technologie qui en découlait, comme les systèmes de transport et les dispositifs solaires, était plus que brillante. En passant sous les voûtes, il crut apercevoir de drôles de créatures, mais trop furtivement pour pouvoir le confirmer.
Une fois partis des quartiers pauvres, Ugo et les autres arrivèrent en lisse d'un bel endroit qui s'apparentait naturellement à une place. Ici, pas de babillages de paysans pressés, les gens y étaient raffinés : beaux atours et belles fanfreluches qui se faisaient la cour sur cette scène. Des habits chatoyants, extravagants se trémoussaient allégrement en racontant leurs mésaventures, gloussant sous telle ou telle boutade. Seuls quelques armures déambulaient sans gêner le trafic, et d'autres capes sombres cachaient les traits de ceux qui ne souhaitent pas être vus. Ugo remarqua qu'ils se dirigeaient vers un grand château, si haut qu'il en percça les nuages.
Ce bâtiment était construit sur une île naturelle, surplombant des douves si profondes que la lumière n'en atteignait pas le fond. La château, s'il possédait des tours, était métallique et construit comme une fleur, sa forme sphérique projetant une ombre menaçante sur le chemin qui y menait. Les soldats avaient l'air ennuyés : ils devaient sûrement souvent venir ici. Soudain, le Cavalier Rouge beugla quelques ordres à ses hommes, qui s'activèrent avec une grâce qui leur était unique. Ils firent sortir les élèves et les alignèrent en rang.
Soudain, le chef de la troupe commença à passer devant chaque élève, avec une drôle de machine vrombissante. Lorsque celle-ci vibrait plus intensément, il écartait un élève. À la fin, cinq personnes étaient séparées du groupe : Yannis, Ludwig, Hadrian, Edward et Ugo. Le chef eut l'air satisfait, et ses hommes s'attelèrent à faire remonter les autres dans le chariot. Mathilde lança un regard apeuré à Ugo, au point où celui-ci s'écria :
— Mais, et les autres ? Vous allez en faire quoi ?
L'un des soldats le regarda d'un œil torve, mais haussa les épaules. Il ne répondait pas, et Ugo ne voulait pas prendre le risque de le manipuler devant tout le monde pour lui extirper des informations : il les aurait en temps voulu.
Une fois que le chariot transportant le reste de la classe eut disparu sur une autre route descendant dans la douve, le Cavalier Rouge congédia ses hommes à l'exception de deux d'entre eux. Une fois qu'il eut enlevé son casque et placé sous son épaule, il fit signe à Ugo et à ses quatre amis de le suivre. Yannis était en train de tituber, le teint aussi blafard que celui de Edward, s'appuyant sur Ludwig et Hadrian pour marcher. Sa blessure, d'après ce que voyait Ugo, était enfin cicatrisée, ce qui était tout de même étrange. C'était des plus suspects et il se promit de lui poser la question plus tard.
Ils traversèrent l'arcade gigantesque qui soulignait la frontière entre le monde des bêtes et celui des dieux. Et ce qu'ils virent les émerveilla : un arbre titanesque et tordu se dressait au centre d'une cour ornée de moultes fontaines. Cet arbre était magnifique, son tronc était blanc et lisse et son feuillage allant du rouge carmin au doré chatoyant. Mais le Cavalier Rouge les arrêta brusquement, ce que Ugo et ses amis firent. C'est alors que le chef et ses deux hommes s'inclinèrent devant l'arbre, les yeux clos comme en signe de prière. Ugo ne savait pas trop quoi faire, mais ne pas provoquer l'ire du Cavalier était déjà un bon début : il s'inclina donc respectueusement mais humblement, sans prendre le temps de se mettre à genoux. Les autres étaient trop bouleversés ou faibles pour pouvoir prendre en compte le salut, mais le Cavalier n'en tint pas rigueur ; il se releva et fit quelques gestes religieux avant de reprendre son chemin, suivi de près par Ugo et ses camarades, talonnés par les deux autres hommes.
Ils passèrent dans des allées entourées de plantes exotiques, devant de splendides sculptures en divers matériaux, le tout auréolé d'une belle lumière diffractée par d'immenses vitraux surplombant l'ensemble, qui était saisissant. Après quelques minutes de marche, ils finirent par tomber sur une lourde porte en un bois semblable à celui de l'arbre géant. Le Cavalier toqua quatre fois, la porte s'ouvrit et ils entrèrent à l'intérieur.
C'était une grande salle circulaire, dont les murs étaient couverts de livres. Au fond il y avait une baie vitrée qui offrait une vue panoramique sur la ville. Au centre de cette pièce se trouvait un bureau, chargé de paperasse et d'autres objets inutiles. Et une personne était assise à ce bureau.
C'était Elisabeth.
Lorsque qu'elle vit Ugo et les autres, elle sourit de toutes ses dents et parla d'une voix veloutée, avec une intense satisfaction dans son regard :
— Eh bien ! En voilà une agréable surprise !
* * *
* Éléanora Ophilian
Éléanora sortit du vortex gigantesque de la Nef de Kabro. La sensation de feu-froid disparut, laissant place à un picotement familier. Ces portails dégageaient tellement d'énergie qu'il était impossible de les maintenir à une stabilité équitable. La particularité des portails, c'était surtout qu'on ne pouvait pas les créer sans faire appel aux Six Vraies Magies, les plus difficiles à contrôler : les Forces, le Corps, le Tissu, l'Esprit, les Lois et l'Âme.
Ces magies n'étaient que des simplifications théoriques de la kirromancie appliquée, science toujours un peu obscure sauf pour quelques esthètes. Si l'on prenait deux objets distincts, les Forces permettait d'invoquer les échanges d'énergie entre ces derniers distincts, le Corps pouvait en modifier la forme, le Tissu permettait de changer la distance entre ces objets sans pour autant toucher à l'espace entre les deux, l'Esprit changeait la relation qu'avait l'objet avec son environnement, les Lois pouvaient créer et modifier les propriétés de l'objet et l'Âme était sensée « changer la nature profonde des choses », la rendant la plus incompréhensible des Six Vraies Magies. Chaque vraie magie demandait tout de même une compréhension profonde des kirrosi, et une bonne dose de folie en prime.
Car elles étaient l'assujetissement de la Nature et de ses ressortissants par un raisonnement logique ; autant tenter de maîtriser un océan avec une pelle à tarte.
En l'occurrence, créer un portail équivaudrait à utiliser le Tissu en général, mais on pouvait utiliser les autres magies pour créer un portail plus efficace. Plus on était capables d'utiliser des Vraies Magies, plus le portail était stable et puissant. Le portail qu'elle avait traversé pouvait utiliser les Forces, le Tissu et les Lois : c'était le plus puissant portail créé à ce jour. Le pire ? Il n'était même pas mournien.
Éléanora regarda autour d'elle, mais il n'y avait personne qui se trouvait ici ; elle était arrivée dans le hall de l'Académie, mais personne ne vint l'accueillir. Elle soupira et entreprit de traverser le grand hall pour arriver aux vieux escaliers. Elle les monta tranquillement, pendant plusieurs minutes. Une fois sur le seuil, elle regarda par le vitrail la Capitale de l'Empire, et le lac qui les entourait. Elle était mélancolique, mais n'arrêtait pas d'essayer de se consoler en se disant qu'elle reverrait un jour ses amis. Elle se tapa les joues pour se motiver, et partit vers sa chambre attitrée. Elle y entra, et trouva comme d'habitude son bureau bien rangé, ses feuilles de travail, sa plume de paon mourmion. Au lieu de s'asseoir à son bureau, elle s'approcha de son étagère et prit une photo encadrée.
Sur cette photographie se trouvaient Éléanora et ses deux amis, Archibald et… Synnaï. Éléanora appréciait beaucoup Synnaï, depuis très longtemps, tout en lui trouvant toujours cette aura mystérieuse un peu… irréelle.
Cependant, elle aurait donné sa vie pour le protéger, cela elle en était certaine.
Elle caressa le verre protecteur de la photo, puis la reposa sur son socle. Elle regarda encore par la fenêtre, cette fois-ci ouvrant seulement sur le lac et sur les montagnes.
Soudain, elle reçut un appel sur son bracelet. Curieuse, elle regarda qui était la personne qui l'appelait : quelle ne fut sa stupéfaction quand elle découvrit que c'était Isabella, la Grande Inquisitrice, qui avait joint son numéro de téléphone. Elle paniqua, ne sachant que faire, car, connaissant les antécédents de l'Inquisition, il se pourrait qu'on l'accuse et qu'on l'enferme pour une broutille, avant de la torturer.
D'une main tremblante, elle appuya sur les côtés de son bracelet et une voix autoritaire mais calme en jaillit :
— Éléanora Ophilian ?
— Elle-même, ma Dame, répondit Éléanora en s'inclinant, malgré l'absence de personnes dans la pièce. Que me vaut l'honneur de votre illustre appel ?
— Assez de formules de politesses, rétorqua brutalement la chef de l'Inquisition. J'ai besoin de Médiums et vous êtes la seule qui n'est pas partie en voyage cette année. Je vous prierais donc de venir dans la salle de réunion du proviseur, dit l'Inquisitrice tandis que Éléanora s'inclinait. Ce n'est pas une proposition, mais un ordre…
— Vos désirs sont des ordres, ma Dame… Éléanora s'inclina et raccrocha.
Que lui voulait donc la Grande Inquisitrice ? Avait-elle eu des altercations avec quelques nobles qu'elle allait juger demain ? Sans se poser de questions, Éléanora prit son sac et ses amulettes et partit descendre les escaliers et traverser les couloirs de l'Académie.
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