Chapitre 68 – Epilogue – Les souvenirs d’un Trahi
Qu'est-ce qu'il fait froid…
La sensation était différente que si il était enfermé dans de la glace. Cela s'apparentait plus à une sorte de gelée, un miel qui ne vous mordait pas. Il ne voyait plus rien, n'arrivait plus à entendre ni le son extérieur, ni le sifflement de son cerveau qui l'accompagnait depuis toujours. Aucune variation de température n'était perceptible, et la douleur, comme le toucher, ne fonctionnaient plus. Il tenta d'ouvrir la bouche, mais rien ; aucun goût, aucune façon de mouvoir sa langue. Les odeurs et les chatouillements ne titillaient plus son nez.
Seule sa pensée était intacte.
Est-ce que c'est ça ? se demanda-t-il. Certes, il l'avait déjà expérimenté par la pensée, mais il ne l'avait jamais vraiment vécu. Il tenta plusieurs expériences, telles que le fait de bouger certains membres, ou encore d'imaginer des couleurs ou un décor. Mais, malgré le fait qu'il se souvienne parfaitement de tout ceci, c'était comme si il y avait un blocage.
Néanmoins, il sentait que quelque chose n'allait pas. Mais depuis quand ? La notion de l'espace-temps s'était perdue dans les méandres du néant. Il aurait dû s'endormir. Il aurait du abandonner, car plus rien ne comptait désormais. Seulement, ce petit quelque chose l'empêchait de sombrer dans l'éternité. Ce petit quelque chose prit de l'ampleur. Comme un ballon que l'on gonflerait au compresseur, l'étendue de ce quelque chose devint si écrasante qu'il faillit être annihilé par sa présence.
Un œil !
Oui, un œil. Ou plutôt, des yeux qui le fixaient sans réagir. Une multitude de regards qui continuaient inlassablement à imposer leurs présences. Et dans l'immensité du vide, il le vit : un corps sinueux, inextricablement lié par des forces inconnues. Des dimensions inimaginables, capables de s'enrouler autour de planètes. Une gueule si large et si profonde qu'elle avalerait toute chose sur son passage. Et lui, petite flamme au sein de cet univers noir, contemplait cet être ancestral qui le fixait, sans rien faire.
Mais alors… Oui ! De la lumière ! Il y en avait qui émanait de quelque part, sinon il n'aurait pas vu… Voir ? Il se toucha le visage… Toucher ! Encore, et il comprit en regardant : il avait un corps. Imparfait, certes. Le corps qui le composait devenait cependant de plus en plus complet. Il vit d'abord ses os pousser dans leur complexité architecturale, atteignant des proportions qu'il n'avait jamais trouvé étranges jusqu'à maintenant. Autour des structures de calcium s'enroulaient muscles et nerfs, libérant des sensations irréelles. Chaque petite cellule, chaque veine transportait un flot immense d'informations, de séquençages, d'encodage… De vie.
Son nez, qui n'avait pas de forme, se forma pour se connecter à son cerveau ; il expérimenta la lourde odeur de la chair, la senteur du froid qui lui chatouillait les narines. L'étrange effluve qui émanait de la créature qui continuait à l'observer.
Il hurla.
La douleur, qu'il avait oublié, ressurgit tandis que sa peau se formait pour le protéger des affres extérieures. Son épiderme réagit avec violence, tandis qu'il trouvait presque du plaisir à ressentir cette souffrance. Ses cheveux, ses cils, sourcils et diverses pilosités poussèrent sur l'ensemble de son corps, et les derniers détails physiques achevèrent enfin de dessiner ses traits.
Les émotions vinrent ensuite. Elles furent innombrables, engloutissant ses pensées dans une tornade dévastatrice. Et surgirent les souvenirs, qui lui arrachèrent la dernière parcelle de calme gagnée durant son séjour dans le vide. Il se souvint de la façon de comment il était arrivé ici, cette lumière aveuglante… Mais seules quelques bribes l'effleuraient, le reste était brouillé dans cet afflux constant qui traversait son corps et son esprit ; des visages familiers… Des voix… Mais il était incapable de les identifier avec certitude.
Il regarda alors un des yeux qui l'observait. On aurait cru voir un soleil endormi. Dans cet espace vide où il n'avait aucun support sur lequel bouger, il tenta d'étendre sa volonté, pour atteindre, ne serait-ce qu'un peu, cette chose qui lui avait donné la lumière.
Un gouffre. Innombrables cris de solitude. Un désir d'en finir. Interminable fuite. Une promesse brisée.
Une vérité.
L'éclat sublime de l'énergie thaumique le frappa de plein fouet. Il en reçut tellement qu'il crut qu'il allait disparaître comme une poussière dans une tempête en pleine mer. Des mémoires anciennes éclatèrent ça et là, vestiges d'un temps qu'il n'arrivait même pas à appréhender. Des formes irréelles se dessinaient devant ses yeux, s'écrasant les unes contre les autres dans un ballet aussi terrifiant que ravissant. Les formes se confondaient, s'absorbaient mutuellement pour se recracher en d'autres mirobolantes virevoltants.
C'est une bataille… Il avait bien compris, car il saisissait mieux les nuances de chaque camp : l'un était grotesque et informe, l'autre titanesque et inexplicable. Dans les débuts de l'univers, une guerre décida du sort de tous. Et elle se termina par la défaite cuisante des deux camps : l'un fut affaibli au point de se sustenter sur les races mortelles, et l'autre fut frappé par la recherche sans fin d'un sommeil réparateur.
C'est alors qu'il entendit un son mélodieux. Les souvenirs ? Non… La créature qu'il avait voulu effleurer chantait sa tristesse, son immense solitude. Car personne ne l'entendait pleurer dans son sommeil. Aucune oreille n'était assez fine pour l'entendre.
Mais lui le pouvait.
Cette détresse l'étiolait de part en part, comme un acide destructeur qui le rongeait bien plus que ses propres souvenirs. La douleur qu'il ressentait n'était pas sienne, mais il tentait tant bien que mal de l'intégrer en lui, pour comprendre cette chose inexplicable, inévitable qui est le chagrin de ne trouver nulle âme ne pouvant recevoir ce que vous lui offrez de plus beau. Ce sentiment, chacun le connaissait, mais il était évident que désormais, ce qu'il avait ressenti auparavant n'était que tromperies devant cette créature ; cette dernière était absurdement, éternellement seule.
Il sentit autre chose : la créature, qui ne comprenait guère ce que cette petite chose voulait lui dire, commençait à percevoir, à goûter le son des émotions évasives, de ces moments perdus dans sa tête. Un battement de cil. Une respiration. Mais la splendeur délicate qui en émanait était tout aussi percutante pour elle que l'importance gargantuesque de sa propre existence.
Elle savoura chaque goutte de ce délicieux nectar, si fragile, si précieux.
Quand ils furent tous deux liés par l'indéfectible sensation d'être en vie, ils se comprirent ; la gigantesque bête tournoya autour de la minuscule, lui offrant les milles et une incandescences de ses écailles iridescentes. La petite lui offrit le contact singulier de sa main, afin que la créature ressente les pulsations téméraires de ce cœur qui battait sans relâche.
Ils se nommèrent.
…
Ce fut le bruit des vagues déferlantes qui le réveilla. Il ouvrit ses yeux.
Allongé sur du sable réchauffé par un soleil couchant, le ciel se teintait de pourpre, rosé et carmin dissimulés par quelques nuages paresseux et lointains. La senteur du salé, l'âcre moiteur des algues sous ses mains ; les mêmes sensations que lorsqu'il partait à la mer avec sa famille. Où était-elle, d'ailleurs ? Il se redressa, du sable tombant de ses cheveux en bataille. Il les aimait comme ça : entremêlés les uns aux autres pour se tenir chaud en hiver, et lui gâcher la vue l'été. Il secoua vivement sa tête, afin de chasser les derniers grains, et se leva.
La mer s'étendait à perte de vue. Au loin, l’œil rougeoyant dardait ses derniers rayons avant de laisser sa place à une belle nuit qui s'annonçait fraîche. Franchement, se dit-il, c'est pas le moment pour attraper froid…
Il se retourna : en face de lui, une jungle broussailleuse, typique des tropiques. Cependant, au loin, il apercevait une ville construite sur une colline. Décidant qu'il fallait y entrer pour demander où il se trouvait, il fit un pas.
D'un coup, il se retrouva au sein de rues animées. Surpris, il se retourna dans tous les sens ; il avait atterri au milieu d'une foule en effervescence, trop occupée dans leurs activités journalières pour le remarquer. Ils parlaient dans une langue qu'il ne comprenait pas, mais qui avait les mêmes sonorités que de… L'espagnol ?
Cela lui donnait au moins un indice sur sa position. Est-ce qu'il était sur Terre ? Ou bien sur… Mourn ? Qu'est-ce que c'était, « Mourn », déjà ? Il se tapa la tête de sa main, comme si la frapper ferait ressurgir des souvenirs enfouis, mais rien ; ce nom ne lui rappelait rien. Seule la « Terre » ressurgissait dans sa mémoire, mais elle était trop floue.
— Mòl den ninìo lobes ?
Il se retourna : un vieil homme lui avait attrapé son épaule, le visage inquiet. Apparemment, il semblait vouloir savoir si tout allait bien. Il opina du chef, et le vieil homme sembla soulagé. Soudain, il lui dit :
— Quampo no keses !
Une invitation, à n'en point douter. Aussi fallait-il qu'il en comprenne le sens. Mais il était trop chamboulé pour pouvoir refuser. Comme le vieil homme s'enfonçait déjà dans la foule, il le suivit sans discuter. Il esquiva les passants, mais il lui semblait plutôt que c'était eux qui l'esquivaient.
Ils gravissaient des marches, traversaient des allées, couraient même sous des arches remplies de marchands qui vendaient leurs produits en silence. En fait, il ne l'avait pas tout de suite remarqué, mais quasiment personne ne parlait ; les habitants favorisaient les échanges par le biais de signes de mains, de tête et de rythmes grâce à de petites percussions accrochées à leurs ceintures. Le vieil homme lui intima soudainement de presser le pas, en lui faisant un signe de la main caractéristique.
Ils arrivèrent dans la partie haute de la ville. Là, il y avait moins de personnes silencieuses et plus de paroles. Mais ces gens chantaient quasiment tout le temps ; ils utilisaient différentes mélodies, sûrement pour communiquer ou se reconnaître. Ici, les personnes ne s'habillaient plus qu'en haillons, étaient toutes édentées et n'avaient plus d'yeux dans leurs orbites. Voilà pourquoi ils chantent…
Plus haut, plus loin. En montant, les maisons se raréfièrent, de même que l'air. La randonnée devenait de plus en difficile, et il peinait à suivre le rythme du vieil homme, qui lui avançait d'un pas rapide. Comment pouvait-il tenir une telle cadence ? Il ne le savait pas, mais continuait néanmoins de le suivre. Ils atteignirent le sommet de la montagne, et c'est alors qu'il vit tout.
L'île sur laquelle il se trouvait n'était qu'un lopin de terre entouré d'eau, suspendu au dessus d'un vide ouvrant sur le cœur lointain mais ardent d'une planète. Au loin, on pouvait apercevoir d'autres îles, d'autres villes… Tout cela en suspension irréelle, comme si le temps s'était figé pour la chute des objets. Jamais il n'aurait cru voir un spectacle aussi époustouflant que celui qui se présentait sous ses yeux. Il se tourna vers son guide.
Le vieil homme l'observait avec un regard étrange, comme si il attendait quelque chose. Tout à coup, il se décala pour présenter un autel en haut de la montagne. Plusieurs aveugles priaient, et l'un d'entre eux était debout, au côté d'un jeune garçon. Ce dernier ne devait pas avoir plus de six ans, et pourtant une détermination sans faille luisait dans son regard. Il suivit son regard et le vit.
Un bâton.
Chose étrange, car cet objet n'avait rien de particulier au premier abord. On aurait pu l'observer durant des heures, aucun détail n'aurait attiré l’œil de quiconque. Pourtant, son attention fut captée directement. Il regarda ensuite l'enfant ; il sentait son appréhension, mais aussi une certaine excitation émanait de ce petit bonhomme.
Soudain, ce dernier tendit sa main vers le bâton. Mais quand il le toucha, il se rétracta d'un geste vif. Le petit prit sa tête entre ses mains, et il put voir que les mains du garçon étaient ensanglantées. Quand le blessé se retourna, il constata avec horreur que le petit visage jadis en vie était ridé, la bouche ouverte et dépourvue de dents, pleine de sang comme si on les avaient arraché. Ses yeux n'étaient plus que des orbites vides de toute lumière. Dans ses petites mains, deux globes luisants étaient posées sur une petite montagne de dents.
Sous son regard horrifié, il fixa le jeune homme, dont les cheveux étaient désormais blancs et inégalement répartis sur son crâne, déposer son « trophée » dans une petite jarre posée là. L'odeur de chair pourrie vint à ses narines, ce qui faillit le faire fuir. Mais le vieil homme, qui était resté à ses côtés durant toute la scène, le retint par le bras.
En croisant son regard, il n'eut nul besoin de paroles pour comprendre ses intentions. Il voulait qu'il touche lui aussi le bâton. Déglutissant, il se dit qu'il n'aurait aucun problème pour s'enfuir. Personne n'irait le poursuivre.
Il l'entendait.
Le bâton l'appelait. Il le tirait vers lui avec une force qui n'était ni brutale, ni écrasante. C'était comme une attirance insurmontable.
Sens.
Il avança d'un pas.
Essence.
Deux pas.
But.
Trois pas.
Pouvoir.
Il tendit la main.
Finalité.
…
Vérité.
Mais rien ne se passa. Il ne perdit ni dentition ni vision. Délogeant le bâton de son socle, il apprécia sa prise ; elle était parfaite, comme si cet outil avait été ouvragé selon les dimensions de sa main.
Un bruit, semblable à un grondement, derrière lui. Il se retourna : tandis que les aveugles et le vieil homme s'écartaient, une sorte de tourbillon sans fond se formait au sein même du Tissu de l'air. Des éclairs surgirent du vortex, pour le frapper. Mais il ne ressenti nulle douleur. À la place, ses pensées devinrent claires.
Il n'était pas un Enfant de la Chose. Il n'était pas un magicien de Mourn. Il n'était pas un lycéen de la Terre.
— Je suis… Yannis le Mage.
Et il entra dans le vortex, qui se referma dans un fracas digne du tonnerre.
Dans les lointains confins, par delà les montagnes, le Valargus sourit.
Le Voyageur avait entamé son périple.
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