Gris

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Erwin Sorineur présenta son traceur à l'œil de la porte. Le détecteur scanna l'implant, et prit une couleur verte. Le sas de l'immeuble s'ouvrit. Des sons sourds attirèrent l'attention de l'homme loin au-dessus de sa tête, dans le nuage de pollution, et il leva les yeux. Une dizaine de drones d'ordre, dont trois armés, volaient en formation d'intervention rapide.

Mieux vaut ce type de vol que les drones brancardiers ou funéraires, songea-t-il. Le voyant au-dessus de sa porte clignota. D'un geste, il rappela à l'IA de l'entrée son intention de le traverser. Il leva de nouveau les yeux au brouillard. Pas de nouveaux drones, la situation devait être sans gravité.

À peine entré, le sas se verrouilla. Un concert de cliquetis accompagna Erwin jusqu'à l'ascenseur central. Il scanna de nouveau son implant, ce qui lui ouvrit les portes du seul moyen d'accéder à son étage. Son travail de testeur de parcs lui permettait d'habiter un appartement confortable dans son immeuble en forme de sablier. La ville entière dessinait une forêt de sabliers filiformes. Tous du même modèle, où un étage accueillait une unique habitation circulaire, traversée en son centre des ascenseurs communs, seuls moyens d'accéder aux lieux d'habitation.

Sans un bruit, la cage de verre fumé s'éleva. Aucune sensation n'en témoignait, seul l'écran tactile le dénonçait. La porte glissa sur le côté, toujours en silence ; et à peine le propriétaire leva le poignet qu'une musique se lança en sourdine. Erwin ne savait plus s'en passer. Le brouhaha de la rue, les véhicules, les passants, les drones, les hologrames publicitaires à l'extérieur, et sa musique au foyer. Le silence l'insupportait, lui vrillait les oreilles.

En réponse à la musique, un éclair velu fracassa Erwin contre le tube gris chrome et vert hologramme de lierre, sans sommation. L'homme ne put retenir un râle sous la puissance du choc qui lui vida les poumons. Une grosse langue passa de son épaule à sa joue, bavant avec générosité sur ses vêtements.

- În'ga, t'es dégueu ! s'amusa-t-il.

Erwin chatouilla sa grande folie poilue, une panthère nébuleuse créée sur-mesure en laboratoire. Dès qu'il la voyait, il repensait aux infimes filaments blanchâtres d'ADN présentés au fond d'un tube, et du scientifique lui présentant son futur animal. D'ailleurs, pendant longtemps În'ga avait failli s'appeler "Fond de Tube", mais une connaissance d'Erwin l'en avait dissuadé. Il l'avait alors nommée d'après un personnage de fiction. Un elfe, à l'aise dans la forêt profonde comme les panthères nébuleuses quand elles existaient encore à l'état naturel.

Il savoura toute l'adoration que lui témoignait son animal, le cajola et joua même à se bagarrer. Pour sa taille, În'ga était légère. Lorsqu'ils se lassèrent de toutes ces effusions, Erwin lui versa son eau et ses compléments alimentaires. La panthère n'avait pas besoin de plus. L'homme prit lui aussi sa ration lyophilisée. Son repas bu, il se dirigea vers son ordinateur, et partit en quête de son prochain test.

Cédant à ses habitudes, il chercha d'abord de nouveaux hologrames pour décorer ses murs. Des imitations de lampes à lave trouvèrent grâce à ses yeux, et tout son appartement prit ces douces lueurs mouvantes et flegmatiques.

Il choisit ensuite sa nouvelle musique d'ambiance, et lança pour sa panthère un programme l'envoyant traquer des lasers dans le couloir, puis grignoter des os en plastique régénératif. Alors seulement, le testeur chercha ses prochaines destinations. Entre deux mails promotionnels, il tomba sur un message classé prioritaire par un expéditeur inconnu. Avant d'accorder un regard à la vidéo, il s'arma d'un café, et dessina les quatre coins d'une vitre sur le mur. Aussitôt, les hologrammes de lampe à lave s'éteignirent sur le carré dessiné, laissant filtrer les images extérieures. Erwin contempla la forêt de sabliers sinistres et monochromes, qui déchiraient le gris pollué de la nuit, le griffant de leurs lignes élancées et reserrées à leur centre. Aucune lumière n'en filtrait. Seuls les drones, les avions, les hélicoptères clignotaient dans les cieux, tandis que les lampadaires éclairaient les rubans de bitume au sol.

Des milliards de lucioles vrombrissantes luisaient sur les grands axes routiers, formant un ballet hypnotique. L'homme se laissa happer par leur danse, méditant quelques minutes. Prêt à décoder les signes d'arnaque, il retourna à son siège, activa ses détecteurs de deep fake et lança la vidéo.

Sur fond de plage paradisiaque, un homme en costard-cravate de jeune entrepreneur le salua avec entrain. Il présenta Parc'o'zombi, à grands renforts de vues filmées en drone, réalité des images validée par le détecteur.

- Ce parc à thème voyez-vous, vise un vaste public, et sera divisé en plusieurs parties. Tout d'abord...

La plage paradisiaque s'effaça, au profit d'une vue d'ensemble de l'île. De ses vagues connaissances en géographie, Erwin la situa près de la Brume, au sud du continent de Centrale. Il espéra que ce groupe lui offre le billet d'avion supersonique, ou qu'ils lui proposeraient au moins des réductions.

Comme annoncé, diverses parties se singularisaient sur l'image. La plus au sud clignota, et un zoom s'effectua, affolant le détecteur de modifications d'images du testeur. Des hôtels couleur sable se mêlaient agréablement au paysage idyllique de plages blanches et dorées, parsemées de palmiers. Erwin nota même des points de vente de rafraîchissements divers, intelligemment fondus dans le décors. Il releva au passage la présence de drones brancardiers et réanimateurs quadrillant déjà la zone, malgré l'absence de clients. Il mit sur pause, et fit analyser la scène. D'après son équipement semi-professionnel, il s'agissait de la réalité. Voilà bien le premier parc depuis une quinzaine d'années qui veillait aussi spontanément et sérieusement à la sécurité de ses clients. La vue à hauteur de visiteur, Erwin profita du cadre splendide, tandis que le présentateur reprenait sa démonstration.

- La partie farniente. Des hôtels pour toutes les bourses afin de contribuer à la mixité sociale, la plage, tout le luxe auquel on peut s'attendre aujourd'hui de la part d'un parc, ainsi que tout le nécessaire pour veiller à votre sécurité à tous. Des urgentistes humains, cyborgs et volants seront disponibles en tout lieu, à toute heure de jour comme de nuit.

Durant les présentations défilaient des images de fête foraine, à l'éternelle grande roue, aux sempiternelles boucles de grand huit, et tout le reste.

Vint le dézoom, puis la partie centrale, spécialisée pour le divertissement des familles, avec attractions aussi bien pour les nouveaux-nés que les adolescents et les handicapés. Les équipes sur cette partie auraient reçu les formations idoines pour recevoir ces clients-ci.

Erwin suivit attentivement l'inventaire des diverses zones, celle réservée aux entreprises, celle spécialisée pour les vacances en couple, et enfin, le cœur du sujet. Les deux tiers de l'île clignotèrent, et un encadré permit à l'animateur de montrer son visage et son buste. Son teint hâlé verdissait, sans modification d'image. Il donnait la sensation de se décomposer sur place, sa voix devenait pâteuse.

- Enfin, le clou du spectacle, certainement la première raison pour laquelle Parc'o'zombi intéressera les passionnés... La zone infectée ! Ici pourront s'en donner à coeur joie les amateurs de jeux grandeur nature, ici pourront se défouler les passionnés d'apocalypses zombies, en ces lieux pourront survivre les connaisseurs des arcanes de la Lame de Rubis, et les survivalistes pourront démontrer leurs savoir-faire ! Ici, vous pourrez vivre des aventures de plusieurs jours, scénarisées en collaboration avec des scientifiques, en vous laissant choisir le type d'aventure que vous souhaitez traverser. Vous serez même... libres de proposer vos propres scénarios aux équipes, afin de parfaire nos offres...

L'homme était devenu un zombie. Ses chairs se rétractaient, se desséchaient, il se momifiait à une vitesse folle. Et aucun trucage post-production n'était détecté. Subjugué, Erwin mit sur pause, et fit de brèves recherches sur ce parc, qui existait bel et bien. Le testeur n'écoutait plus les sempiternelles conclusions qui devaient l'inciter à venir.

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