Chapitre 5 - Les résiliences

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— J'vous jure, y en a pas une pour rattraper l'autre… Nachal ! Nissrin ! Quand est-ce que vous allez arrêtez ?

La dénommée Nachal, une parienne à la peau mate avec un voile sur les cheveux, tourna le regard vers son chef de groupe, avant de se tourner vivement, déviant le coup d'épée en bois de sa camarade grouillote Nissrin, une immense rughtgarienne rousse sombre. Le choc fit jaillir la sueur qui glissait sur les poignées en cuir ; Nachal affermit sa prise en reculant de deux pas. Devant elle, sa camarade qui la dépassait de trois têtes haletait comme un bœuf.

Voilà déjà une heure et demi qu'elles s'affrontaient en duel. L'objectif ? Déterminer la meilleure bretteuse du groupe Aleph, et in fine de l'ensemble des grouillots.

Nissrin se fendit, son allonge lui permettant d'atteindre Nachal, qui para le coup d'un claquement sec, profita de l'élan de son adversaire et asséna une taille sur le flanc. Nissrin para au dernier moment ; elle ralentissait. Toujours prudente, Nachal resta en retrait, sautillant en arrière pour éviter les assauts répétés de sa partenaire de combat. Contrairement à elle, Nissrin était puissante, endurante et très résistante.

Mais toute pierre finit érodée par l'eau si on lui donne assez de temps.

Nachal esquiva une pique bien sentie, contre-attaqua brutalement ; Nissrin vit le coup venir, et ramena son épée en biais pour parer la percée… mais d'un mouvement de poignet, Nachal feinta pour en faire une taille, qui frappa l'épaule de la colossale grouillote.

L'autre gronda de douleur ; pile sur le nerf. Nachal sourit de triomphe, mais Nissrin chargea en beuglant pour la renverser, et tomba sur elle de tout son poids. La petite grouillote bloqua le coup d'épée, qui ébranla jusqu'à ses dents tant il fut puissant. Elle-même tenta de lancer un coup, mais Nissrin attrapa son bras armé pour l'empêcher de bouger, tout en levant le sien au dessus de sa tête, l'air victorieuse.

— J'ai gagné ! annonça la grande d'une voix tonitruante.

Ne jamais vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Nachal lâcha son arme, et la rattrapa de l'autre main pour accompagner le geste de taille en revers, qui frappa la mâchoire souriante. Elle eut l'impression de frapper un bloc de granit, mais Nissrin cria de douleur, renversée en arrière, permettant à Nachal de se dégager.

Elle recula de onze pas, tandis que la grande se relevait péniblement, la main sur la mâchoire et un regard noir vers sa victoire échappée. Nachal courut à grandes enjambées vers Nissrin ; un, deux, trois pas, sauta en l'air. On aurait dit que des ailes lui avaient poussé, atteignant le point culminant d'une trajectoire parfaite. En tournoyant sur elle-même, elle la frappa au ventre avec toute la force de son corps et son élan.

Le choc résonna dans le terrain des grouillots, arrachant des « Oooh » admiratifs des jeunes spectateurs en apnée, qui relâchèrent leurs souffles en acclamations de victoire. Ils se précipitèrent vers Nachal pour la soulever en criant des « Hourra ! » et « Viva ! » à tout va. Ce fut l'entrée de leur entraîneur qui les calma sur le champ, et le chef du groupe Aleph, Tarick, grimaça.

— Entraîneur Winsen, je suis vraiment désolé. J'ai essayé de les retenir…

— Je sais. Vous ! (il agita son doigt en direction des deux opposantes amochés, qui s'approchèrent) C'était quoi, ça ?

Elles restèrent silencieuses. Nachal connaissait bien le courroux de leur entraîneur ; froid comme la pierre, ses punitions étaient si sévères que même certains Gardes Noirs grimaçaient rien qu'en entendant parler. Et malheureusement, profondément gravées dans le corps de la jeune parienne.

— Elles se sont lancés un défi : savoir qui…

Winsen lança un regard meurtrier à Tarick, qui se raidit dans un silence obéissant. Puis, l'entraîneur reporta son attention sur les deux filles, patient comme une tombe. Au bout d'un moment, Nachal en eut assez. Par les couilles d'Orholam, j'ai quand même gagné ! Elle se tint droite et fière, en regardant son entraîneur droit dans ses iris striés de bleu et de jaune, ce qui était un exploit héroïque compte tenu de ce-dit regard. Soudain, il marmonna :

— J'aurais dû me dire que m'occuper de chiards n'était pas mon truc… (il reprit la parole) Bon ! Puisque vous êtes si impatients pour vous foutre sur la gueule, je demanderais au commandant Greyling d'organiser un mois plus tôt les combats de placement.

— Mais… (l'un des grouillots comprit plus rapidement que les autres) C'était dans un mois pile ! Ça veut dire qu'on va combattre dès l'après-midi ?

— Et au Jour du Soleil, oui, rétorqua Winsen avec un sourire démoniaque. Ce sera votre punition pour avoir crû que combattre vous fait pousser plus vite des couilles !

Nachal ouvrit la bouche pour répliquer que ça ne marchait pas comme ça, mais se ravisa ; reprendre l'entraîneur Winsen était plus dangereux que d'aller chatouiller un démon des mers. Avec un soupir, elle partit dans l'entrepôt avec Nissrin pour poser son épée. Elle aussi avait un air frustré. L'est-elle à cause des combats avancés, ou de sa défaite ? Se sentant pousser des ailes de compassion, Nachal dit :

— Nissrin, je suis dé…

— Ne t'avise pas de t'excuser (Nachal la regarda sourire douloureusement) Je me sentirais sale si tu me prenais en pitié. J'ai perdu, et en beauté !

Nachal sourit, et lui lança un coup de poing dans l'épaule ; une mouche frappant un rondin. Ils sortirent de l'entrepôt, pour aller rejoindre leurs camarades d'Aleph au réfectoire. En tout, ils étaient sept : leur chef, Tarick, un atashien possédant déjà une barbe stylisée et au visage taillé à la serpe. Merwin, un natif de la Chromerie à la peau mate et aux cheveux blonds, sec et nerveux. Asma, une Abornéène originaire de Cravos, dont les années passées à ramer dans les galères avaient sculpté son corps. Gagnagal, un natif de la Forêt du Sang dont le nez était une œuvre d'art de piercings, puis enfin Nissrin et Nachal.

Lorsque ces deux dernières arrivèrent à la table, les conversations se turent tandis que Tarick se levait d'un bond, furibond :

— Vous pensiez à quoi, toutes les deux ? Je vous quitte des yeux cinq secondes et vous vous battez comme des chiens de fosse !

— N'empêche que je suis la meilleure bretteuse, rétorqua Nachal avec un sourire suffisant.

— Elle a pas tort, commenta Merwin en sirotant sa coupe d'eau.

Tarick lui lança un regard courroucé, mais le Chromerien n'en tint cure. Le chef soupira ; il n'avait pas beaucoup d'autorité sur son groupe, ce dernier n'étant le premier que parce qu'ils étaient les meilleurs. Tarick était un bichrome orange-rouge, Merwin un vert qui maniait la lance comme personne, Asma était une polychrome discontinue jaune-bleu-ultraviolet, sans être superchromate mais douée d'une ambidextrie démoniaque connue de tous les grouillots. Gagnagal était un orange subjugateur, se battant à l'aide d'une fouine du nom de Womp, Nissrin était une colossale guerrière ultraviolet, et enfin Nachal.

Elle n'avait aucune couleur, ce qui était une première dans la Garde Noire. Mais elle était si habile avec une épée que personne ne voulait discuter de sa légitimité au sein du corps d'élite. Enfin, ça ne suffisait pas d'être seulement bon avec une lame, mais Nachal possédait une arme secrète connue d'elle seule et de…

— Comment tu comptes combattre contre Yullo ? (C'était un bichrome de l'équipe Beth) Si la Roue tombe sur ses couleurs, tu te feras tailler la rondelle !

— Oh, Asma, c'est si gentil de s'inquiéter pour moi ! (Nachal lui sourit, et sa camarade lui tira une tronche dégoûtée) Plus sérieusement, c'est moi qui vais la lui tailler !

— Avec quelle épée ? (Gagnagal ricana) T'as pas entendu l'entraîneur Winsen ? « Combattre ne te fait pas plus vite pousser des couilles ».

— Moi, je crois qu'elle a ses chances (tout le monde se tourna vers Nissrin qui se penchait sur la table pour manger) Quoi ? Elle m'a battu !

— Tu n'as utilisé aucune couleur, l'infirma Tarick, puis se tourna vers Nachal : Sans offense, mais tes chances de victoire sont quasi-nulles.

— « Quasi ». C'est largement suffisant, répliqua-t-elle sèchement en se levant pour aller jeter son plateau.

Oui, la frustration. Un poison qui pouvait soit vous ronger, soit vous rendre plus fort. Dans son cas, c'était sa colère qui catalysa ce brûlant sentiment pour lui donner l'envie de montrer à tout le monde que, malgré sa petite taille et son absence de talents de créatrice, elle n'en était pas moins légitime à la Garde Noire. Elle revint au terrain d'entraînement, désormais désert. Enfin, pas complètement…

— Entraîneur Briseur ! (elle faillit s'incliner, mais se rappela qu'il n'était pas le « seigneur Guile » ici-bas ; il était accroupi, la tête baissée vers le sol, apparemment concentré sur une tige d'ivoire blanche) Je vais arrêter de vous déranger…

— Ne t'inquiète pas, je ne fais rien d'important (il prit la tige et la mit dans sa poche en se redressant) Comment vas-tu ? J'ai entendu que tu as fais du grabuge avec Nissrin…

— Vous auriez vu la tête de l'entraîneur Winsen !

— Je peux l'imaginer, pouffa son supérieur, puis il prit un air sérieux : On commence ?

Elle hocha la tête, et écarta ses jambes, bras tendus vers Briseur. Elle vit dans ses yeux les couleurs tourbillonner, sans pouvoir distinguer le vert du rouge. Soudain, elle sentit… du bleu ! La luxine sortit des doigts de son entraîneur sous forme de petites billes ; tchac tchac tchac, qui filèrent vers elle.

Dès qu'elles touchèrent ses mains, Nachal projeta sa volonté dans la luxine partiellement scellée, qui se désagrégea en fine poussière bleue. Elle sourit ; elle avait gagné en habileté, et sentit de suite le flot d'adrénaline suivant l'acte de création, ainsi que le froid rationnel du bleu. Elle réfléchit rapidement à la prochaine nature de la salve ; Briseur était un créateur initialement vert.

Et… en effet, du vert sortit de la main du créateur pour prendre la forme d'une dague en forme de feuille. Il fonça vers elle, rapide comme l'éclair. Profitant de sa petite taille, elle se baissa pour éviter l'estoc, tout en touchant la dague du bout du doigt.

Sa volonté se heurta à un mur de fer ; celle de Briseur tentait de la contrecarrer, de l'engloutir. Avec une force inouïe. Nachal grimaça mentalement, cet instant s'étirant dans sa concentration tandis qu'elle rongeait petit à petit le mur infranchissable… Là ! Une brèche se forma, la laissant s'infiltrer pour prendre le contrôle du vert.

Heureusement qu'elle était encore saisie de bleu, car la sauvagerie de la seconde couleur l'aurait emporté autrement. Au lieu de détruire la dague, elle la contrôla pour la faire glisser dans sa main, et quand Briseur fut écarté d'elle, il était désarmé. Et souriant. Il se redressa pour applaudir.

Mais le vert l'emporta, et Nachal, l'adrénaline en tête, fonça sur l'entraîneur en hurlant. Elle sauta avec toute la puissance de sa détente, au point que ses pieds furent du même niveau que la tête de son adversaire, et frappa.

Le coup ne fit pas mouche ; Briseur l'avait prévu et accompagna le mouvement de la grouillote pour la faire s'étaler au sol, avant de lui arracher la dague de la main. Immédiatement, le vert sauvage quitta ses pensées, lui recouvrant ses esprits ; l'entraîneur la regardait avec un air prudent. Elle tapa le sol de la main pour indiquer que tout était bon.

Il la relâcha, la laissant se relever, puis dit :

— Tu as fait des progrès en scission pure, c'est bien. Mais le contrôle t'échappe encore un peu…

— Vous avez utilisé du vert, marmonna-t-elle. C'est de la triche…

— Du vert, du rouge… Quelque soit la couleur, tu dois te préparer à ne pas te faire submerger (il la prit par les épaules pour la regarder dans les yeux) C'est toi qui es aux rênes, pas elle. C'est important, tu comprends ?

Elle opina du chef, l'air boudeuse. Briseur sourit et lui tapota les épaules.

— Ne te décourage pas ; savoure tes progrès, et utilise-les pour gravir tes faiblesses.

— Euh… (Nachal ne vit pas très bien l'image) D'accord ?

— Tu saisis l'idée, soupira-t-il. Comment va ton équipe ?

— Ils sont stressés à l'idée que je puisse tous les envoyer au tapis, grommela Nachal, mais le regard entendu de Briseur la fit arracher cette confession : Ils ne croient pas en moi.

— Parce que tu ne leur fais pas confiance, répliqua-t-il aussitôt.

— Je serais taxée d'hérésie ! (Nachal secoua sa tête) Non, ils ne doivent pas comprendre. Ils ne peuvent pas comprendre. Vous imaginez ? Je peux manipuler toutes les couleurs, mais en créer aucune ! Et même scellée, je peux toujours le faire !

— Tu as un don, Nachal (il lui sourit) Orholam te l'a confié dans un but précis, et tu as choisi de l'utiliser pour protéger les autres. Tu es sûre que tes camarades ne comprendraient pas ça ?

— Qui dit que c'est Orholam qui me l'a confié ? Je suis peut-être le fruit d'un démon.

— Tu es jeune. Tu te poses des questions comme moi à l'époque (elle l'interrogea du regard) Un jour, quelqu'un m'a dit « N'as-tu jamais pensé que tu étais promis à un destin plus glorieux ? ». Ce quelqu'un m'a ensuite traité de petit connard arrogant (Nachal hoqueta, mais il l'ignora). Puis, j'ai compris : je pensais être important seul, mais ça n'avait aucun sens. Tant que je n'utilisais pas mes dons pour les autres, je ne valais rien. Et toi, tu dois te dire la même chose : tu es promue à la grandeur tant que tu accordes ton aide à ceux qui n'y aspirent pas.

—…je ne sais pas si j'en serais capable.

— Moi, je pense que si.

Elle tourna sa tête vers lui, et il lui sourit. Un sourire qui était réconfortant, encourageant et plein de lumière. Pourquoi avoir besoin de créer ou d'être superchromate quand on était face à une telle couleur ?! Nachal, qui n'avait jamais connu ses parents, avait l'impression d'en avoir un aujourd'hui.

Ce fut avec joie qu'elle continua à s'entraîner jusqu'à qu'elle ait le mal de lumière. Mais la joie infantile qu'elle en retira n'avait pas de prix.

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