I. La dame en bleu, première partie
Le jeune voyageur s'arrêta un instant avec un sourire de soulagement, au moment où sa destination se dessina devant lui. Au terme d'un long trajet à pied, en partie accompagné par une caravane marchande de teintures malodorantes, il avait atteint la cité de Lonn qui s'étalait dans son ovale cerclé de remparts au milieu de la plaine.
Il avait cru pouvoir échapper à la pluie, mais il entra dans la capitale à l'instant où les premières gouttes crevèrent l'atmosphère. Poussant un juron sans conviction, il tira son chapeau sur ses oreilles et enfouit ses mains sous sa cape. C'était une de ces pluies lourdes et fouettantes, courantes à la saison des Vents. Il ne lui restait plus qu'à chercher un abri, ce qu'il fit en pressant le pas. Rapidement, il avisa un porche donnant sur une cour entourée de galeries en surplomb. Probablement une auberge. Au pas de course, il s'y réfugia. Là, il s’affala contre le mur et essora sa cape trempée. La pluie s’intensifiait très vite et en quelques minutes, des ruisseaux boueux traversèrent la cour. Le jeune homme tapa du pied sur le sol pavé, produisant un son humide et spongieux à cause de sa semelle imbibée d’eau.
- Hé, monsieur !
Il sursauta et leva les yeux vers la galerie qui le surplombait. Une voix venait de le héler.
- Quoi ?
Une demoiselle habillée de bleu avec une coiffe en tissu blanche qui cachait ses cheveux, portant une longue épée au côté, l’interpellait, appuyée sur la rambarde de la galerie.
- Que faites-vous là ?
- Je… C’est chez vous ? Je suis désolé, je voulais juste m’abriter de la pluie, se justifia l'étranger, confus.
- Ne vous en faites pas, je ne vais pas vous chasser.
- Lidwine !
La demoiselle sursauta à son tour et se retourna. Un homme de haute taille, avec une barbe brune et un pourpoint riche doublé de fourrure, venait d'apparaître derrière elle. Il serra l’épaule de jeune femme.
- C’est un de tes amis, Lidwine ?
- Non, je ne le connais pas, Père. Il vient d’entrer dans la cour pour se protéger de la pluie.
- Entrez, mon jeune monsieur, vous n’allez pas rester là sous l’eau. Entrez.
Après une infime hésitation, le voyageur gravit l'escalier le plus proche. Le père était rentré, mais la belle inconnue l'attendait au sommet, toujours accoudée là avec son air moqueur. Jal sesentait observé un peu trop intensément, sans savoir si cela l'inquiétait ou le flattait.
- Comment vous appelez-vous, monseigneur ?
- Jal. Jal Dernéant.
- Enchantée, je suis Lidwine Artanke.
Elle esquissa une gracieuse révérence.
- Je vous en prie, demoiselle, j’ai à peu près votre âge et je ne suis pas plus noble que ça.
Elle eut un sourire malin.
- Alors cessez de m’appeler demoiselle et dites Lidwine, d’accord ?
- Très bien !
Jal retira son chapeau en entrant dans la salle chauffée qu’elle lui ouvrit. Le feu qui flambait dans la large cheminée le réconforta aussitôt.
- Charmante hospitalité.
Lidwine acquiesça d'un geste de la tête en souriant et lui indiqua un portemanteau représentant des têtes de canamelles sculptées.
- Débarassez-vous, je reviens.
Elle disparut par l'embrasure d'une porte, lui jetant un dernier regard derrière le panneau. Il hésita une seconde, puis retira la cape et la suspendit sur une tête de canamelle en bois. Il connaissait bien les canamelles, sa famille en avait des élevages dans les montagnes de Ranedamine. Ces bestioles affectueuses mais stupides avec des cornes arrondies donnaient un lait excellent pour faire des fromages. Puis Jal tendit ses mains vers le feu et se félicita de sa chance. Après quelques minutes de délicieuse chaleur, Lidwine et son père entrèrent dans la pièce. Il recula brusquement, comme surpris en faute.
- Bonsoir, monseigneur.
- Bonsoir, jeune homme. Je suis Mildred Artanke, et vous ?
- Jal Dernéant.
- Asseyez-vous, je vous en prie.
Il obéit, non sans jeter un regard à Lidwine. Elle avait enlevé sa coiffe blanche. Ses cheveux, d’un gris sombre presque noir, ondulaient comme des rivières sur ses épaules couvertes d’un châle bleu. Son père s’assit avec autorité dans le fauteuil vert en face de la cheminée, où Jal n'avait pas osé poser un seul doigt, et plongea son regard dans les flammes.
- Vous venez d'arriver à Lonn, monsieur Dernéant ?
- A quoi voyez-vous que je suis étranger ?
- Votre sacoche et votre cape me font supposer que vous arrivez d’un voyage.
- Je suis de Ranedamine.
- Tiens, où ça ?
C’était Lidwine. Jal lui adressa son sourire le plus engageant.
- Herzhir, du côté de Dernolune.
- Dans les montagnes ? C’est un coin magnifique ! Quelle chance vous avez ! C’est votre famille qui habite le château au flanc du mont Étoilé ?
- Non, le château de ma famille est au fond de la vallée, au-dessus de la cascade. Mais j’en suis parti depuis plusieurs mois.
Mildred Artanke avala un verre de vin d’Erdent qu'il venait de se servir, sur la table basse entre lui et l'âtre.
- Vous êtes venu ici pour quoi ?
- Pour…
Jal hésita, de peur de paraître prétentieux. Mais le seigneur Artanke devait bien se douter, toute la ville était en effervescence à cette période de l'année, toujours pour la même raison.
- Je viens pour me présenter au concours des messagers du royaume de Lonn.
- Moi aussi.
Il se tourna vers Lidwine, étonné.
- Vous ? C’est vrai ?
- Bien sûr ! Vous croyez que je ne peux pas parce que je suis une fille ?
- Non, pas du tout ! C’est juste que je suis surpris, je suis invité dans une riche demeure inconnue, dans une grande ville que je ne connais pas, et la jolie jeune fille que je rencontre se présente au même concours que moi, je trouve juste que j'ai de la chance.
Lidwine cligna de l’œil et lui tendit un verre de vin. Il l’accepta poliment et trempa ses lèvres dedans. Excellent mais ancien, marque d'une richesse manifeste sans être ostentatoire.
- Vous avez quel âge, monsieur Dernéant ?
- Vingt-et-un ans. Ma majorité, tout juste.
- Moi vingt-deux, répondit aussitôt Lidwine, aussi vive qu’un reptile. Tout juste.
- Vous êtes d’ici ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas présentée à votre majorité ?
- Nous ne sommes pas d’ici. Cette maison appartient à ma sœur Leslie, qui est actuellement en cure à Tumnos. Elle nous a prêté sa maison pour la candidature de Lidwine.
- Hum, et vous êtes d’où, sans indiscrétion ?
- De Rott, à l’autre bout de Lonn. Et j’apprécie votre discrétion, seigneur Jal Dernéant.
Mildred arborait un sourire un peu moqueur. Jal eut une moue de honte et regarda le tapis. Sa curiosité lui attirait souvent des ennuis. Il craignait que ce défaut maladif ne lui fasse rater l’examen. Une fois de plus, il s’était fait remarquer. C’est alors qu'un flash de lumière bleuâtre éclaira la pièce par les fenêtres. Les rougoiements du feu avaient même diminué un bref instant. Mildred était figé dans son fauteuil, mais Lidwine s'était précipitée à la fenêtre.
- C’est…
- De la magie.
Jal s’était levé aussi. Bien qu'il ait des difficultés dans l'usage de la magie, il en avait étudié les facettes.
- Cela signifie qu’un sort puissant a été lancé dans le coin.
- Ce doit être le sort du concours, pour empêcher les candidats de tricher par magie. Il s'étend sur tout le palais, remarqua la demoiselle.
- Mais… Ils ne devaient pas le faire demain à l’aube, traditionnellement, pendant la cérémonie ?
Mildred se mordit la lèvre.
- Si.
- Il doit se passer quelque chose.
Avec son épée levée, Lidwine devenait intimidante. On aurait dit un fantôme vengeur. Elle secoua la tête.
- Je vais aux nouvelles.
Elle rengaina son épée et dévala les marches. Jal jura, ramassa sa sacoche, sa cape, et se jeta à sa suite dans l’escalier.
- Monsieur Dernéant ! Lidwine ! Attendez !
Il ne l’écouta pas. Lidwine était déjà dans la cour. Jal la rattrapa sous le porche et lui attrapa l’épaule, un geste familier qu’il n’aurait pas pu se permettre si la situation n'était pas dangereuse. Il essaya de parler calmement.
- Je vais aux nouvelles, ne vous en faites pas.
- Je peux venir avec vous ?
- Si votre père vous y autorise…
Il leva les yeux vers la galerie. Le père de Lidwine apparut à la porte.
- Tu veux y aller, Lidwine ?
- Oui, père. Permettez-vous à Jal Dernéant de m'accompagner ?
Le voyageur s’inclina très bas.
- Vous pouvez me faire confiance, seigneur Mildred Artanke. Je revendique l’honneur de protéger votre fille Lidwine.
- Je n'ai pas besoin de protection ! se vexa la jeune femme. Il s'agit de bienséance, le beau parleur !
Jal piqua un fard et décida de se taire.
- Très bien. Seigneur Jal Dernéant, je vous laisse accompagner ma fille Lidwine. Vous êtes à présent son chevalier servant jusqu’à ce qu’elle rentre à la maison de son père. Compris ?
Jal rosit. Le nom de chevalier servant avait une consonance romantique qui semblait totalement échapper à Lidwine, mais pas au jeune Ranedaminien. Il s’inclina à nouveau.
- J’accepte.
Il prit la main de Lidwine et l’entraîna dans la rue. Elle rajusta sa robe autour de ses jambes et courut à sa suite vers le palais. Plusieurs personnes s’étaient déjà amassées devant les hautes grilles du palais de Lonn, où la lueur bleutée avait cessé. Jal se glissa entre les badauds sans lâcher la main de la jeune dame. Un arrêté royal pendait au mur, récemment accroché par un garde à la mine patibulaire.
« Par ordre solennel du roi Oswald,
Le sort de vérité nécessaire au concours des messagers de Lonn a été lancé le soir du 15 octi au lieu de l’aube traditionnelle. Le roi Oswald s’en excuse auprès de ses sujets. Des événements extérieurs à nos volontés nous obligent à presser la cérémonie. Des meurtres ont eu lieu dans l’enceinte du palais sur plusieurs mages royaux. Cette mesure est une mesure de pure précaution qui ne modifie en rien la tenue du concours demain, 16 octi de l’année 18 du règne de notre roi Oswald.
Lonn, locos naa moritrani. »
Lidwine, qui s'était faufilée près de lui, fronça les sourcils.
- Des meurtres dans le palais ?! Sur des mages ? Je ne pensais même pas que c'était possible...
- Ils ont avancé la date pour être sûrs d’avoir encore assez de mages pour lancer le sort sur tout le palais. C’est juste de la précaution, répéta Jal, cherchant à s’en convaincre lui-même.
Lidwine était aussi décomposée que lui. Le fait qu’on puisse tuer les mages du roi l’estomaquait.
- Quel genre de puissance faut-il pour assassiner un mage du roi ?
Il recula d’un pas. Cela ne le rassurait pas pour ses épreuves. Si les tueurs débarquaient en plein milieu de la cérémonie ? Lidwine, elle, n’avait pas le même genre de scrupule.
- En tout cas, ils finiront pendus ou écartelés par la garde et je viendrais cracher sur leur cadavre !
L'appréhension du jeune homme ne diminuait pas. Il ne voulait pas le montrer devant Lidwine, mais il avait tout à fait conscience de ses faibles capacités. Quasi inapte magiquement et dans une honnête moyenne avec une épée à la main, il n'aurait aucune chance face à un tueur de sorciers. Un étudiant les bouscula pour lire l’affiche et Jal tira Lidwine à l’écart pour lui parler.
- Nous ne sommes peut-être plus en sécurité à Lonn…
- Pensez, avec vous comme chevalier servant !
Elle lui lança un sourire désarmant qui le laissa sans voix. Mais il se reprit vite. Se moquait-elle de lui ?
- Et vous comptez faire quoi, alors ?
- J’aimerais en savoir plus…
- Je suppose qu’ils feront une annonce publique demain, à la première uchronie, au début du concours. Ils veulent rassurer les candidats, assura Jal.
- J’espère qu’il leur reste suffisamment de mages et assez puissants pour maintenir le sort, sinon les épreuves seront annulées.
A cette pensée, le cœur lui manqua. Refaire le trajet de Ranedamine à Lonn l’année prochaine ? En aurait-il la force ?
- Bon, je vous raccompagne chez votre père, à présent ? lâcha-t-il sans conviction.
- Vous êtes pressé de vous débarrasser de moi ?
- Jamais de la vie !
Le cri était tellement sincère qu’elle masqua un rire derrière une main. Elle l'avait piégé. Jal bafouilla :
- Heu, je veux dire, non, pas du tout, c’est un honneur d’être votre chevalier servant, dame Lidwine, un honneur que je ne céderai à personne.
Flattée, la demoiselle rosit légèrement.
- Ne vous avancez pas trop. Je ne suis pas mauvaise à l'épée et je n'ai pas besoin d'être raccompagnée, je connais le chemin.
- Il faut mettre votre père au courant. Il s'agit de simple politesse, Lidwine. Il m'a nommé votre chevalier, je m'en acquitterai. Mon honneur pourrait en souffrir. Et puis, c'est un plaisir de faire quelques pas avec vous. M'accorderez-vous cela ?
- Hum. Je respecte votre humilité, Jal Dernéant. Dans ce cas, raccompagnez-moi, seigneur.
Elle posa sa main avec une grâce de princesse sur le bras de Jal et ramena sa robe autour de ses jambes. Le jeune homme ne remarqua pas son sourire en coin et arbora l’air le plus digne qu’il put. Ils remontaient le long de la rue quand Jal sentit la main de la dame peser brusquement et glisser de son coude.
- Lidwine ?
Il eut juste le temps de la voir s'effondrer au sol sans qu'il parvienne à la rattraper.
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