IV. De l'utilité des bibliothèques, première partie

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  La cloche tira les deux cousins de leur sommeil aux aurores. La veille, ils avaient dévalisé la sacoche que Vivien avait laissée chez Jal de tout ce qu’elle contenait de comestible et s’étaient endormis profondément. Jal cligna des yeux plusieurs minutes pour émerger d’un rêve particulièrement agréable dont il ne gardait plus le moindre souvenir. Il se trempa le visage pour reprendre conscience, pendant que Vivien grognait lui aussi en défroissant sa chemise.

  • Bien dormi ? articula en bâillant le Vorodien.
  • Comme une souche. Et toi ?
  • Aussi bien que possible. Pas trop stressé ?
  • Pas encore aujourd'hui... Le jour de l'épreuve de magie, peut-être.

 Le jeune seigneur le toisa avec sévérité.

  • J’ai toujours dit que c’était de la folie ! Tu risques de ne pas t’en relever et tu le sais.
  • C’est vrai. J’accepte le risque, ça fait partie de la fonction de messager.
  • Tu es fou.

 Il haussa les épaules avec fatalisme, s'imaginant offrir l'image même du courage.

  • Peut-être.

 Il poussa la porte et attendit son cousin qui passait son baudrier avec son épée attachée. Ils marchèrent côte à côte dans un silence gêné jusqu'à la grande porte du château. Jal jeta un coup d’œil à son cousin avant de disparaître dans les jardins où il avait rendez-vous.

  Le nombre de candidats avait beaucoup diminué depuis les épreuves éliminatoires. Une mage brune et pâle, avec sa robe blanc pur, dominait le groupe de sa stature accentuée par des cothurnes hautes d’une largeur de main.

  • Bonjour, messieurs les candidats. Je suis la mage Daphné qui va vous faire passer votre épreuve de mémoire. Cette épreuve a pour but de s'assurer que vous soyez capable de retenir un message confié oralement, ainsi que toutes les intructions qui y sont rattachées. Je vous ai donné rendez-vous ici parce que je veux que vous mémorisiez ces plantes. Forme, aspect, noms, position. Vous me restituerez un schéma complet de ce jardin de mémoire après l’avoir observé. Vous avez exactement un quart d'uchronie pour tout mémoriser. Bonne chance !

 Elle se posta dans un angle du parterre fleuri, croisa les bras et n’en bougea plus, à l'exception des yeux qui les parcouraient sans cesse.

  • Je vous rappelle que toute prise de notes est interdite et que l’utilisation de la magie est strictement limitée dans l’enceinte du château à l’épreuve correspondante qui n'a pas lieu aujourd'hui. Le moindre sort de guérison des verrues vous enverrait dans les pattes du capitaine Londren et de la garde royale. Et je vous garantis que ce n’est pas une plaisanterie ! Trois, deux, un… L’épreuve commence !

 Jal se retourna aussitôt vers le jardin. Il le fixa sans bouger quelques secondes, imprima l’image générale dans sa mémoire, ferma les yeux et la redessina en imagination. Quand ce fut fait, il marcha d’un pas lent et attentif fixant son regard une seconde sur chaque détail et le gravant profondément dans son cerveau. Il refit le tour dans le même sens, en essayant de deviner à l’avance sur quelle plante il allait tomber. Enfin, il revint à la même place qu’au tout début et nomma silencieusement chacune des herbes présentes sous ses yeux. Il referma les yeux et repassa son trajet dans sa tête, cartographiant le jardin en situant chaque détail. Il s’apprêtait à reprendre son trajet mais, arrivé au milieu de l’allée, la mage Daphné claqua des mains.

  • Terminé !

  Aussitôt, une nuit plus noire que l’encre tomba sur le jardin et aveugla tout le monde. Un sort d’obscurité pour interrompre la moindre tentative de mémorisation...
  Alors une vive lumière blanche flamba dans le coin du jardin où, selon les souvenirs de Jal, se trouvait la mage. Les candidats, attirés comme des lumioles, se rassemblèrent autour d’elle sans qu’elle ait besoin de prononcer le moindre mot. Elle se mit alors en marche d’un pas lent pour ne pas ébranler la flamme blanc pur et toute la petite troupe se plaça spontanément en procession derrière elle. Mage Daphné dissipa le sort une fois qu’ils furent sortis du jardin. Jal cligna des yeux, ébloui par le retour du soleil. La mage les regardait d’un air supérieur, dressée derrière son pupitre d’extérieur sur lequel reposait une liasse de feuilles.

  • Bon, maintenant que vous l’avez bien en tête, redessinez-moi une carte complète du jardin, légendé avec les noms des plantes et dessinez chacune d’entre elles. Vous avez une uchronie.

 Jal attrapa une feuille de papier sur le pupitre, tira de sa sacoche son matériel d’écriture et s’assit dans un coin. Il visualisa son image la plus large du jardin, traça à la plume les contours le plus fidèlement possible, puis fit appel au souvenir de sa promenade pour situer toutes les plantes. Il dessina toutes celles dont il se souvenait sur une autre feuille, mit un peu plus de temps à retrouver leurs noms. Il griffonnait encore à toute vitesse quand les mains de Daphné claquèrent à nouveau. Il lâcha aussitôt sa plume. La mage en robe blanche leva les mains d’un geste qui fit léviter toutes les feuilles des candidats vers elle. Puis elle les invita à entrer dans le château par une entrée secondaire à l'arrière. Ils se trouvaient à présent dans un corridor de pierre bordé de banquettes tendues de velours, dans lequel s’ouvrait une porte de bois violette ferrée d’argent.

  • Attendez ici. Vous entrerez un par un, à l’appel de votre nom, pour la seconde partie de l'épreuve. Vous devrez réciter un texte que vous connaissez par cœur. N’importe lequel, mais vous devrez nous donner la référence pour qu’on le retrouve et qu’on puisse vérifier que vous ne l’inventez pas. Votre passage devra durer de deux minutes à cinq, pas plus. C’est le mage Léonce qui vous jugera. En attendant, asseyez-vous. Je reste ici pour surveiller, vous n’avez pas le droit de communiquer le moins du monde entre vous, ni à aucun document. On commence par…

 Elle jeta un œil à un parchemin fermé par un ruban blanc enchanté qui se dénoua tout seul quand elle passa sa main dessus.

  • Rosemonde Lianit.

 Une femme d’âge mûr, mince et rousse, aux cheveux courts et aux gestes enflammés, se leva et passa la porte violette avec assurance. La porte se referma dans un claquement sourd et un silence profond retomba dans le couloir. Jal s’assit à côté d’un jeune homme musclé couturé de cicatrices, d’environ vingt ans. Le Ranedaminien serrait convulsivement ses mains sur ses genoux. Il cherchait dans son répertoire mental de textes celui qu’il allait réciter. Il hésitait, les répétait dans sa tête, changeait en cours de route. Il soupira et baissa la tête, passa une main dans ses cheveux ébouriffés. Son voisin se trémoussait sur le banc, ce qui agaça profondément Jal. Daphné se redressa soudain sans crier gare, le faisant sursauter.

  • Ulrich Kleber.

 Un jeune homme à peu près de son âge se leva et passa devant Jal. Surpris, il reconnut le jeune homme qui avait raccompagné Lidwine le jour des épreuves éliminatoires. Chapeau de feutre riche à large plume blanche soyeuse, cape noire, fine, brodée d’or, pourpoint amidonné à passementeries d’or, bottes en cuir de dragon vert, médaillon incrusté de pierres sur la poitrine. De toute évidence, un riche noble dans le vent, un jeune galant distingué de la cour. Il craignit un instant que Lidwine ne soit harcelée par ce blondin, mais se remémora la bonne grâce avec laquelle elle lui avait donné la main. C’était peut-être son fiancé, après tout. Il ne lui avait jamais demandé et elle n’en parlait jamais spontanément.

 Il secoua la tête et se força à se concentrer sur son texte. La jalousie ne pouvait que lui porter préjudice. Il parvint à se calmer en répétant inlassablement le poème, comme une prière. Deux ou trois noms passèrent encore pendant qu’il répétait, sans qu'il écoute, mais il se redressa comme s’il avait été piqué lorsqu'un nom connu sonna.

  • Jal Dernéant.

 Il remit son chapeau et traversa le couloir d’un pas qu’il espérait assuré. Il posa la main sur la poignée d’argent, respira et entra.

  Un mage assez âgé se tenait droit comme un arbre assis derrière un bureau, son regard d’aigle posé sur Jal. L’aspirant messager referma la porte.

  • Bonjour, Jal Dernéant.

 Il n’y avait pas de siège pour Jal. Il se découvrit et salua.

  • Mes respects, Mage Léonce.
  • Je vous écoute.

 L’homme arborait un léger sourire. Pas amical ni encourageant, plutôt le genre « On va voir ce que tu as dans le ventre ». Jal déglutit et laissa enfin ses bras retomber le long de son corps. Le regard du vieux mage n’avait pas changé, son texte n’était pas mieux su, mais une immense paix descendait sur lui. Il laissa même un sourire pâle voltiger sur ses lèvres.

  • Dans la nuit profonde,
    Sans témoins,
    Elle regarde le monde
    De très loin,
    Fait jouer les ombres
    De mes mains.
    Elle nous surplombe,
    Ne dit rien,
    Mais parmi les ondes
    Elle revient...
    On la voit dans la nuit
    Se promener,
    Influencer nos vies,
    Nous observer,
    De son éclat pâli,
    Nous éclairer,
    Certains ont choisi
    De la vénérer.
    Elle a même réussi
    A s'en aller...
    Au milieu des hommes,
    Son histoire
    Marquée par ses folles
    Nuits et soirs
    Sème des feuilles d'automne
    Dans le noir.
    Elle est un symbole
    De l'espoir ;
    Elle traverse d'un vol
    Les miroirs...
    Je crois qu'elle joue
    Avec moi.
    Elle rit et fuit devant
    Mes pas.
    On dit qu'elle rend fous
    Les rois.
    Nombreux sont les gens
    Qui croient
    Qu'elle dirige la roue
    Du choix...
    C'est une déesse cristalline.
    Elle traverse la voûte du ciel,
    Plus légère qu'une ballerine...
    C'est l'Unique qu'on l'appelle.

 Il s’interrompit, pantelant, essoufflé, étourdi, enivré. Il avait l’impression d’un seul coup de reprendre conscience de son corps, de poser à nouveau ses pieds par terre, de sentir à nouveau sa cape frôler ses jambes. Il atterrissait, reprenait substance terrestre après n'avoir été qu'envolée.

  • Chant du Matin de Hane, deuxième strophe.

 Le vieux mage ne souriait plus ; il fronçait les sourcils et son regard pénétrait Jal jusqu’à la moelle. Avait-il fait une erreur monumentale dont il n'avait pas conscience ? Au bout d’un silence pesant, Léonce eut un geste de la main.

  • Allez.

 Jal salua et quitta la salle par la porte bleue derrière le mage. L’énorme poids qui lui pesait sur les épaules s’était envolé avec les vers. Il retrouva assez facilement le hall principal et la porte du palais pour quitter l'enceinte.

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