IV. De l'utilité des bibliothèques, deuxième partie
Jal ne savait pas où retrouver Vivien, ni Lidwine. Mais avant tout, il fallait qu’il mange. Son estomac grondait bruyamment, et chez Jal, l’estomac passait avant tout. Sa soirée mouvementée dans les catacombes l’avait privé de repas et n’arrangeait pas les choses. Il se mit en quête d’une auberge pas encore pleine, mangea rapidement et distraitement. L’épreuve de l’après-midi était celle d’héraldique, alors il s’entraîna à déchiffrer les blasons des passants. Avec un brin de mélancolie, il regarda le sien, brodé sur le haut de son pourpoint. Une étoile blanche et une clef dorée sur fond vert, plus le croissant de la lune pourpre, Hane, qui symbolisait la Ranedamine.
Il y avait huit lunes dans le ciel de Volterra, leur planète. Hane d’abord, Juba, Keihin et Merina, les trois lunes argentées, et les quatre lunes dorées, Loano, Umeå, Frigg et Vinoo, la plus grande. Elles se succédaient dans le ciel toute la nuit, et n’apparaissaient ensemble qu’à certaines uchronies. On racontait même qu’une autre lune traversait le ciel de jour, que nul n’avait jamais vue à cause de la lumière du soleil. On l’appelait Iseyin, la secrète en olaan. Jal aimait cette langue, sifflante et fluide comme le vent dans les montagnes. Il n’avait eu aucun mal à l’apprendre. Elle était parlée par les peuples montagnards et nomades de Vorodie et de Ranedamine. Jal murmura quelques mots en olaan pour vérifier son accent. La serveuse s’approcha de sa table les poings sur les hanches.
- Faudra penser à payer votre repas, mon petit monsieur.
- Seigneur Dernéant, je vous prie, lâcha Jal agacé. Voilà pour vous.
Il claqua sur la table une pleine poignée de pièces d’or, dépassant largement la somme réclamée, puis quitta l’auberge sans un regard en arrière. Elle le regarda partir, médusée.
Il marcha à grands pas dans les rues, consumant une colère qu’il ne se connaissait pas. Il se sentait seul. Désespérément seul. Il ne savait où retrouver ni Lidwine, ni Vivien. Peut-être pouvait-il aller voir Liz, leur entrevue avait été très courte et il aimait beaucoup sa jeune cousine. Un mince sourire fendit son visage et il bifurqua vers l’académie de magie. La sphère apparut au détour d’un théâtre.
Jal gravit les marches flottantes avec une appréhension qui s’amoindrissait en jour en jour. L’intérieur de l’académie bruissait de passage d’étudiants et d’étudiantes avec leurs chapeaux bleus pour les magiciens et argentés pour les médecins. Il resta un instant étourdi par la nuée tourbillonnante, puis monta les étages. Personne ne fit attention à lui. Il poussa la porte de la bibliothèque et l’atmosphère si particulière de savoir serein et de secrets millénaires le saisit et le réchauffa. Il se détendit graduellement et retira ses gants. Il marchait dans les rayons, les yeux dans le vague. Il tomba d’abord sur Lénaïc, mais le jeune étudiant paraissait tellement concentré sur le livre posé sur la table qu’il n’osa pas le déranger. Peut-être travaillait-il pour un examen particulièrement rude. L’aspirant messager s’assit sur un fauteuil tendu de cuir blanc et laissa tomber sa sacoche au sol, retira sa cape et saisit un recueil de légendes qadi. Il le parcourut distraitement, il en connaissait la plupart. Lassé, il chercha le sommaire et soudain, un des titres le retint.
Comment Fena retrouva sa magie perdue.
Une magie perdue ? Souriant de la coïncidence, il se repoussa dans le fauteuil et commença la légende de Fena. Son sourire s’effaçait au fur et à mesure. Les similitudes avec son anomalie se multipliaient. La dénommée Fena ne pouvait pas utiliser sa magie, par ailleurs assez puissante et convenablement maîtrisée, sans perdre toute son énergie. Et ce depuis sa naissance. Et aucun médecin ne pouvait l’expliquer et encore moins la soigner. C’était son portrait craché, mais le titre indiquait qu’elle retrouvait sa magie. Il existait donc une solution ?
Il parcourut les lignes avec frénésie. L’excitation montait. Fena avait traversé les montagnes pour trouver une solution. Ce qui signifiait, selon la géographie de Volterra, qu’elle avait dû se retrouver en Ranedamine. Le pouls de Jal s’accélérait. En revenant chez elle, elle était guérie. L’aspirant messager eut une moue déçue. Rien! Pas de solution précise ! Mais visiblement, la magicienne Fena avait trouvé une solution à Ranedamine, dans son royaume natal. Peut-être même… L’idée qui venait de s’allumer dans son esprit lui paraissait folle, mais il aimait y croire. Peut-être même était-il un descendant de cette Fena? Les légendes qadi comportaient toujours une part de vérité. Souvent une part assez large. Si réellement elle était passée par Ranedamine, ce serait une coïncidence étrange qu’il porte la même anomalie de naissance, et qu’il soit le seul, en venant du même royaume. Mais un écueil demeurait. La grande sœur de Jal, Imre, ne portait pas cette anomalie. Pourquoi ? C’est à ce stade de ses interrogations que la cloche du palais tinta de toute sa force. Jal bondit de son fauteuil comme si des pointes y avaient poussé. Il remit sa sacoche et son chapeau, traversa la bibliothèque mais, en passant près de Lénaïc, il griffonna sur un morceau de papier : Recueil de légendes qadi du IIIème siècle, par Maan Limiez. Fena et la magie disparue. Possible ?
Il posa le message sur la table. Lénaïc leva vers lui des yeux surpris, mais Jal filait déjà vers la porte avec un signe de la main. Il dévala les escaliers et galopa jusqu’aux portes du palais.
Il vit Vivien dès qu’il entra dans la salle. Son cousin lui sourit, mais il quittait la salle. Ils se frôlèrent en passant la porte. Jal s’installa sur un banc, l’esprit encore troublé par sa découverte à la bibliothèque. Il secoua la tête et se plongea dans un état d’esprit plus concentré. Pour l’heure, seule l’épreuve d’héraldique importait.
Un mage entra dans la salle. Jeune, athlétique, un visage sec et anguleux aux joues creuses, il marchait à grands pas saccadés comme si le stress s’acharnait plus sur lui que sur les candidats assis en face. Il posait sur eux un regard fiévreux.
Ces meurtres doivent salement ébrécher leur assurance.
Le mage en blanc passa une main dans ses cheveux châtains.
- Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, elfes, centaures, nains et naines, bonjour. Je suis le mage Isaac. C’est moi qui vous ferai passer votre épreuve d’héraldique. Je vais vous montrer des armoiries. Ce sera à vous de les blasonner, puis de me dire si vous le pouvez à quelle famille elles appartiennent. Pas de recours à la magie, pas de notes. Compris ? Vous blasonnez à l’oral, l’un après l’autre. Pour ne pas être influencés par vos camarades, je ne vous présenterai jamais les mêmes armoiries. Prêts ? On commence par vous, mademoiselfe.
Il saisit une des planches qui reposaient sur le bureau et la brandit. La jeune elfe blasonna correctement, trouva une famille ou deux, mais en rata une que Jal reconnut. Elle quitta la salle dès que le mage Isaac passa au candidat suivant. Il s’agissait d’Ulrich Kleber. Il hésita un peu sur les termes techniques, mais nomma sans erreur toutes les familles qu’on lui présentait. Jal se mit à le considérer d’un autre œil. Il y voyait maintenant un adversaire sérieux. Le jeune galant lui jeta un œil en sortant. Lidwine avait dû lui parler du Ranedaminien. Son regard n’était pas spécialement hostile ni amical, juste scrutateur. Il l’évaluait. Jal soutint son regard. Ulrich avait les yeux bleus, d’un bleu électrique, et de longs cheveux bruns ondulés. Il esquissa un sourire, ni moqueur, ni impressionné, qui signifiait simplement qu’il avait reconnu l’adversaire et acceptait la lutte. Puis il sortit. Cet échange avait duré environ une seconde.
Isaac se planta devant Jal, raide comme la justice.
- Monsieur.
Il lui présenta une planchette avec des armoiries. Jal crut qu’il se moquait de lui. C’étaient celles du royaume de Lonn. Il leva des yeux interrogateurs, mais le sérieux absolu du visage du mage le convainquit. Il blasonna soigneusement.
- D’azur à la plume d’argent et aux deux tours d’or fermées de sinople, essorées de gueules, plus le croissant de Kinook. Royaume de Lonn.
Impassible, le mage en blanc lui posa devant les yeux une autre planche. Jal ne connaissait pas ce blason.
- De sinople et de sable, aux six fers d’or.
Il en blasonna encore deux, dont les armoiries des Guériant, une famille de grands seigneurs de Paditie célèbres pour leurs exploits dans la dernière guerre contre les Lors. Il quittait la salle lorsqu’il entendit une voix réciter :
- De sinople à l’étoile d’argent et à la clef d’or, plus le croissant de Hane. Famille Dernéant, de Ranedamine.
Mince alors ! Il n’aurait jamais cru que quelqu’un à Lonn connaisse sa famille. Il jeta un œil à la demoiselle qui venait de blasonner. Elle était d’un roux flamboyant et portait une longue robe verte dont il ne voyait que le dos. Sa cape de la même couleur, posée sur le banc, portait des armoiries bleues indiscernables avec le croissant d’Umeå, la lune dont Jal était natif et le symbole du royaume de Tumnos.
Il haussa les épaules et quitta la salle, mais en marchant dans les couloirs, sa curiosité refit surface. Comment une dame de Tumnos pouvait-elle connaître les armoiries de la famille Dernéant ? Jal avait une affection particulière pour ce royaume dont le symbole était sa lune. A la naissance des citoyens de Volterra, ils étaient dits natifs de la première lune qui apparaissait dans le ciel la nuit suivante. Jal était natif d’Umeå, une dorée, la plus petite des huit lunes. On appelait les gens natifs de la lune qui symbolisait leur royaume les « bien-lunés ». Jal ne l’était pas, mais il aimait aussi la lune de son royaume, Hane la pourpre, Hane l’unique. Il n’existait pas de royaume ayant pour symbole Iseyin. Les seuls gens que l’on disait natifs d’Iseyin naissaient le jour précédant la nuit du solstice d’hiver, la seule nuit de l’année où aucune lune n’apparaissait. Il avait oublié de demander à Lidwine de quelle lune elle était. Ou peut-être seule l’intimidation l’en empêchait.
Lorsqu’il déboucha du couloir assombri, il eut la surprise de constater que Vivien l’attendait, appuyé nonchalamment contre le mur de marbre en damier.
- Tout va bien ?
- C’est à toi de me le dire. Tu as disparu à midi. Où étais-tu ?
- Depuis quand surveilles-tu mes allées et venues ?
- Tout de suite les grands mots ! Je ne te surveille pas, je t’ai juste cherché pour aller manger et je ne t’ai pas trouvé, j’ai eu peur, voilà tout !
- Désolé Viv, c’est le stress. Tu as vu Lidwine ?
- Pas aujourd’hui. Tu veux qu’on aille lui rendre visite ?
- Juste s’inquiéter de sa santé. Je ne veux pas être envahissant. Elle ne m’a pas signifié qu’elle souhaitait me revoir.
- Elle a passé la nappe avec toi, c’est quand même un signe. Et puis tu as ton charme aussi… quand tu n'es pas insupportable.
Le ton morgue et un peu supérieur de Vivien l'avaient déjà vaguement agacé quand il jouait les tuters à lui demander où il était et ce qu'il faisait.
- Te mêle pas de Lidwine, compris ? Et si c'est pour te plaindre, t'es pas obligé de jouer les nounous et de me traiter comme un gosse.
- J’ai promis de ne plus me plaindre de ta curiosité, mais pas de ton caractère de cochon ! répliqua Vivien sans s'émouvoir en haussant les épaules.
Même son énervement n'était pas pris au sérieux... Démuni pendant une seconde, Jal finit par prendre le parti facile de le suivre dans son rire.
Ce fut lui qui reconnut la maison à l'arche de pierre. Il jeta un œil furtif dans la cour, puis entra en appelant :
- Seigneur Artanke ! Demoiselle Lidwine ! Vous êtes là ?
La porte en haut de la galerie s’ouvrit et Mildred Artanke descendit les marches avec solennité. Il avait quelque chose de gêné sur le visage, qu'il tenta de masquer en souriant exagérément.
- Seigneur Jal Dernéant ! Vous ne me présentez pas votre compagnon ?
- Mais si ! Je vous présente mon cousin Vivien Bertili, de Vorodie. Vivien, voici Mildred Artanke, de Rott, le père de Lidwine.
- J’ai rencontré votre fille au palais, dit Vivien en s’inclinant devant le seigneur. Elle est tout à fait charmante.
- Elle m’a parlé de vous comme d’un parfait gentilhomme, répondit Mildred. Quel bon vent vous amène ici ?
- Nous nous inquiétions simplement de la santé de demoiselle Lidwine… L’enquête avance plutôt lentement sur l’agression dont elle a été victime et nous pensions aller nous informer de son déroulement à l’académie et à la caserne. Mon cousin a pensé qu’il serait agréable à votre fille de nous y accompagner…
- Initiative prévenante et digne de vous, Jal Dernéant ! Malheureusement, Lidwine n’est pas ici. Elle s’est rendue à la caserne, s’entraîner à l’épée avec le capitaine de la garde royale.
- Seule ?
- Non, rassurez-vous, elle était accompagnée par le seigneur Kleber.
- Kleber ? répéta Vivien.
- Ulrich Kleber. Je l’ai vu avec elle aux épreuves, nota Jal. Qui est-il ?
- Son ancien fiancé. Je vois que l’idée vous étonne, laissez-moi expliquer. Lidwine avait accepté la demande de fiançailles de la famille Kleber, à huit ans. Ulrich était alors un jeune garçon comme les autres pour elle. A seize ans, elle s’est aperçue qu’il comptait fleurette à plusieurs de ses amies et s’est servie de cela pour rompre les fiançailles. Ulrich n’est plus son fiancé, mais j’ai cru comprendre qu’il ne perdait pas espoir de se racheter…
- Pensez-vous que nous puissions la rejoindre là-bas ? reprit Vivien pour masquer le désarroi de Jal.
- Ma foi, je n’y vois pas d’objection. Vous savez où se trouve la caserne ?
- Oui. Merci beaucoup, seigneur Artanke !
- Appelez-moi Mildred, je vous en prie. Je ne vous ai pas encore remercié pour avoir protégé ma fille au péril de votre vie, seigneur Bertili. Ma reconnaissance vous est acquise à tout jamais.
- C’est un honneur, répliqua Vivien en se courbant à nouveau.
- Votre humble serviteur, renchérit Jal en imitant son cousin.
- Les lunes gardent un œil sur vous, jeunes gens !
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