VI. Dura lex sed lex, deuxième partie
- Mes respects, Excellence de Loi.
Les deux candidats s’inclinèrent profondément, au niveau exigé pour une dame de plus haute noblesse qu’eux.
- Je suis Jal Dernéant, fils du seigneur d’Herzhir en Ranedamine.
- Et moi son cousin, Vivien Bertili, futur seigneur d’Ondia en Vorodie, pour vous servir.
- Enchantée.
- Moi de même. Pouvez-vous nous dire en quoi consiste cette épreuve ? N’était-ce pas un mage qui devait nous la faire passer ?
- Vous doutez de mes capacités à juger votre courtoisie, messieurs ?
Jal grinça des dents. Il détestait cette manie de répondre à sa question par une autre question. En plus, la dame avait abandonné le titre de messeigneurs pour celui de messieurs, beaucoup moins respectueux. Il bouillait d’envie de la rabrouer. Si elle était réellement chargée de leur faire passer l’épreuve, cela risquait de la lui faire échouer. D’ailleurs, Vivien l’avait pris de vitesse.
- Certes non, Excellence, la courtoisie semble n’avoir aucun secret pour vous…
L’ironie masquée dans la phrase de son cousin tira un sourire à Jal. Il venait de trouver la solution pour la moucher sans pouvoir se faire accuser de quoi que ce soit ; c’était finement joué.
- Je m’étonne simplement que vous acceptiez de vous charger de telles tâches.
- Vous êtes un peu trop curieux, monsieur, jeta-t-elle à Jal qui venait de parler.
Son air hautain et dédaigneux agaçait profondément l’aspirant messager. Elle l’avait encore appelé monsieur. Mais pour qui se prenait-elle ? Elle pouvait bien être la propre reine de Ranedamine, il portait le titre de seigneur et elle devait le lui donner. Il respira profondément pour s’apaiser. Il ne fallait pas qu’il perde son calme. Elle cherchait précisément à le faire échouer en le poussant dans ses retranchements.
- Votre clairvoyance vous honore, Excellence. Je suis en effet un curieux invétéré. Vous avez sans doute l’exquise indulgence de me pardonner ce regrettable défaut.
- Et votre cousin, quel est son défaut ?
- Je ne suis nullement qualifié pour émettre un quelconque avis à ce sujet. Laissez-le donc vous répondre par lui-même.
- Ce n’est pas un sujet de conversation fort agréable, interrompit Vivien. Entrez dans le vif du sujet, je vous prie.
- Vous êtes déjà en train de passer votre épreuve. Notre conversation en fait partie.
- Mais ne devrions-nous pas être bien plus nombreux ?
- D’autres sont déjà passés et d’autres passeront.
- Je suppose qu’il y a un juge caché quelque part, ou écoutant à la porte ?
Vivien essayait de plaisanter mais il n’y croyait pas vraiment.
- Et il y a un sujet ? Je refuse de faire encore longtemps semblant de m’amuser ici.
- Ma compagnie ne vous plaît donc pas ?
Eurielle avait l’art de détourner le moindre sujet pour les piéger, ou peut-être simplement de tout ramener à elle-même.
- Votre compagnie est charmante et délicieuse, mais, je dois bien l’avouer, un peu éprouvante pour un pauvre mortel comme moi. De plus, il me plairait davantage qu’elle soit vierge de toute contrainte...
- Cela peut s’arranger, minauda-t-elle en approchant Vivien. Nous pouvons nous revoir.
- La bienséance m’oblige à décliner cette invitation, Excellence. Je suis fiancé.
- Oh, fort bien. Vous, alors ?
Elle se tourna vers Jal comme un oiseau de proie.
- Je…
Il essaya d’appeler du regard Vivien à son secours, mais Eurielle de Loi s’en aperçut. Il reprit alors une contenance digne.
- Excellence, dame de Loi… Il est vrai que je ne suis pas fiancé encore, mais je ne saurais trop vous déconseiller ma compagnie. Comme vous l’avez si finement remarqué, je ne suis pas exempt de défauts fort embarrassants. A n’en pas douter, vous devriez rechercher la fréquentation de gens plus dignes de votre attention que votre pauvre serviteur. La bienséance me commande donc de refuser pour vous laisser user d’un temps si précieux à de meilleures fins.
La dame prit un air boudeur et volta pour quitter la pièce. Jal se souvint au dernier moment qu’il devait rester incliné jusqu’à ce qu’elle franchisse la porte.
- Filons ! lui glissa Vivien dès qu’elle fut hors de vue, elle pourrait revenir !
Les deux cousins s’esquivèrent à toute vitesse. Jal laissa échapper un soupir de profond soulagement. Il n’avait pas perdu sa maîtrise et ils avaient réussi à lui échapper ! Cette fille était un véritable danger. Il se surprit à sourire en quittant l’enceinte du palais. Vivien aussi éclata de rire et lui administra une tape dans le dos, comme s’ils venaient de survivre à un tsunami.
- Sacrée épreuve ! Nos lunes nous ont sauvées, je n’aurais pas pu y passer une minute de plus !
- Tu as eu plus de présence d’esprit que moi.
- Ton monologue était très bien aussi. Lidwine semble avoir une bonne influence sur toi…
Jal piqua un fard et s’empressa de changer de sujet.
- On l’attend ?
- Je pense qu’elle est déjà rentrée chez elle.
- Ah tiens, et comment le sais-tu, ô grand enquêteur ?
- Tu te moques de mes capacités de déductions ? fit Vivien d’un air faussement horrifié.
- Je n’oserai pas, sourit Jal en empruntant sa rue. Tu restes manger avec moi ?
- Euh, en fait…
- Quoi ?
- J’avais prévu d’aller voir Liz et Lénaïc, ce soir, c’est la cérémonie de félicitations des élèves méritants. Elle m’a menacée pour que je vienne….
L’expression piteuse de son cousin pulvérisa ses dernières barrières et il s’écroula de rire.
- Je rêve ou tu as peur de ta petite sœur ?
- Tu as vu ce qu’elle m’a fait la dernière fois ?!
L’hilarité de Jal ne se calmait pas, il s’étouffait. Il hoqueta et des larmes lui vinrent aux yeux. Il ne réussit à reprendre son souffle qu’après plusieurs minutes.
- Hou, ça faisait longtemps que je n’avais pas autant ri ! Moi je rentre, je tiens à peine debout. Mais je t’accompagne jusqu’à l’académie.
Il pivota dans la rue qui menait le plus vite vers l’académie.
- Jal, tu es une carte vivante !
- Et toi un fichu trouillard.
- Tu es injuste !
- Je peux aussi parler de ton inquiétude à propos d’Aurine… glissa le Ranedaminien.
- Tu sais qu’un cousin à la super-mémoire, ça peut être fatiguant, parfois ?
Mais il souriait.
- Je ne suis pas tranquille. Tu es sûr que tu peux rentrer tout seul ? Je ne veux pas qu’il t’arrive encore quelque chose. Tu ne devrais pas…
- Sois tranquille, mes ravisseurs croient que je suis mort. Et même dans le cas contraire, ils n’oseront pas agir en plein jour et en pleine rue... Je rentrerai directement chez moi et je n’ouvrirai à personne sauf en entendant une voix connue. Et je garderai mon épée à portée de main. Tu fais confiance à Valte, n’est-ce pas ?
Vivien haussa les épaules, fataliste.
- Tu seras prudent ? Promis ?
- Promis, Viv.
Entre-temps, ils étaient arrivés à l’académie. Des drapeaux flottaient à toutes ses fenêtres et des tentures colorées décoraient les murs. Une musique traditionnelle de flûtes et de tambourins s’échappaient par les fenêtres et des étudiants survoltés dansaient et plaisantaient devant l’entrée aux marches flottantes. Deux d’entre eux s’approchèrent de Vivien et Jal pour leur passer au cou des colliers de lorna et de diamantes, la fleur des magiciens. Jal les repoussa gentiment et quitta la place en faisant des signes à son cousin, entraîné dans la foule effervescente.
Il rentra chez lui par les rues marchandes et en profita pour s’acheter un nouveau chapeau, de feutre noir à large plume blanche et duveteuse qui frémissait à chaque courant d’air. Il entra dans sa chambre en dormant presque debout. Il envoya valser son nouveau chapeau sans que la culpabilité n’arrive à se frayer un chemin dans son esprit embrumé, avant de basculer raide comme une planche sur sa paillasse. Le sommeil l’avala aussitôt comme une grosse bête féroce.
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