XIV. La vérité, deuxième partie
La serre de l'académie était restée ouverte cette fois. Aucun doute sur la présence de la jeune magicienne à l'intérieur : une farandole de fruits lévitait en une danse effrénée entre les branches. Une décharge fit exploser une vitre, suivie d'un juron au moins aussi violent.
- Frék !
La magie scintilla autour de l'encadrement doré et recréa une nouvelle vitre en moins de temps qu'il n'en fallut à Jal pour sourire. Il entra un peu plus profondément en écartant des lianes fleuries et tomba enfin sur Liz. La jeune magicienne, les yeux fermés et la sérénité sur le visage, dirigeait d'un imperceptible mouvement des mains la ronde de cabosses de bois qui valsait autour d'elle. Lidwine, qui n'avait jamais vu Liz à l’œuvre, restait émerveillée. Vivien se contenta d'un sourire fier et attendri, et se baissa pour ne pas heurter une cabosse en s'approchant de sa sœur.
- Hum, Liz...
Les fruits retombèrent aussitôt tous au sol en pluie et la magicienne ouvrit les yeux pour se pendre au cou de Vivien.
- Tu es là ! Enfin ! J'essayais d'oublier l'angoisse en m'exerçant mais... Tu as l'écusson ! Oh, Vivien, tu es messager, c'est formidable ! J'arrive pas à y croire ! Enfin si, mais je... Jal ! Toi aussi !
Il sourit, amusé par cette joie de vivre naturelle. Liz se calma un peu en apercevant Lidwine.
- Mademoiselle Lidwine... Vous aussi, bien sûr ! Félicitations à tous les trois ! Je suis totalement rassurée maintenant !
Toute à son allégresse, elle posa sa main sur le tronc tordu à côté d'elle et en quelques secondes, en fit jaillir une fleur rouge vif qu'elle piqua avec dextérité sur la veste de son frère. Après une seconde de réflexion et un froncement de nez caractéristique, elle en fit éclore une deuxième en bleu pour Jal, puis une troisième jaune d'or pour Lidwine. Cette dernière sourit en la piquant à son corsage juste à côté de l'écusson. Cette image, ce sourire, cette fleur, cette robe, ce cadre, enfin toute cette seconde devait rester gravée dans l'esprit de Jal pour les années à venir chaque fois qu'on lui demanderait sa définition de la splendeur. Il se força à s'arracher à la contemplation de cette vision car Vivien lui faisait les gros yeux et s'adressa à Liz pour détourner l'attention.
- Tu nous accompagnes au festin donné par le roi ?
- N'est-il pas réservé aux messagers ?
- Et à leur entourage proche.
- J'arrive !
D'un geste, elle balaya toutes les cabosses éparpillées au sol qui s'entassèrent dans un coin. Elle hésita une seconde.
- Vous avez tous des vêtements splendides... Je vais terriblement déparer !
Elle passa la main sur le tissu de sa robe bleue qui se mit aussitôt à chatoyer et à luire comme s'il avait été taillé dans une pierre précieuse. La magie de la couleur était celle qui requérait le moins de puissance et le plus de finesse ; sa maîtrise confirma à son frère l'étendue de son savoir. Son potentiel exceptionnellement puissant n'était pas seul à l'origine de son talent. Il y eut des exclamations admiratives et les jeunes gens quittèrent la serre. Liz verrouilla la porte avec la petite clef qu'elle portait en pendentif.
Une table gigantesque avait été dressée dans les jardins du palais royal, dans une zone que Jal et ses amis ne connaissaient pas encore, plantés d'une arcade de sônes qui avaient poussé courbés grâce à un treillis et au sol semé de fleurs. Une tablée nombreuse et joyeuse s'y agitait sans les remarquer, composée d'un ensemble hétéroclite de nouveaux messagers et de leur entourage, tous en tenue de gala, qui riaient, discutaient et savouraient les plats des cuisines royales. Vivien trouva des places qui suffirent à les caser tous les quatre. Jal essayait désespérément de se mettre dans l'ambiance festive, mais depuis l'annonce de l'ancienne duchesse d'Ymmem, sa joie s'était ternie. D'ailleurs, quand parfois il croisait le regard de Vivien, il y voyait le même regret. Liz ne savait sans doute pas la situation de Yoann, et son frère préférerait sûrement lui annoncer dans le privé, en particulier sans la présence de Lidwine. Au moment où il songeait cela, la main délicate de l'escrimeuse lui tendit une friandise épicée originaire de l'île orientale de Scarambe.
- Tu n'as pas faim ?
Il sourit sans oser répondre et prit la gourmandise. Elle fondait dans la bouche.
- Que vas-tu faire, après cela ? L'interrogea-t-elle d'un air faussement détaché.
- Je vais probablement aller choisir un ordimpe hors les murs, avec Vivien. Puis je vais assister au tournoi de magie, puisque Liz s'y présente. Tu te joindrais à nous ?
Elle hocha la tête, l'air encore préoccupée.
- Volontiers, mais je voulais dire après la cérémonie, où iras-tu ?
Question piège. Jal soupira, les yeux cherchant le ciel que l'on apercevait par petits carreaux entre les feuilles de sônes.
- Les Lunes décideront.
La Rottoise parut désappointée par cette réponse, comme si elle avait espéré autre chose. Jal ne savait pas quoi et cela l'enfonça encore un peu plus dans la rogne. Car oui, il lui faudrait sans doute quitter Lidwine pour un temps indéterminé. Selon le Code, les messagers ne voyageaient de concert que si les messages qu'ils avaient à porter devaient arriver au même endroit. Il n'y avait jamais deux messagers pour porter une seule missive. Et impossible de prévoir ce que serait sa première mission, ni où elle le mènerait. Pour cette raison précisément, les mariages entre messagers étaient rares et implicitement déconseillés. D'ailleurs, si on ne lui confiait rien, pourquoi ne pas retourner en Ranedamine, revoir ses parents et Colombe ? Il trouverait aussi de l'emploi à Dernolune. Devait-il parler à ses parents de l'emprisonnement de Yoann ? Le savaient-ils ?
- Tu as un projet précis, toi ? demanda-t-il à l'escrimeuse histoire de masquer son malaise.
- Je... j'aimerais partir vers les montagnes, rougit-elle. Peut-être en Ranedamine ?
Jal écarquilla les yeux un instant, puis ne put s'empêcher de sourire. Cette fille le rendrait fou.
- Et vous ?
Elle s'adressait à Vivien, qui s'assombrit aussitôt.
- J'irai à Ymmem. Affaires de famille.
Liz protesta aussitôt.
- Ymmem ? Tu devais retourner à Ondia !
- Je t'expliquerai, petite sœur.
Elle savait qu'il ne l'appelait comme cela que lorsque l'affaire était grave, aussi elle se tut, mais le gratifia d'un regard lourd de sens. Elle ne supporterait pas d'être mise à l'écart longtemps. Jal se décida soudain à manger, mais il ne prêtait aucune attention à la saveur pourtant remarquable des denrées. Comment cette journée qui aurait dû être la plus belle de sa vie avait-elle pu devenir si morose ? Il jeta un regard à Lidwine. Inconsciente des sombres pensées qui traversaient son esprit, la belle Lonnoise profitait sans complexe. Après tout, elle n'avait reçu aucune mauvaise nouvelle, et cette journée devait lui paraître parfaite. Seulement, parfois, elle se mordait les lèvres en lui jetant un regard inquiet. Il se forçait alors à sourire, mais savait qu'il ne trompait personne. Soudain Liz perdit son calme.
- Allez-vous m'expliquer? Vous faites des têtes d'enterrement depuis tout à l 'heure, alors que vous venez de recevoir vos titres. Vous me cachez quelque chose. Qu'est-ce qu'il y a, à la fin ?
Vivien planta ses yeux dans ceux de sa sœur et lâcha, de guerre lasse :
- Yoann est en prison.
Liz manqua s'étouffer avec sa bouchée et émit un petit cri consterné. Lidwine n'intervint pas, mais elle écoutait attentivement sans en avoir l'air.
- Quoi ?! Tu ne te moques pas de moi ? Depuis quand ? Pourquoi ? Où ? Vivien, réponds ! Que s'est-il passé ?
Ce fut Jal qui répondit, sentant qu'il ne servait plus à rien d'essayer de garder le secret. Liz était-elle capable de relâcher cette puissance qui courait dans ses veines ? Il l'ignorait, mais préférait rester prudent.
- Il est dans les geôles d'Ymmem depuis cinq Quanta. Le duc Nicolas d'Ymmem a failli être empoisonné et il le soupçonne...
- Mais ça ne peut pas être lui !
- Nous le savons tous, Liz, essaya de l'apaiser Vivien, mais pas eux. C'est pourquoi il faut que j'aille à Ymmem au plus vite, pour l'innocenter. Aurine viendra avec moi.
- Je veux venir !
- Je te l'interdis ! Tu ne vas pas arrêter tes études pour te lancer à la poursuite d'un assassin ! J'ai aussi pour mission de veiller sur toi, et je ne te laisserai pas sortir de Lonn !
Liz se renfrogna.
- Je ne suis plus une gamine ! J'ai quinze ans !
- Oui, eh bien c'est trop jeune !
- Tu pourrais avoir besoin de ma magie !
Le Vorodien se radoucit rapidement, sourit et posa une main attendrie sur l'épaule de Liz.
- Ne t'inquiète pas pour moi, petite sœur. Jal viendra m'aider si besoin. J'ai dû lui promettre que je ferai appel à lui au moindre problème. Je ne serai pas seul. D'accord ?
La magicienne se tourna vers l'intéressé, qui remarqua alors qu'elle avait les larmes aux yeux.
- C'est vrai, Jal ?
- C'est vrai.
- Je savais qu'on pouvait compter sur toi. Tu le protégeras ?
- Comme un frère. Compte sur moi.
Elle hocha la tête et essuya ses yeux avec sa manche.
- Cinq Quanta ! Pourquoi je ne l'ai pas su avant ? Comment avez-vous pu me le cacher ?
- Je viens de l'apprendre de Karen Alenia, se défendit Jal.
- Cela fait deux semaines que je l'ai appris, de Mère, expliqua Vivien. Je ne voulais pas t'en parler car je redoutais ce genre de réaction. Et puis j'espérais ne pas te démoraliser pour ton tournoi...
- Qui est Yoann ? demanda Lidwine d'une voix timide.
- Notre demi-frère, répondit aussitôt Liz. Il est capitaine de vaisseau à Tumnos.
La demoiselle Artanke hocha la tête.
- Je comprends...
Elle prit un air si lointain que Jal pensa aussitôt qu'elle plongeait dans un souvenir particulier. Il brûlait de l'interroger, mais réprima sa curiosité malvenue. Il se souvint d'un seul coup de la viande qui refroidissait dans son assiette et la termina. La conversation reprit, beaucoup plus chaleureuse. Jal s'aperçut que le fait d'avoir percé l'abcès avait éliminé cette gêne dont il souffrait, et il se remit à sourire.
- Oh, regardez, des minjuls !
Ces pâtisseries venues du Septentrional, parfumées aux épices, faisaient partie des meilleurs souvenirs d'enfance des deux Vorodiens. Jal n'en avait goûté que rarement ; les nains gardaient jalousement le secret exclusif de leur fabrication. Il ouvrit des yeux émerveillés et en attrapa une dès qu'il put. Lidwine semblait plus circonspecte.
- Tu n'as jamais goûté les minjuls ?
Aussitôt, il se reprocha intérieurement sa curiosité, mais la jeune femme répondit sans y penser :
- Non, jamais.
- Crois-moi, tu as raté quelque chose. La vie n'a que la moitié de sa saveur tant qu'on a pas goûté aux minjuls ! Tiens.
Il en chaparda encore deux sur le plateau et lui tendit le premier. Elle mordit dedans après une courte hésitation. Jal savourait le sien. Il ne pourrait jamais se lasser de la richesse gustative et de la délicatesse des minjuls.
- C'est un régal, n'est-ce pas ?
Elle n'arrivait pas encore à parler ; des larmes lui vinrent aux yeux. La première dégustation des minjuls produisait souvent cet effet-là.
- Oh... Quelle merveille ! C'est extraordinaire ! Comment ?...
- Seuls les nains le savent ! Ils détiennent la recette et ont toujours refusé de la révéler à qui que ce soit.
- On les comprend ! Ils possèdent là un véritable trésor... On peut soulever des royaumes avec une saveur pareille !
Jal rit.
- Je suis sûr qu'ils ont essayé ! On raconte que lorsque la reine Clarisse de Paditie a goûté à un minjul pour la première fois, elle s'est évanouie et n'a repris conscience que deux jours plus tard ! Depuis, elle en commande tous les jours et un serviteur nain dans son palais à pour unique fonction de lui en préparer autant qu'elle le demande.
- Même qu'elle seule possède des minjuls aux fruits ! C'est elle qui les a inventés, renchérit Liz.
Lidwine en reprit un et sourit à Jal en mordant dedans.
- Décidément, Jal, tu es un messager d'excellente compagnie !
Il souleva son chapeau avec une modestie feinte.
- C'est trop d'honneur !
Il se recoiffa et en attaqua un troisième. Le plateau baissait dangereusement. Ces pâtisseries ayant pour unique défaut d'assécher la bouche, il se servit un gobelet de jus de lignissier. Le festin touchait à sa fin, les convives se levaient, certains restaient pour discuter en grignotant encore quelques fruits secs. Vivien se leva.
- Tu viens, Jal ? On va chercher nos ordimpes.
- Bien sûr !
- Je viens aussi.
- Je peux venir ? implora Liz en regardant son frère avec un air attendrissant, mais Vivien la connaissait suffisamment pour deviner la menace sous-jacente.
- Tu ne devrais pas travailler, toi ?
Il comprit aussitôt qu'il avait fait une erreur. La magie gicla des paumes de Liz pour le ligoter, pieds et poings liés. Il émit un cri de surprise avant de basculer vers l'avant à cause de ses chevilles entravées. Jal le rattrapa et jeta à Liz un regard de reproche amusé.
- Tu trouves que j'ai encore besoin de m'entraîner ? demanda-t-elle à son frère avec un sourire satisfait qui fit pouffer Lidwine.
- Allez Liz, libère-le, plaida Jal sans pouvoir lui non plus se retenir de rire.
- Très bien !
En un claquement de doigts, Vivien fut libre de ses mouvements. Il afficha une parfaite expression vaincue, avec cependant un sourire fier au fond des yeux, pour lâcher :
- D'accord, petite sorcière, tu viens avec nous.
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