XVII. Les mains de la sorcière, troisième partie
Vivien avait réagi au quart de tour en se levant de son siège. Jal grimaça ; le caractère impulsif de son cousin risquait de lui attirer des ennuis. D'ailleurs Goulven Divef esquissa un sourire satisfait de mauvais augure. Mais Vivien flambait d'héroïsme pour sa sœur et ne lui accorda aucune attention.
- Le caractère emporté de l'accusée l'a poussée à blesser gravement notre élève Anselme Dangar, jusqu'au bord de la mort.
- J'ai deux réponses à cela, exposa le Vorodien étonnamment calme. D'une part, le mouvement de colère, que je trouve excusable, de ma sœur, était purement involontaire. J'invoque la circonstance atténuante. D'autre part, elle a soigné de toutes ses forces son camarade Anselme et lui a sauvé la vie.
Vivien se rassit, le visage impassible.
- Mais pouvons-nous prendre le risque que cela se reproduise ? Il me semble trop dangereux de laisser pareil danger en liberté.
- N'oubliez pas que vous parlez d'un être humain, nota Lénaïc en se levant, un peu indigné, Liz n'est pas un monstre. Regardez cette jeune femme, rongée par la culpabilité. La prenez-vous réellement pour un danger ?
Liz, comprenant la stratégie, s'efforça de paraître plus encore vulnérable et resserra ses bras autour de ses épaules. Jal retint un sourire. Quelle paire de comédiens !
- Elle cache bien son jeu. Vous l'avez vue aujourd'hui projeter ce pauvre élève sur une barrière avec assez de violence pour le blesser gravement ! Elle doit être neutralisée, à tout prix. Déjà, elle est d'office exclue de notre académie, on vous en a informé ? Très bien. Mais je souhaiterais que les citoyens qui agacent cette jeune magicienne ne courent pas pour autant le risque de recevoir un tir. J'insiste pour qu'on neutralise ses pouvoirs, par emprisonnement, ou par des gants de contention. Cela vous paraît-il un compromis honnête ?
Il afficha un sourire de requin et Jal sentit qu'il était dirigé vers lui en particulier. Il se leva.
- Je ne crois pas que cela soit nécessaire. Comme l'a fait remarquer le messager Bertili, les pouvoirs de Liz provoquèrent tout à fait accidentellement cette blessure à Anselme pour lequel, je le répète, elle ne nourrit aucune animosité. Néanmoins, je connais bien ma cousine, et je peux vous assurer qu'elle se sent terriblement coupable et qu'elle sera désormais extrêmement prudente dans l'usage de la magie. Vous êtes les mieux placés pour connaître l'excellence de sa maîtrise. Son sens moral seul lui servira de prison. Mais le cachot me semble une mesure par trop cruelle et inutile. Quand aux gants, j'estime que ma cousine doit pouvoir juger en son âme et conscience d'utiliser ses pouvoirs ou non. Par ailleurs, il se peut qu'elle ait réellement besoin de se défendre. En effet, le capitaine Hendiad Londren peut en témoigner, toute la semaine passée mon entourage a subi des tentatives d'enlèvement et Liz elle-même n'y a échappé que de justesse, grâce à cette magie qui reste donc sa seule défense. L'en priver devient alors un danger plus grand encore, ce me semble.
Il planta son regard dans celui de Goulven Divef avec un air de défi. Le directeur ouvrit la bouche, mais Jal n'en avait pas terminé.
- Enfin, nul ne pourra prétendre que ma cousine erre dans la ville sans surveillance. Son grand frère est ici, moi également, ainsi que Lénaïc Fauxoll en qui j'ai toute confiance, et nous veillerons sur elle.
Peut-être parviendrait-il à éviter le châtiment à Liz.
- Mais, je vous le rappelle, messager Dernéant, cette élève vient d'être exclue de notre académie. Or ses pouvoirs deviendront plus dangereux encore s'ils ne reçoivent pas l'éducation que seul un mage expérimenté serait capable de lui donner.
A la grande surprise de Goulven, Jal acquiesça sans hésiter.
- Sur ce dernier point, directeur Divef, vous avez raison. Le frère de Liz étant à présent messager, et appelé à Ymmem, je me charge trouver à Liz un autre tuteur. Si dans un demi-Quantum je n'ai pas trouvé une autre académie susceptible de l'accueillir, vous serez libre de décider de son sort. Cela vous convient-il ?
Il sentit Vivien lui tirer la manche. Ses yeux clamaient : « Ça ne va pas ? Qu'est ce que tu fabrique ? ». Jal fit les gros yeux, essayant de lui faire comprendre « Fais-moi confiance, je sais ce que je fais. ». Il ignorait si son cousin capta le message, mais en tout cas celui-ci cessa et le Ranedaminien put braquer ses yeux implacables sur l'estrade où trônait Goulven Divef. Ce dernier frémissait de colère, mais il ne pouvait s'opposer à l'avis conjoint de tous ses collègues. Il savait de toute façon qu'une fois indiqué sur son dossier qu'elle avait été exclue de l'académie de Lonn, aucune autre académie ne voudrait de Liz Bertili.
- Mais après avoir provoqué tant de dégâts et de souffrance, elle ne peut tout de même pas s'en tirer ainsi ! Elle devrait donc effectuer des travaux pour l'académie qu'elle a offensée, en particulier soigner sa victime, Anselme Dangar.
- Demandez-le lui, je suis persuadé que réparer son erreur devint le souhait le plus cher de ma cousine dès l'instant où Anselme retomba au sol.
Divef ne put s'empêcher de jeter un regard interrogatif à l'étudiante, qui prit la balle au bond et se leva.
- Il dit la vérité, directeur. Je ne souhaite rien d'autre qu'aider mon camarade de mon mieux. Je prendrai ce châtiment avec le cœur léger.
Les professeurs mages hochèrent la tête en majorité.
- Très bien, parut capituler le mage d'un geste las. Nous allons nous rassembler pour délibérer à présent. Venez, mes chers collègues. En attendant, notre accusée sera conduite dans une cellule antimage.
- Quoi ?!
Lénaïc venait de se dresser d'un bond.
- Vous ne le pouvez pas ! La présomption d'innocence vous oblige à lui laisser sa liberté !
- Elle est coupable, élève Fauxoll. C'est de sa sentence que nous allons débattre. Elle ne doit pas s'enfuir.
- Laisse, Lénaïc, lâcha Liz avant que nul ne puisse réagir, n'aggrave pas mon cas. Je resterai à votre disposition, mages, jusqu'à ce que vous ayez pris la décision qui vous semble la plus juste.
C'était habile ; elle venait de rappeler aux professeurs qu'ils ne devaient pas suivre l'avis du directeur Divef, mais réfléchir par eux-mêmes. Par ailleurs, son humilité les impressionna favorablement. Ils se levèrent pour sortir par les portes pratiquées sur les flancs de l'estrade à la suite du directeur. Jana leur jeta encore un regard assassin et ouvrit la porte pour jeter un appel :
- Hep ! Deux personnes pour escorter la prisonnière !
Deux élèves de cinquième année apparurent, un jeune homme au visage angélique circonspect et une femme épaisse aux yeux perçants. Liz les laissa prendre ses poignets et l'entraîner hors de l'amphithéâtre.
- On la suit ! lança spontanément Lénaïc, aussitôt approuvé par les deux autres.
Personne ne s'y opposa et ils emboîtèrent le pas aux deux geôliers involontaires. Jana disparut. Le groupe s'enfonça dans les sous-sols de l'académie, dans des couloirs inconnus.
Liz fut invitée à entrer dans une cellule aux tons bleutés, avec des barreaux entourés aux deux extrémités de gemmes qui interdisaient toute utilisation de la magie à leur travers. Elle fut scellée par une serrure à clé unique qu'emporta le jeune homme avant de les quitter. Liz referma ses bras sur elle, moitié de froid, moitié de peur. Puis elle se retourna vers ses amis qui la regardaient d'un air inquiet, sans oser troubler son silence.
- Bon, on ne s'en est pas trop mal sortis, vous ne trouvez pas ?
La stupéfaction figea les trois jeunes gens, puis les secoua d'un éclat de rire. Fabuleuse Liz ! Elle s'appuya aux barreaux.
- Je vous remercie de m'avoir défendue, particulièrement éloquemment d'ailleurs. Ceci dit, j'espère que l'un de vous a réellement une idée fulgurante. Je ne compte pas passer des années là-dedans.
- J'ai, jeta Jal avec un sourire satisfait.
Tout le monde se tourna vers lui ; sa cousine souriait, l'air de dire : « Je m'en doutais ! ».
- On t'écoute.
- Tout dépend du verdict, mais je suis assez confiant sur ce point-là. En ce qui concerne l'éducation future de Liz, je me propose de demander à Mathurin Mirant de devenir son précepteur.
Il y eut un instant de silence choqué.
- Mathurin Mirant ?
- Le doyen des mages royaux de Lonn ?
- Lui-même.
L'étudiante ouvrait des pupilles émerveillées. Le célèbre mage faisait partie de l'élite de sa profession, et sa bienveillance ne soulevait aucun doute.
- Jal, c'est encore une idée de génie ! Mais es-tu sûr qu'il acceptera ?
- J'ai deux semaines pour l'en convaincre. Il me connaît favorablement et avoir une élève aussi brillante le flattera sans doute.
- Je t'adore, Jal, tu viens de me sauver la vie ! s'exclama Liz.
- Mes excuses, vieux, je n'aurai pas dû douter de ton idée, dit Vivien en posant une main sur son épaule. Ne jamais douter de son vieux cousin Jal !
L'intéressé éclata de rire.
- Voilà une leçon essentielle à retenir, Viv !
- On va vite te sortir de là, intervint Lénaïc avec tendresse. On ne bougera pas avant que les délibérations soient terminées, c'est promis.
- Merci beaucoup.
- Tu n'as pas froid ? s'inquiéta-t-il. Ça caille ici et tu es en robe...
Elle sourit et essaya de prendre un air offensé, mais tout le monde voyait sa fierté.
- Tu parles à une magicienne !
Elle ouvrit la main et une flamme puissante y ronfla presque aussitôt, faisant courir des reflets chauds sur toute la prison. Elle se baissa pour la déposer au sol où elle lévita sans cesser de brûler.
- Cette cellule n'est-elle pas censée t'empêcher de pratiquer la magie ?
- Non, les barreaux empêchent seulement la magie de passer à travers et de sortir de la cellule.
Elle tendit ses paumes pour les dorer à la lueur de son feu avec délices.
- Quand je pense qu'il fait un soleil magnifique dehors, soupira-t-elle.
- Non, il pleut, lui apprit son frère. Visiblement, il peut aussi pleuvoir sans toi !
- Toi, tu as de la chance qu'il y ait ces barreaux ! menaça-t-elle avec un terrible sourire.
Il inclina la tête.
- Dès que tu sors d'ici, petite sorcière, tu pourras te venger. Mais applique-toi pour en sortir en un seul morceau, s'il te plaît.
Le sourire de Liz se calma brusquement.
- J'y tiens aussi, mon grand. Je sortirai d'ici, il le faut. Je ne laisserai plus jamais Divef régenter ma vie.
- J'ai appris ce qu'il t'avait fait, Lénaïc me l'a dit. On se vengera. Personne ne touche à ma sœur.
Elle sentait la vérité dans ses paroles et ne protesta pas. Il le ferait. Il suffisait de voir son visage pour en être certain.
- On va s'en sortir.
- Mais toi, tu dois partir à Ymmem. Il faut aussi que Yoann s'en sorte. J'y tiens. Tu peux faire confiance à Jal et à Lénaïc pour veiller sur moi.
- Seulement quand je serai certain que tu ne seras pas enfermée ni gantée, et qu'Anselme est sorti d'affaire.
- C'est vrai...
Elle appuya sa tête contre les barreaux.
- J'espère qu'il n'aura pas de séquelles... J'aimerais tellement être auprès de lui à le soigner ! Il va terriblement me détester. Est-ce qu'il a repris conscience ?
- Je ne sais pas, mais je pense qu'on l'aurait vu dans l'amphithéâtre si c'était le cas, nota Lénaïc.
- Oh, le pauvre... Bon sang, il faut le sauver !
- Ne t'en fais pas, Jana doit s'en charger. Elle a l'air de beaucoup tenir à lui.
- Elle ne prendra pas le risque de le soigner. Le changement de magie de traitement est dangereux. C'est à moi de le faire. Et Jana me considère maintenant comme une ennemie, voire un danger.
- Nous savons tous ici qu'elle a tort, Liz, insista son ami étudiant pour la rassurer. Ne te déteste pas, s'il te plaît, tu n'y es pour rien. Je crois que n'importe qui aurait réagi de la même façon.
- Ne me regarde pas comme ça ! Je sais que j'ai fait une énorme erreur, ce n'est pas la peine de la minimiser. Malgré tout, mon moral va très bien.
Le sourire du jeune homme prit un ton rassuré.
- D'accord, je te fais confiance.
Ce point étant réglé, elle se retourna vers son feu et claqua des doigts pour le vivifier. Jal sentit sa chaleur rayonner sur son pourpoint.
- Quelle uchronie est-il ? s'inquiéta-t-il soudain.
- Aucune idée.
- J'avais rendez-vous avez Lidwine aux feux d'artifices ce soir...
- Oh, je pense même que j'aurai le temps de vous accompagner, nota Liz en voyant descendre Irina et ses deux geôliers.
Elle éteignit aussitôt son feu magique d'un geste. La professeure souriait presque.
- Irina ! s'écria Liz, dites-moi qu'il a cédé !
- Il a bien été obligé. Le bon sens évident et la faconde de vos compagnons ont convaincus tous ceux qui n'avaient pas déjà de la sympathie pour vous. Vous êtes tombée sur la bonne famille, Liz Bertili, expliqua la dame en prenant la clef de la main de l'élève pour ouvrir la porte à la captive.
- Je sais, jeta l'étudiante en sautant au cou de son frère et de son cousin. Bravo à vous deux ! A vous trois, rectifia-t-elle en enlaçant fort son ami qui rougit.
Irina alluma une flammèche bleue dans sa main et remonta les escaliers.
- Je vous emmène au chevet d'Anselme. Jana ne l'a pas touché, son état est stable.
- Vite !
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