XXVII. Là-bas, loin devant, deuxième partie
Il passa le reste de la journée à constituer son paquetage, le plus léger et complet possible. Lorsque le soir vint, il se rendit rue Batelière pour attendre Liz, il ne savait pas du tout à quelle uchronie elle rentrerait. Il s'assit sur le sol, dos au mur, alternant bouffées d'angoisse et poussées d'héroïsme. Il réfléchissait à ce qu'il avait appris, à sa magie réticente, au complot qui semblait le poursuivre, à son voyage prochain, à l'éventuel traître parmi sa famille, à Hovandrell, à Lénaïc, à son cousin parti, à son cousin enfermé, à sa cousine sauvée, à ses parents... Mais plus il y pensait, moins il trouvait de sens, et encore moins de solution à ce complot autour de lui. Peut-être, en s'embarquant dans cette vie errante de messager, échapperait-il à ses poursuivants ?
Pas en se dirigeant droit vers leur capitale, souffla une voix sournoise dans son esprit.
Ce qui était vrai, d'une certaine façon. Il se jetait dans la gueule du loup. Mais c'est parfois dans l’œil du cyclone qu'on survit le mieux...
Des pas craquèrent devant lui et lui firent ouvrir les yeux. Sa cousine se tenait juste là, accroupie devant lui, à sa hauteur, avec des yeux mortellement inquiets.
- Jal ! Que t'arrive-t-il ?
Il se souleva sur ses bras.
- Tout va bien, princesse sorcière, je me suis endormi au soleil, voilà tout.
- Tu ne me mens pas ? Ce n'est pas ta plaie qui fait des siennes ?
- Mais non ! Je suis guéri, Liz !
Il se leva et épousseta sa cape.
- J'ai quelque chose à t'annoncer, petite championne.
Elle déverrouilla sa porte et le précéda.
- Tu vas te fiancer avec Lidwine ?
Il lui donna une tape à l'arrière la tête, amicalement.
- Ne dis pas de bêtises.
- C'est une mauvaise nouvelle ?
Elle fermait la porte de sa chambrette.
- Si on veut, soupira Jal.
Elle rejeta sa mante sur un portemanteau et son cousin remarqua alors sa tunique grise d'apprentie mage, avec un liséré doré indiquant son caractère royal. Elle déboucla cette robe et la jeta sur le lit pour apparaître en costume de ville. Son regard interrogateur et malgré tout un peu anxieux le ramena à la question présente.
- Raconte-moi d'abord ta journée d'élève.
- Pas question. Dis-moi ce que tu me caches !
Elle le menaçait d'un doigt. Sa magie commençait à glisser le long de ses bras.
- Très bien ! Je me rends, ne tirez pas ! se moqua-t-il.
Elle laissa retomber ses bras et il capitula.
- Je pars demain.
Elle gardait ses sourcils froncés ; elle sentait qu'il y avait autre chose.
- Vers Kimkaf.
Son expression s'alarma complètement.
- Jal ! Dis-moi que tu plaisantes ! Tu es devenu fou ! Tu n'iras pas !
- J'irai. J'ai accepté un message urgent pour un kimkafier. Je pars demain à l'aube.
- Non !
- Hé, petite princesse magique, tu savais qu'il allait falloir que je parte un jour ou l'autre. Maintenant que ton avenir est en sécurité, que tu es l'élève de Mathurin Mirant et que j'ai l'assurance que Lénaïc veillera sur toi, il faut que je m'en aille. Le voyage m'appelle. J'ai accepté cette mission, je la mènerai jusqu'au bout.
- Je vais venir avec toi !
- Il n'en est pas question ! Pas une seule seconde ! Tu restes ici ! Après tout ce que j'ai fait pour que tu aies une éducation magique avec Mirant, tu ne vas pas l'abandonner ! Je t'interdis de partir.
- Mais tu ne vas pas te livrer à tes ennemis ! Tu vas te jeter dans le piège de la Chape !
- Je passerai inaperçu ! Je ne resterai que quelques uchronies dans cette ville, de toute façon, j'ai seulement un message à déposer. Tout ira bien, ma cousine chérie, Princesse magique, ma Championne des sorcières, je vais m'en sortir.
- Vainqueur, hein ?
- Tout à fait. Je ne suis pas le cousin de Vivien pour rien !
Elle se jeta à son cou, faisant tomber son chapeau au sol.
- Mais que vas-tu devenir ?
Il serra sa cousine contre lui, ému par sa crainte.
- Un messager, Liz.
- Et ta magie qui ne fonctionne pas !
- Je m'en suis très bien sorti jusqu'ici. Et puis peut-être cela m'aidera-t-il à comprendre.
- Bon, je vois qu'il n'y a pas moyen de te faire changer d'avis, chevalier Tête de Trandine ?
Il la lâcha en souriant.
- Non, pas moyen.
La magicienne soupira et recoiffa ses cheveux en arrière, en retombant assise sur le lit. Jal ramassait son chapeau.
- Lénaïc le sait ?
- Oui, j'ai été le voir.
- Et Lidwine ?
Jal déglutit.
- Je lui ai annoncé mon départ, oui. Elle sera là demain. Je lui ai offert son cadeau.
- Le gant ? Qu'a-t-elle dit ?
- Elle a adoré. Elle avait aussi un cadeau pour moi...
- Ah oui ?
La curiosité gourmande de sa cousine l'attendrit autant qu'elle l'agaça.
- Oui, sorcière. Ceci.
Il s'assit à côté d'elle et releva sa manche pour montrer le glyphe torsadé sur son avant-bras. Il ne luisait plus, mais Liz pouvait sentir la magie qui s'en dégageait.
- C'est une rune ?
- Oui, une rune de lien.
La jeune femme écarquilla les yeux.
- Lidwine sait dessiner ça ?
- Il faut croire qu'elle a appris.
- Cela ressemble à un cadeau très... sentimental, non ?
Il sourit et porta la main au bord de son chapeau.
- Cela pourrait.
- Je saurai l'enlever, si tu veux, un jour...
- Jamais, lâcha-t-il, les yeux rêveurs.
Liz éclata de rire.
- Jal ! Elle a bien choisi son chevalier servant.
Il salua ironiquement.
- Merci ! Trop aimable, mage de ce royaume !
Ce fut au tour de la jeune femme de regarder dans le vague.
- Mage... Un jour...
- La meilleure de toutes, nota-t-il tendrement.
Elle leva les yeux vers son cousin.
- Umeå a intérêt à être au taquet.
- Keihin aura sa part de boulot aussi. Ne la ménage pas. Alors, ta journée d'apprentie mage ?
Elle hocha la tête. Jal posa son chapeau à côté d'elle.
- Mathurin m'a remise la tunique que tu vois, avant de me présenter aux autres mages. J'étais morte de trouille ! Certains avaient une tenue de deuil, j'ai senti qu'ils étaient tous atteints par la mort de Flora, même Isaac. Je me sentais affreusement mal de me présenter comme si je voulais la remplacer, mais je crois qu'ils étaient contents de se changer les idées. Omi'Dhal a été très accueillant en particulier. Flinalivel me fait froid dans le dos. Je leur ai fait une petite démonstration...
- Éclatante, j'imagine !
- Évidemment, homme de peu de foi ! Ils ont accepté unanimement de me prendre comme apprentie, à part Prune qui a ronchonné un peu. Mais j'ai finalement pu m'asseoir avec eux dans la salle de réunion. Ils ont décidé à mon sujet que Mathurin serait mon tuteur, mais que s'il n'était pas disponible, Isis et Benoît pourraient s'en charger. En attendant, je vais l'accompagner quasiment partout où il va et l'assister, apprendre ! Il me donnera aussi des cours spéciaux, au palais même. Si un jour il y a d'autres apprentis, ils prendront leurs cours avec moi. Mais j'aurai le droit d'assister à toutes leurs réunions, sauf celles qui sont secret-défense. Et j'ai accès à la bibliothèque du palais !
- Fabuleux !
- Après on a même vu le roi Oswald ! Il venait demander l'avis des mages sur les résultats du concours et sur l'enquête sur les meurtres. Ils m'ont présentée à lui comme le futur de l'assemblée des mages, je tremblais comme une feuille. Je n'ai pas été invitée à donner mon avis, bien sûr, mais j'ai pu rester et écouter les discussions. Ils sont presque autant stratèges et conseillers que mages, en fait. D'ailleurs j'ai un peu la sensation que sa Majesté les consulte plus que ses conseillers, et que cela provoque une certaine jalousie chez ceux-là. D'ailleurs il me semble qu'il pourrait y avoir une relation... Tu n'as pas dit qu'Eurielle de Loi était la fille d'un conseiller ?
- Si, Harold de Loi. Tu crois qu'il trempait dans le complot avec sa fille ?
- Je songe à une attaque coordonnée, à deux niveaux. Sa fille gérait l'équipe envoyée contre toi, et lui dirigeait les assassinats des mages, par jalousie peut-être. Et tous deux pourraient être les contacts de la Chape à Kimkaf, informés par ce mystérieux traître dans notre famille. Que penses-tu de ma théorie ?
- J'en pense que tu aurais dû te faire engager chez Hendiad Londren ! Sérieusement, ta théorie tient la route, mais on ne peut pas lancer des accusations contre un personnage aussi important sans indices très sérieux. Cependant, tu devrais peut-être en parler à Londren... et en tout cas à Lénaïc.
- Bien sûr. Mais cela ne nous dit pas qui parmi les Dernéant – Bertili peut être en cause.
- Je me méfierai de tout le monde. Sauf de Vivien bien sûr, et de toi. Je pense que mes parents sont aussi hors de cause. Imre, en revanche...
Liz hocha la tête.
- Au moins, tu as choisi le bon métier. En te déplaçant sans cesse, les complots auront du mal à te tenir à l’œil.
- Toi, par contre, tu es statique. Fais attention à toi. Même sachant ta puissance, je ne suis pas tranquille.
- Je suis sous la protection de l'assemblée des mages et j'ai vaincu une magicienne confirmée ! Je rêve, c'est toi qui part à Kimkaf et tu t'inquiètes pour moi, alors que je suis dans la ville du capitaine Londren que même Lidwine n'arrive pas à vaincre !
- Allez, égalité, un point partout, d'accord ?
- Ça me va.
Elle lui serra la main.
- S'il t'arrive quelque chose, tu auras affaire à moi, menaça comiquement la magicienne.
- S'il t'arrive quelque chose, Vivien va me tuer.
Elle éclata de rire.
- Il est parti à l'autre bout du monde, lui ! Décidément, nous ne sommes pas une famille de tout repos.
- Et ça risque de ne pas s'arranger.
- Après réflexion, je n'ai plus peur pour toi. Tu vas t'en sortir avec cette débrouillardise énervante qui fait de toi un Dernéant, et un vainqueur. Vas-y, Jal, mon cousin, chevalier de la Plume et de l’Épée, vas-y, dévore le monde. Il t'attend.
- Il ne perd rien pour attendre. L'Histoire se souviendra de moi.
Liz éclata de rire à nouveau, brisant une fois pour toutes le sérieux qui retombait sur la scène.
- Toujours aussi modeste ! Allez, va-t'en. Tu as intérêt à dormir comme une souche, ce soir.
Elle le poussa presque vers la porte et lui claqua une bise sur la joue.
- Bonne nuit ! -Bonne nuit, princesse magique. Et... excuse-moi pour ce que je t'ai dit au château. Le visage de Liz exprima l'incompréhension.
- Pour Lidwine... je ne pensais pas ce que je t'ai dit. Jamais je ne te ferai le moindre mal, ma sorcière, et je ne t'en veux absolument pas. Ce n'était à aucun moment ta faute et j'ai été stupide. Tu n'es pas dangereuse, tu es... fabuleuse. Quoi qu'il arrive, je serai de ton côté, et lorsqu'il faudra se battre, tu auras mon épée à ton service. Est-ce que tu voudras bien me pardonner ?
Elle cligna de l’œil.
- On verra ça, Tête de Trandine !
- Je t'aime, Liz.
Il la serra dans ses bras.
- A demain.
Il remit son chapeau et quitta la rue Batelière. L'apaisement de la nuit tomba sur lui avec la légèreté d'un voile de soie, rafraîchissant ses angoisses et sa fièvre. Il laissa un pâle sourire venir jouer sur ses lèvres. Demain, tout était possible.
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