Prologue
La lumière d'une chaude fin d'après-midi passait par les hautes fenêtres et nimbait de miel les rideaux d'un grand lit à baldaquin, défait et vide. Le reste de la chambre, jonché de vêtements jetés ici et là, de livres encore ouverts et d'ustensiles divers, montrait tous les signes d'une présence récente et peu soigneuse. Près de la fenêtre, un vase transparent à l'éclat défraîchi contenait un bouquet de minevrines bleues séchées depuis longtemps.
La porte fut ouverte avec tant d'énergie que le battant rebondit contre une pile de harnachements en cuir posés là en désordre. Le responsable en était un jeune homme qui pénétra dans la pièce avec une assurance de propriétaire, tempérée par un certain empressement. Il passa une main nerveuse dans des cheveux bruns embroussaillés. Son visage, bien qu'il trahisse un âge aux alentours de la vingtaine, avait gardé des rondeurs de l'enfance, ainsi qu'une candeur touchante dans ses prunelles grises. Ses joues parsemées de taches de rousseur, fruits d'une vie passée au soleil et au grand air, et rougies par l'animation de la course, s'arrondissaient sous l'effet d'un sourire dont il avait du mal à se départir. Il balançait des longues mains dont il paraissait ne pas savoir quoi faire, suspendues à une carrure étroite. Une veste de voyage, large et négligemment ouverte par-dessus une chemise froissée, composait une mise peu soignée mais confortable, complétée par des chausses doublées de cuir pour la monte et des bottes couvertes de boue.
Il fureta dans les recoins de la chambre, souleva les tas de vêtements, les rideaux et la descente de lit qui traînait sur le parquet verni. Il trouva enfin un soulier propre contre la commode, remplaça sa botte sale, et clopina sur un pied pour chercher le second. Il avait roulé sous le lit ; le jeune homme s'agenouilla sur le tapis et tâtonna au hasard.
- Qu'as-tu encore perdu ?
Il sursauta et se cogna la tête au sommier.
- Maman ! Frappe avant d'entrer, par pitié !
Sa mère souriait de toutes ses dents, toute contente de l'avoir surpris. Il essayait de grogner, en se frottant la tête, mais le sourire de Marianna était communicatif.
- Tu es bientôt prêt ?
Il se rendit alors compte que le visage tendre et chaleureux de sa mère cachait une tension angoissée qui elle aussi, se transmit et crispa son dos.
- Je serai prêt demain, maman... C'est promis.
La femme, très grande et pourvue d'une abondante chevelure noire, ouvrit des bras dans lesquels son fils se blottit bien volontiers. Elle ébouriffa délicatement les cheveux en bataille.
- Je ne suis pas tranquille, de te savoir partir seul, si loin... Tu aurais pu demander à être accompagné, attendre Vivien...
- Vivien ne va pas faire le détour jusqu'à Herzhir ! Je ne veux surtout pas être en retard. Ne t'en fais pas, je voyagerai avec une caravane de marchands, ou un messager. Je suis parfaitement capable d'aller jusqu'à Lonn. J'ai vingt-et-un ans, maman !
Elle soupira, le souffle faisant vibrer ses mèches.
- Je sais, mon petit. Mais la route est longue, et tu es si... fragile.
Légèrement agacé, le jeune homme insista.
- Je ne suis pas plus fragile que les autres. Beaucoup de gens n'apprennent jamais la magie.
- Ils ne deviennent pas messagers.
Il se détacha de Marianna avec amertume.
- Je n'y peux rien si la magie me refuse. Je ne renoncerai pas à devenir messager pour autant.
Son grand-père lui avait vanté pendant ses années d'enfance la grandeur et la noblesse de l'ordre des messagers. Il était hors de question qu'il y renonce la veille du départ.
- Je sais, Jal. Mais prends soin de toi, d'accord ? Surtout à pied, ça va être long. Tu ne pourras pas prendre Nunki.
- Pourquoi ?
Cela le peinait ; il avait passé la journée avec sa monture préférée.
- Il se fait vieux, tu sais. Tu auras de quoi t'acheter un nouvel ordimpe à Lonn.
Jal s'accroupit de nouveau pour récupérer son soulier.
- Je... je repasserai vous voir, affirma-t-il, la gorge nouée.
Elle se contenta de hocher la tête. Jal n'aimait pas ce silence. Elle le prenait encore pour un gosse ; il avait hâte de partir. Il garda le silence, et lorsqu'il se releva, sa mère avait quitté la pièce. Il choisit encore quelques vêtements à mettre dans son sac de voyage, une tenue d'apparat et une tenue de voyage, pas plus. Une fois cela fait, il défit le ceinturon qui soutenait son épée, une bonne lame fine, une rapière creusée pour laisser égoutter le sang, cadeau de Marianna pour ses quatorze ans. Rêveur, il alla s'appuyer contre la fenêtre pour observer les chemins lointains et songer à la route qui l'attendait. Mais rapidement, ses yeux furent attirés par une silhouette blonde et blanche, nimbée de lumière, qui se promenait seule sur le rempart du domaine. Sciemment, il détourna la tête.
Son père l'attendait dans la grande salle à manger. De là, on voyait la majeure partie des terres appartenant à la comtesse d'Herzhir, sa mère. Le crépuscule tombait, combattu par un feu ronflant dans la cheminée qur le seigneur des lieux contemplait pensivement. Installé nonchalamment dans son fauteuil, il avait délaissé sa fidèle balancine à côté de lui sur une table basse. Il passait d'ordinaire ses soirées à jouer de cet instrument au son chaud et complexe que Jal adorait lorsqu'il était enfant. Le jeune homme s'arrêta juste derrière le fauteuil et son père se retrourna.
- Tu voulais me parler ?
- J'ai ça pour toi.
Thierry Dernéant se leva difficilement ; contrairement à sa femme, il était petit, trapu, bâti un peu de travers et marchait avec difficulté à une petite cinquantaine. Il prit un épais maroquin de cuir sur la table et le tendit à Jal.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Tous les papiers dont tu auras besoin. Il y a des cartes, tous les documents que j'ai pu rassembler sur les épreuves auxquelles sont soumis les messagers, nos preuves de noblesse, des adresses utiles et des lettres de recommandations, bien sûr des parchemins vierges pour nous écrire et même tes exercices de langue. Ne le perds pas.
Sur la couverture avait été gravé et enluminé le blason de leur famille, une clef d'or surmontée d'une étoile sur fond vert. Le jeune homme sourit ; son père avait dû passer la journée à rassembler et écrire ces documents précieux.
- Merci, papa. Merci beaucoup.
- Tu penseras à nous écrire, hein ?
Il soupira, sans attendre la réponse.
- C'est dommage, tu sais. J'aurai préféré que ce soit toi qui hérite du domaine, plutôt que ta soeur... Mais je suppose que tu vas être au-dessus de ça.
Pour devenir messager, il devait en effet abandonner tout droit à posséder un château et une seigneurie.
- C'est à Mère de choisir, lui rappela son fils, car Marianna était la véritable propriétaire.
Lui non plus n'était pas enthousiaste à l'idée que son aînée se retrouve à la tête de leurs terres et de leur peuple, mais son rêve lui interdisait d'y changer quoi que ce soit. De toute façon, qui lui prouvait qu'il serait un meilleur seigneur qu'Imre ? Il était jeune et inexpérimenté, incapable de mener à bien une aussi lourde responsabilité.
- Je vous promets de me montrer exemplaire, insista Jal.
Sa tête résonnait encore des louanges et des exploits héroïques que son grand-père Pierrick accordait à l'Ordre des messagers et il s'imaginait déjà nimbé de cette aura glorieuse qui resurgirait sur sa famille, protéger les faibles et sauver des royaumes comme un héros de conte.
- Essaie de ne pas mourir, ce sera déjà pas mal, rétorqua son père sur un ton bourru.
Bien que l'intention fut touchante, Jal lui en voulut de prendre les choses de façon si pragmatique. Il retint une remarque ironique.
- Bien sûr.
- Je suis déjà fier de toi, mon grand, murmura Thierry avant de se rassoir avec un soulagement évident dans son fauteuil.
Jal hocha distraitement la tête et jeta un oeil par les vitres dépolies qui déformaient légèrement le paysage pourpré des montagnes, sous les influences conjuguées du froid qui progressait et de la lumière vespérale. La silhouette sur le rempart avait disparu.
Le lendemain matin, aux premières lueurs de l'aube, Jal Dernéant quitta la demeure familiale, armé de sa cape, son chapeau, son épée et le sac dans lequel il avait entassé ses vêtements, quelques autres ustensiles et le maroquin de son père. Il avait caressé une dernière fois le museau humide et velu de Nunki, embrassé ses parents et avalé un casse-croûte avec ce qu'il restait aux cuisines. Les routes de la Longarde s'ouvraient devant lui, mais il ne parvint pas à s'empêcher de regarder longtemps derrière lui en marchant, jusqu'à ce que la haute forme des tours du château disparaisse derrière les flancs escarpés du massif montagneux. A ce moment-là seulement, quelques larmes coulèrent dans le vent froid.
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