Le Guerrier De La Lune

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La cité était fébrile. La saison approchait, celle du renouveau, de la fonte des neiges, du retour de la douceur, des fleurs perçant la croûte gelée des prairies figées par le froid, du doux soleil qui caresse les joues rondes et roses des jeunes filles en émoi.

À condition bien sûr que la déesse Lune accepte le sacrifice annuel.

Le choix se porta sur un jeune homme de dix-huit ans à peine.

Entraîné depuis l'enfance pour le combat, comme beaucoup d'autres, il était le meilleur, ne craignait personne que ce soit à l'épée, au sabre, au poignard, au corps-à-corps et aussi au tir à l'arc. Invaincu durant les confrontations, même les plus expérimentés n'avaient pu le supplanter.

Les matriarches et les prêtresses du culte se montrèrent unanimes, Asilon serait l'élu, celui qui se mesurerait au champion de la déesse.

Lorsqu'il serait tué, l'âme du jeune homme monterait auprès d'elle pour y vivre une éternité de délices. Ainsi débuterait la saison.

Ce qu'ignoraient toutes les personnes qui avaient planifié sa destinée, c'est qu'Asilon n'avait pas du tout l'intention de se sacrifier. Il avait décidé qu'il tuerait le champion et par là-même qu'il mettrait définitivement fin, à ce rite annuel cruel.

Bien sûr, il gardait ceci pour lui et restait docile en apparence. Mais lui brûlait la flamme de la vengeance...

"Les guerriers entrèrent dans le village au coucher du soleil. La rafle suivit. Personne ne songea à s'opposer à eux, sinon tous auraient été massacrés. Ils avaient rassemblé les enfants de moins de dix ans, filles et garçons, sur la place centrale. Asilon était parmi eux. Il n'avait pas peur, il savait que ce jour arriverait. Régulièrement, les prêtresses de la divinité lunaire envoyaient ses soldats écumer la campagne. Pour dénicher l'élu, le culte faisait enlever des dizaines d'enfants dans le pays. Une matriarche les accompagnait. Elle examinait les gamins et faisait un tri, gardant les plus forts, les plus beaux, les mieux nourris. Cependant, il y eut un problème, une mère qui ne pouvait se résoudre à se séparer de ses jumeaux trompa la vigilance des gardes, elle se rua sur le groupe d'enfants, attrapa sa fille et la tira vers elle.

"Pas les deux, je vous en prie !"

Une totale confusion suivit cette supplication. Cette mère éplorée bouscula la matriarche au passage, provoquant ainsi la colère de la vieille femme.

"Sacrilège !"

Les guerriers savaient ce que cela voulait dire. Ils tuèrent d'abord la mère, puis massacrèrent les habitants. Seuls les enfants choisis furent épargnés. Tous furent traumatisés, Asilon plus que les autres, il jura de venger les siens..."

Inlassablement, Asilon s'entraînait, ne faisant qu'une bouchée de ses adversaires. Les édiles de la cité, sous l'attentive surveillance des matriarches et des prêtresses, lui envoyaient un challenger après l'autre. Il les éliminait sans état d'âme.

Les cadavres s'amoncelaient autour de lui, avec leur cortège de membres coupés, de ventres qui dégoulinaient d'entrailles puantes et sanglantes, de têtes grimaçantes.

Le sol s'imbibait d'écarlate, d'urine, de sueur. Asilon, lui-même était rouge du sang de ses adversaires malchanceux. La première matriarche mit fin au massacre.

"Qu'il se repose jusqu'à demain !"

L'entraîneur transmit l'ordre, l'élu fut conduit hors de l'enceinte, que l'on nettoya de ces chairs mortes et autres viscères. Les édiles, les prêtresses et les matriarches s'en allèrent à leur tour.

Le clair de lune illuminait l'étroite couchette d'Asilon. Celui-ci jetait sur l'astre de la nuit un regard farouche.

"Demain, à cette heure-ci, j'aurai vaincu ton champion et mis fin à ton culte meurtrier !"

La haine coulait en lui, tel un poison, assombrissant son âme, étouffant toutes traces de sentiments positifs, ses poings se serrèrent puis se relâchèrent.

Il tourna le dos à la lucarne, la lune à cet instant se voila de rouge.

Les travées de l'arène étaient pleines. Toute la population de la cité avait répondu présente, aux festivités annuelles en l'honneur de la déesse. Des torches accrochées sur les pierres éclairaient brillamment les lieux. Les rayons de l'astre nocturne, quant à eux, baignaient le sable d'un éclat rouge rubis.

Dans la tribune d'honneur, les magistrats de la cité s'installaient.

La grande prêtresse en s'asseyant posait sur la lune un regard inquiet. La première des Matriarches le remarqua.

"Seriez-vous soucieuse ? "demanda-t-elle.

"Eh bien, depuis hier soir, notre bien-aimée déesse semble contrariée, en colère même."

À son tour, l'autre femme leva les yeux sur le cercle rougeâtre suspendu dans un ciel nuancé de pourpre.

"Cela me semble un bien mauvais présage, en effet !"

Elle ajouta cependant :

"Le sacrifice de ce soir, devrait, je crois, l'apaiser, il y a longtemps que la cité n'a pas eu un combattant aussi prodigieux."

"Peut-être trop !"

Surprise, la Matriarche la fixa, mais ne put ajouter rien d'autre. Les trompettes annonçant le début du combat retentissaient. La grille de l'issue principale se souleva, Asilon apparut sous les ovations du public !

Vêtu d'un simple pagne, armé d'un bouclier et d'une épée en acier trempé, et casqué de cuivre et d'argent, le combattant s'avançait pieds nus jusqu'au centre de l'arène. Son allure était fluide et rapide. Sous la lumière lunaire, son corps enduit d'huile brillait, on voyait les muscles rouler sous la peau dorée.

Quand il stoppa, les ovations se turent, la grande prêtresse se leva et commença à psalmodier.

"Ô Dame Suprême de la nuit, Maîtresse de l'ombre, Épouse du Flamboyant, daigne diriger ta face sur tes humbles servantes, et ton peuple, écoute notre supplique, entends notre prière, desserre ton étreinte glacée et aimante du visage lumineux de ton bien-aimé, permets-lui de réchauffer la terre pour que la vie renaisse."

"Fais descendre auprès de nous ta force et accepte de pourfendre le guerrier que nous t'offrons en sacrifice..."

"Lumière de la nuit, descends sur nous, Lumière de la nuit, descends sur nous, Lumière de la nuit, descends sur nous..."

Les personnes présentes dans la tribune d'honneur se joignirent à elles, bientôt imitées par les gens de la cité... L'élu, quant à lui, restait immobile, mais ses doigts se resserrèrent autour de la garde de son épée, tous ses sens restaient en alerte.

Soudain, de l'astre rougeoyant, jaillit un faisceau d'énergie qui frappa le sable de l'arène juste devant Asilon, celui-ci recula d'un pas, puis se mit en garde. Au centre du pinceau d'énergie, une silhouette se dessinait, haute, large, entièrement recouverte d'une armure qui brillait d'une lumière sombre. Elle termina de se matérialiser et passa aussitôt à l'attaque, la déesse Lune venait de consentir à envoyer son champion.

Asilon para cette première offensive avec une relative facilité ; le public l'ovationna et hurla sa satisfaction, le combat débutait, il devait s'avérer épique.

Après sa première esquive, l'élu de la cité leva son épée et partit à l'assaut de son terrible adversaire. Habilement, il évita le tranchant de la lame du champion qui étincela. La sienne par contre tomba sur le crâne de son ennemi. C'est à peine s'il raya le métal du heaume. Le regard de son opposant lui apparut à travers une fente longue et étroite, des yeux inhumains, impitoyables, un frisson de peur parcourut l'échine d'Asilon. Il se déroba, lorsque le sabre du champion tomba sur lui, pas assez vite cependant pour éviter une belle entaille sur la jambe droite. Il serra les dents sous la douleur, mais se releva.

Le premier sang de ce combat coulait sur le sable de l'arène, et il s'agissait du sien.

Asilon n'eut pas le temps de le déplorer, le combattant de la déesse, à une vitesse fulgurante, fonça sur lui. Sous l'éclairage des torches et de l'astre ensanglanté, son armure luisait d'un resplendissement sombre. L'élu de la cité réalisa qu'il ne gagnerait pas facilement...

Sans se décourager et en tenant fermement son épée, Asilon fit un pas de côté au tout dernier moment. Le champion, surpris ne rencontra que du vide et, emporté par son élan et le poids de son armure, trébucha et tomba lourdement sur le sol.

Presque incrédule que sa feinte ait marché, l'élu ne se laissa pas endormir ; il s'avança résolument vers son contradicteur, qui avait eu le temps de se retourner sur le dos, mais pas de récupérer son sabre qui avait voltigé loin de lui.

Sans attendre, Asilon posa un pied sur lui pour l'immobiliser et l'empêcher de se relever, puis chercha des yeux une faille quelconque de l'armure. Il déchanta rapidement, elle semblait n'y en avoir aucune. Soudain, le champion attrapa sa jambe, la tordit et le déséquilibra. Ce fut au tour de l'élu de chuter et de se retrouver à la merci de son adversaire qui sans attendre, lui arracha son bouclier et son épée avant de porter ses mains métalliques sur sa gorge et de commencer à serrer...

Un voile noir aveugla l'élu, brusquement il manquait d'air, il luttait de toutes ses forces, mais les coups qu'il assénait sur le champion se heurtaient à l'extrême solidité de l'armure. Il ne réussissait qu'à se meurtrir les poings qui se transformaient en bouillie sanglante.

Il faiblissait, ses bras retombèrent sans force, il abdiquait, soudain ses doigts rencontrèrent la garde de son épée. Par chance, le champion ne l'avait pas jetée très loin. Asilon accentuait sa prise, tandis que l'adversaire relâchait légèrement la pression, et se redressait un peu. L'élu prit une inspiration, son regard s'ouvrit, celui de son adversaire, à travers la fente, flamboyait. Ce fut comme un déclic dans l'esprit d'Asilon, il sut ce qu'il devait faire, il banda tous ses muscles et, d'un mouvement violent, se dégagea de l'emprise du guerrier. Ce dernier recula, l'élu aussi, il brandit son épée, visa le regard de feu et enfonça sa lame dans la fente du heaume, la lâcha et s'éloigna. Un hurlement inhumain jaillit du champion, Asilon se remit debout sans le quitter des yeux. Il voyait, à présent, une fumée rouge s'échapper de son adversaire. Dans l'arène, un grand silence s'installa. L'élu venait de créer l'événement !

Dans la tribune d'honneur, la consternation était de mise. La Première Matriarche et la grande prêtresse fixèrent la lune dont la couleur rouge s'accentuait. La frayeur saisissait les édiles ! Un rayon fusa de l'astre de la nuit en direction du champion, presque aussitôt l'armure se disloqua.

Asilon sourit : "J'ai gagné !" pensa-t-il. Mais le faisceau se dirigea sur lui et le paralysa ; il entendit dans son esprit : "Félicitations, tu es mon nouveau champion!" Il se retrouva revêtu à son tour d'une armure, puis sous le regard de l'assistance médusée, disparut brusquement.

La lune retrouva sa couleur argentée, au grand soulagement de tous, des prières et des ovations à l'adresse de la déesse se répandirent dans l'arène... Dès le lendemain, le printemps débutait.

Ainsi, en terrassant le guerrier, Asilon renforça-t-il le culte, il fut élu le champion de l'astre lunaire, et aussi privé à jamais de sa vengeance.

La foi des croyants en la déesse de la nuit ne devait jamais s'éteindre dans la cité.

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