Remords
Il fait sombre dans la boutique de Drago Malefoy. La lumière est précieuse ici. Elle se concentre en un unique endroit : une lanterne posée à même le bureau, à côté de la Pensine. Penché sur la vasque aux reflets d’argent, Drago travaille. D’un effleurement de sa baguette, un souvenir remonte à la surface, se déroule comme une amante l’invitant de ses bras. Drago n’a pas connu d’amante depuis longtemps.
Il caresse le souvenir, le laisse délier ses volutes dans l’atmosphère aérienne de la Pensine. Un homme et une femme se tiennent debout dans une grande salle de réception. L’homme est au bar, la femme lui sourit à travers la foule. La fête bat son plein tout autour d’eux. Un défilé d’inconnus bien habillés, de rires et de musiques entraînantes. La femme se rapproche. Elle est très belle, avec des cheveux d’acajou et une sublime robe rouge. Ses lèvres sont rouges elle aussi. Drago n’a qu’à s’approcher un peu plus de la Pensine pour respirer son parfum de fruits et de jasmin. Tout est là, dans les moindres détails. La tentation de cet homme, son désir pour cette femme. Et la faute qui s’est ensuivie.
Drago ne s’attarde pas sur les événements. Il promet à ses clients une totale objectivité et un respect absolu de leur vie privée. Cela ne l’intéresse pas de voir ce qui se cache sous cette sublime robe rouge. Ou peut-être que cela l’intéresse, peut-être que cela lui manque, la chaleur, la beauté, le contact d’une peau sur la sienne. Mais il se les refuse. Voilà pourquoi il ne plonge pas son visage dans la Pensine pour contempler cet homme faire l’amour à cette femme aux cheveux roux, à deux-cents kilomètres de son épouse légitime.
Non. Drago reste à distance. Suffisamment proche pour accomplir son travail, rien de plus. D’une secousse assurée de sa baguette, il fait défiler le souvenir jusqu’à la fin et efface tout ce qui se passe dans la chambre d’hôtel. A présent, il faut reconstruire. Cette soirée au bar a bel et bien eu lieu. La femme en robe rouge était bel et bien présente, magnifique, et elle est bien venue parler à cet homme. Il lui a répondu avec courtoisie. Mais rapidement, plusieurs détails lui ont déplu. Son parfum, tout d’abord. Ce n’était pas du jasmin, non, pas du tout. C’était du lilas. Comme le parfum de cette garce qui l’avait laissé tomber lorsqu’il était à Poudlard. L’homme déteste le lilas.
Ensuite, sa voix. Aiguë, beaucoup trop aiguë. Elle lui perce les oreilles dans le brouhaha ambiant. Tellement différente de la voix de sa femme : douce, profonde et grave, cette voix qui l’avait fait succomber pour elle…
La discussion ? Ennuyeuse. La rousse rit et s’exclame sans arrêt, dans l’espoir de faire réagir l’homme, mais il préfère déguster le saladier d’olives vertes que le serveur vient de déposer devant lui. Non, il n’y avait pas d’olives vertes dans le souvenir d’origine, mais à présent, il y en a. Des olives vertes dont l’homme raffole, marinées exactement comme sa femme sait si bien les faire. D’ailleurs, elles ont exactement le même goût que les siennes. Décidément, l’homme ne s’intéresse pas du tout à la rousse ; il pense à sa femme.
Il abrège la discussion, de lui-même, poliment. La femme fait la moue. L’homme ne se sent pas coupable. Il part se coucher, en songeant à la maison qu’il retrouvera dès le lendemain au soir, et aux bras tendres de sa femme, qui l’accueilleront.
Drago repasse le souvenir depuis le début. Il peaufine certains détails, en modifie d’autres. Il remplace la musique d’ambiance par une valse délicate qui passait lors du mariage des deux époux. Sa baguette s’active tel un pinceau à la surface de la Pensine. Il modifie l’éclairage pour que la rousse paraisse moins belle, moins à son avantage. A l’inverse, il réchauffe les couleurs de la petite chambre où son client passera désormais la nuit seul, sur un matelas ferme avec un oreiller moelleux. Drago s’amuse même à esquisser quelques rêves : de pures créations de sa part, par simple fantaisie, pour ponctuer les huit heures de sommeil qui s’ensuivent. Enfin, le jour se lève ; son client quitte sa chambre d’hôtel, seul. La rousse a complètement disparu de son esprit.
Satisfait, Drago s’autorise un léger sourire. Le souvenir modifié est parfait, un vrai travail d’orfèvre. Pourtant, la conscience de venir en aide à un mari adultère voile un peu la fierté qu’il pourrait en retirer. Peu importe. La moitié des clients qui franchissent sa porte souhaitent oublier le souvenir de choses dont ils ne sont pas fiers. L’adultère tient une bonne place dans cette liste infinie de péchés. Mais Drago ne juge pas. Il serait bien le dernier à avoir le droit de juger.
Prélevant délicatement le souvenir du bout de sa baguette, Drago le glisse dans une fiole et contemple quelques instants ses circonvolutions qui s’enroulent à l’intérieur du verre. Quelle ironie qu’un mensonge puisse être aussi beau. Il termine de ranger ses affaires puis retourne au comptoir de sa boutique :
– Monsieur Wells ?
L’homme du souvenir l’attend déjà, pile à l’heure, dans son complet noir impeccable du Ministère. Drago lui tend la fiole :
– Tenez, ceci devrait résoudre entièrement votre problème.
– Vous êtes sûr ?
L’homme lève le souvenir à la lumière avec circonspection. Un mélange d’angoisse et d’espoir se dessine sur son visage :
– Avec ce nouveau souvenir, ce sera comme si je n’avais jamais trompé ma femme ?
– Vous ne vous en souviendrez plus, oui. Dans votre mémoire, vous aurez pris un verre avec cette femme, discuté un peu avec elle, et puis vous serez monté vous coucher en pensant à votre épouse. Vous pourrez même lui montrer ce souvenir en guise de preuve, si jamais elle émet un jour des soupçons envers vous.
L’homme se passe une main tremblante sur les lèvres. Il transpire :
– Et je… Je ne me sentirai plus coupable ? Je n’y penserai plus du tout, vraiment ?
– Vous n’aurez aucune raison de culpabiliser pour une chose dont vous ne conserverez pas le moindre souvenir.
– Mais, et vous ? Je vais forcément me souvenir que je vous ai demandé de modifier mes souvenirs, pas vrai ?
– Je suis très oubliable, ne vous en faites pas. Un petit sortilège avant de quitter ma boutique, et vous serez un homme neuf.
– Toutes ces heures où je n’ai pas pu trouver le sommeil, en repensant à cette nuit…
– Le cerveau humain a de merveilleuses capacités d’adaptation. Implantez-lui un souvenir dans la tête, et il s’y accroche dur comme fer. Il remodèle tout son système de croyances autour de ce nouveau souvenir. Il faut que cela lui semble cohérent, vous comprenez ? Je ne suis pas le seul maître à l’œuvre : votre cerveau va se charger de remplir les trous et de modifier ce qui ne colle pas. Donnez-lui vingt-quatre heures, une bonne nuit de sommeil, et je vous garantis que dès demain, vos insomnies seront dues à la culpabilité de ne pas avoir confié à votre femme que vous vous étiez fait draguer dans ce bar. Rien de plus. Vous pourrez même le lui avouer, et elle prendra cela pour un gage d’honnêteté. Elle sera touchée que vous ayez tenu à le lui dire, même s’il ne s’est rien passé et que rien n’était de votre faute.
– Vous croyez ?
– Faites-moi confiance. Je vois ça tous les jours.
– Très bien…
L’homme débouche la fiole. Il sort sa baguette à son tour, et cueille du bout de la pointe le souvenir modifié qui apportera la paix à sa conscience torturée. Drago le regarde faire, en silence, toujours sans juger. Il surveille que tout se passe bien tandis que le souvenir reprend place dans l’esprit de son maître. L’homme bat des paupières plusieurs fois de suite. Il est un peu perdu ; c’est normal. C’est souvent le cas après l’intégration d’éléments modifiés. Il reste planté devant le comptoir quelques secondes, puis un sourire béat s’épanouit sur son visage :
– Ma femme fait les meilleures olives marinées de Londres, vous savez ?
Drago sourit :
– Oui, je le sais. Voici les souvenirs annexes que vous m’aviez confiés afin d’affiner mon travail.
Il lui tend une petite boîte contenant une dizaine de fioles. L’une d’elles porte l’inscription « Olives ». L’autre l’étiquette « Lilas ». Il y en a pour tous les sens : « Valse de mariage », « Lumière du crépuscule », « Matelas et Oreiller ». Autant de petits riens, qui pourtant font tout. Qui constituent la carte de notre monde. Ils en dessinent les contours ; ils nous définissent, nous et ce que nous percevons. Après plus de dix ans à exercer son métier, Drago en a plus conscience que jamais. Les petits riens de ces fioles suffisent à définir un individu plus profondément que n’importe quelle analyse psychiatrique. Et lui, que mettrait-il dans ces fioles ?
– Je vous demande pardon, Monsieur ?
Son client le dévisage toujours d’un air ébahi. Patiemment, Drago lui restitue un à un les souvenirs du bout de sa baguette, avant de faire disparaître la boîte et les fioles. L’homme se laisse faire, perplexe. Le souvenir des olives marinées lui provoque un gazouillement de plaisir. Alors, profitant de son hébétude, Drago efface délicatement de sa mémoire tout souvenir de sa visite à la boutique, comme une minuscule écaille de vernis que l’on dissout dans l’oubli. Il est doué pour ça, Drago. Se faire oublier.
Le client s’en va, heureux. L’esprit en paix.
Drago ne peut pas en dire autant.
Il retourne dans sa boutique, où tout parait terne et sans vie après l’éclat séducteur du souvenir. Il rallume quelques chandelles qui ne projettent que des nuances de gris. Le thé n’a pas d’odeur, pas de saveur. S’il en a eu un jour, elles ont disparu depuis longtemps. Avalées par les souvenirs, elles aussi.
Drago soupire. Dix ans à effacer, modifier, apaiser les souvenirs des autres. Dix ans à guérir la conscience des sorciers, quand lui ne peut échapper à la sienne. Il aimerait pouvoir dire que c’est le hasard qui a motivé son choix de carrière, mais ce serait bien sûr faux. Drago touche à l’illusion qu’il se refuse à avoir. La paix, la tranquillité d’esprit sont à une caresse de sa baguette magique, une seule. Mais il ne les mérite pas. Il ne peut pas infliger ce désaveu aux victimes qui sont mortes par sa faute.
Drago ferme les yeux, presse les lèvres, serre les poings. Il les revoit tous. La nuit, dans son sommeil, ils lui rendent visite en silence, et leurs traits n’expriment rien d’autre que de la tristesse. Ils ne disent jamais rien. Ils n’en ont pas besoin. Leurs yeux hurlent pour eux : « Pourquoi as-tu fait ça, Drago ? Tout est de ta faute. Nous sommes tous morts par ta faute. Pourquoi est-ce que tu nous as tués, Drago ? ».
Ils sont devenus plus réels que la boutique à ses yeux. Ils vivent dans la chaleur des bougies, l’odeur de la cire ; ils se nourrissent du goût du thé et l’habitent, l’avalent, envahissent tout. Ils le remplissent et le vident, le coupent du reste du monde.
Drago inspire à fond en reprenant pied tout à coup. Il serre les poings si fort que ses mains tremblent. Il doit se forcer à dénouer ses doigts un par un. De minuscules demi-lunes écarlates laissent des traces dans le creux de ses paumes. Il ne les sent même pas. Elles ne comptent pas. Tout semble si irréel…
Drago regarde en arrière, vers le fond de la boutique, vers la Pensine qui pourrait le délivrer, ne serait-ce que le soulager l’espace de quelques heures… Mais non, il ne peut pas. Ce ne serait pas juste. Le monde sorcier l’a absout depuis longtemps, mais lui ne l’a jamais fait. Il n’y a jamais eu de procès pour Drago Malefoy à la fin de la guerre, jamais de jugement, jamais de punition. Harry Potter et une foule d’autres gens se sont portés garants de lui en soulignant son jeune âge, la pression terrible qui pesait sur lui à l’époque, et les choix déterminants qui l’avaient conduit à ne pas dénoncer Potter devant Bellatrix, à ne pas tuer Dumbledore en haut de la tour d’Astronomie…
Mais Drago l’a fait, pourtant. Indirectement. Il a tué Dumbledore.
Le 30 juin 1997, Drago Malefoy a activé l’Armoire à Disparaître qu’il avait réparée lui-même tout au long de l’année, et qui a permis à une horde de Mangemorts de se déverser dans Poudlard et de faire tomber le château. A la suite de cette prise, Albus Dumbledore a été assassiné. Voldemort a pris le pouvoir pendant une année, et des centaines de gens sont morts. Tout cela à cause de Drago. Un seul événement, un seul. Un seul domino qui a provoqué la chute de tous les autres. Et pourtant, on ne l’avait pas tenu pour responsable…
Drago approche une bougie de sa main sur le comptoir. Lentement, il laisse planer sa paume au-dessus de la flamme, plus près, toujours plus près, jusqu’à ce que la douleur attaque sa prison de chair, enfin, et le transperce. Pour que la douleur physique égale enfin la douleur interne. Drago laisse planer sa main, jusqu’à ce qu’une voix l’interpelle :
– Malefoy ?
Drago sursaute. Il retire sa main sans se préoccuper de la brûlure qui forme une corolle sur sa peau. A l’entrée de sa boutique se tient un autre fantôme, un souvenir qu’il n’a pas croisé depuis longtemps, mais qui le torture tout autant que les autres. Hermione Granger.
– Qu’est-ce que tu fais là ? s’exclame-t-il.
Sur le moment, la surprise se dispute tellement à la honte dans son esprit qu’il ne peut rien dire d’autre. Honte qu’elle l’ait découvert dans cet état de faiblesse, angoisse face aux remords qu’elle réveille déjà en lui…
– Bonjour, Malefoy.
Elle se rapproche du comptoir. Elle dévoile ses cheveux bouclés sous un capuchon trempé de pluie. Drago n’avait même pas remarqué qu’il pleuvait :
– Je suis désolée de débarquer comme cela, s’excuse-t-elle sans le regarder.
Drago ne sait toujours pas quoi dire. Après la fin de la guerre, il s’est retiré de la vie publique en faisant tout pour ne plus jamais croiser la route de ses anciens camarades. Il n’a jamais revu Potter, Weasley et Granger. Jamais jusqu’à aujourd’hui.
– J’ai appris ce que tu faisais dans cette boutique, reprend Granger, les mains étroitement serrées devant elle comme si cette visite lui faisait mal à elle aussi. Et je… Je me suis dit que tu pourrais peut-être m’aider.
Drago recule. Il voit Granger ; il voit l’adolescente qu’il a connue par-dessous la jeune femme qu’elle est devenue aujourd’hui. Il voit la jeune fille sale et maigre que sa tante Bellatrix a torturée à même le sol de son salon, sans qu’il ne dise un seul mot. Il voit les restes du mot « Sang-de-Bourbe » dépasser de sa manche sur son poignet gauche. Il les voit, et il se dégoûte. La brûlure de sa main palpite pour emplir tous ses sens. Granger fait partie de ses victimes, exactement comme tous les autres :
– Tu n’as pas à être désolée, se force-t-il à répondre au bout d’un moment. Mais je préfère te prévenir : je ne pense pas que je pourrai travailler avec toi.
Granger avale sa salive. Pour la première fois, elle affronte son regard, avec une forme de défi sur le visage. Elle a beaucoup changé depuis la guerre :
– C’est parce que je suis Née-Moldue, c’est ça ?
Drago met un peu de temps à comprendre sa réponse. Ses mots fracassent ses pensées, brisent ce qui le préoccupait pour imposer une réalité toute autre :
– Non, pas du tout, s’entend-il protester. Ce n’est pas du tout ça.
Il perd la force de se justifier avant même d’en éprouver le désir. Ce n’est pas surprenant, après tout, que Granger pense cela de lui. Cela ne servirait à rien de l’en dissuader :
– J’ai traité beaucoup de survivants de la guerre, c’est vrai, reprend-il le plus posément possible. Je redessine leurs souvenirs, je les apaise, je les aide à surmonter leurs traumatismes. Mais je ne crois pas que je pourrais travailler sur tes souvenirs. C’est trop personnel, pour toi comme pour moi, tu comprends ? Je risque d’apparaître dans certains de tes souvenirs, et… Je ne peux pas faire ça, non, vraiment, je t’assure… Je ne peux pas.
C’est à son tour de ne pas comprendre ce qu’il lui raconte. Drago le voit dans son regard. Elle a de grands yeux bruns, hantés, comme les siens. Hantés à cause de lui, sans doute… Au moins en partie.
– Je ne suis pas venue pour que tu modifies mes souvenirs, rétorque alors Granger.
Elle se tort les mains. Elle a maigri depuis Poudlard. Elle est plus maigre que dans le Manoir. Ses cheveux bruns qu’elle s’échinait à coiffer sont laissés en friche, secs, ébouriffés. Il y a longtemps qu’elle ne les a plus coupés. Sa peau sans maquillage laisse deviner ses os sous la pâleur de glace. Elle non plus n’a pas de couleurs. Elle est terne, sauf ses yeux. Ses yeux brûlent d’un éclat féroce :
– Ce sont mes parents que je voudrais que tu aides.
Drago hausse les sourcils :
– Tes parents ?
– Oui. Pendant la guerre, j’ai effacé leurs souvenirs de moi, pour qu’ils ne partent pas à ma recherche. Mais… Quelque chose a mal tourné. Je n’ai pas réussi à inverser le sortilège quand je suis rentrée. Pire encore : il s’est répandu. Il a effacé tous leurs autres souvenirs, peu à peu…
Granger détourne la tête. Elle se mord la lèvre inférieure jusqu’à ce qu’elle vire au blanc :
– J’ai consulté tous les spécialistes, j’ai étudié la question moi-même, j’ai fait des études de psychomagie, mais… Ils n’ont jamais retrouvé leurs souvenirs, Malefoy. Je voudrais savoir si tu pourrais m’aider à les leur rendre.
– Comment ?
Drago n’a pu retenir cette exclamation. Ce que Granger raconte lui semble tellement délirant qu’il ne peut retenir ses mots :
– Je modifie les souvenirs, Granger. Je ne peux pas les recréer.
– Et si tu travaillais à partir des miens ? Si je te donnais tous les souvenirs que je garde de mes parents, et que tu les modifiais, pour qu’ils deviennent les leurs ?
– Tu ne te rends pas compte de ce que tu me demandes…
– Pourquoi ?
– Parce que ça représente des milliers de souvenirs, Granger ! Toute une vie ! Tu crois que tu vas retrouver tes parents juste parce que tu leur auras implanté le souvenir de la fois où tu es tombée de vélo quand tu étais petite ?
Drago s’interrompt. Il a vu la peine sur le visage de Granger ; elle est brûlante comme une gifle. La culpabilité referme son étau sur lui. Tout cela aussi, c’est de sa faute. Granger a ensorcelé ses parents pour partir en guerre à cause de lui. Ce n’est que justice que le passé s’échine ainsi à le rattraper :
– Excuse-moi, reprend-il. Je suis désolé de ce qui t’arrive, vraiment. Mais je ne crois pas que ce soit réalisable.
– J’ai de l’argent, si c’est ça qui te préoccupe.
– Ce n’est pas à cause de l’argent, se défend Drago avec dégoût. Modifier tes souvenirs pour leur faire croire qu’il s’agit des leurs représenterait un travail phénoménal. Et ce ne serait qu’une recréation imparfaite, grossière, une interprétation de ma part et de la tienne, d’après l’image que tu te faisais d’eux. Tu ne pourras jamais te mettre dans leur tête et savoir comment ils ont vraiment vécu les choses, pour me demander de les redessiner ensuite. Tu ne ferais que recréer l’image de tes parents, pas tes parents tels qu’ils étaient vraiment.
– Mais…
– Et ensuite. Même en admettant que ça marche. Cela ne suffirait pas. La vie de tes parents n’était pas définie que par toi. Si tu me dis qu’ils ont perdu tous leurs autres souvenirs… Alors, ils ne savent plus qui ils sont. Ils ont perdu leur identité. Comment alors pourraient-ils retrouver leur relation l’un avec l’autre, leur relation avec toi ?
– Et si je trouvais d’autres souvenirs ?
– Lesquels ?
– Les souvenirs de tous ceux qui les ont connus. Et si je reconstituais leur vie, à travers toutes les personnes qu’ils ont croisées, tous les moments qu’ils ont vécus ?
– Tu te rends compte de ce que tu envisages ?
– Oui. Oui je m’en rends compte, parfaitement.
Granger pose ses mains sur le comptoir. Elles ont l’air si petites sur la texture du bois. Elle articule doucement :
– J’ai passé les dix dernières années de ma vie à tenter de réparer ce que je leur avais fait, Malefoy. J’y passerai les vingt années suivantes si c’est nécessaire.
Drago la regarde dans les yeux, et c’est son propre crime qu’il voit.
– Je refuse de te donner de faux espoirs, dit-il simplement.
– Mais tu acceptes ? Tu peux m’aider ?
Il secoue la tête :
– Je vais t’aider. Je n’ai pas le choix. Je te dois bien ça.
Dans sa main, la brûlure l’élance, le déchire. C’est la seule chose qu’il est encore capable de ressentir.
Annotations