Framboises
Le lendemain, Drago attend Granger dans la pénombre de son arrière-boutique. Pour la première fois depuis des années, il a ouvert grand les fenêtres, aérant l'atmosphère, permettant à la lumière du soleil de profaner les lieux. Il s'attendait à l'agression des bruits de la rue, mais non. Pas de circulation, pas de bavardages des passants, pas de courant d'air sur sa peau. Rien qui ne lui soit perceptible. Il a refermé les fenêtres au bout de quelques instants, rassuré par l'opacité de ses rideaux en velours. Depuis, les minutes s'écoulent.
Il est plus de midi. Granger est en retard, ce qui ne lui était jamais arrivé en trois mois. Enfoncé dans son fauteuil capitonné, Drago se repasse en boucle les événements de la soirée. Il a beau avoir bu plus que son saoul hier soir, il se souvient parfaitement de son arrivée à l'hôpital. De Granger, de la Pensine, et de la discussion qui s'en est suivie. Il sait qu'il s'est montré dur avec elle, et il s'en veut. En y réfléchissant, il avait simplement passé une soirée de merde, et il avait un peu relâché la pression sur elle. Ça, et ses théories farfelues sur sa prétendue insensibilité...
— Je t'en foutrais, de l'insensibilité, murmure Drago pour lui-même. Si j'étais vraiment insensible, je ne m'inquiéterais pas pour toi.
Drago attend une heure. Puis deux. Sur le coup de quinze heures, il prend son manteau et transplane à Sainte-Mangouste.
— Je voudrais voir le Mage Granger, dit-il à l'agent d'accueil, un vieux sorcier dont les sourcils froncés ne laissent guère de doute : il l'a reconnu au premier coup d'œil.
— Et qu'est-ce que vous lui voulez ? crache l'homme en jetant un coup d'œil à l'armoire à glace chargée de la sécurité.
— Nous avions rendez-vous, répond posément Drago. Elle n'est pas venue.
— Elle n'est pas de service aujourd'hui, postillonne l'agent. Elle était de garde toute la nuit.
— Vous savez où je pourrais la joindre ?
— Même si je le savais, ce n'est pas à vous que je le dirais.
Drago recule. Il est habitué à ce genre d'attitude à son égard. Pourtant aujourd'hui, cela lui fait l'effet d'un coup de poing en plein visage :
— Je vois, dit-il malgré tout. Merci pour votre aide.
Il sent le regard du garde peser sur sa nuque. Il n'est pas le seul : toutes les personnes assises à l'accueil le dévisagent, et déjà la rumeur enfle. Drago se passe une main sur le visage :
— Vous pouvez m'indiquer les toilettes, s'il-vous-plaît ?
Le vieux sorcier renifle bruyamment :
— Si j'étais vous, je rentrerais chez moi pour y aller.
Drago ne s'avoue pas vaincu. Pas aujourd'hui. Il n'a pas obtenu de réponses, il ne sait toujours pas où est Granger, et il refuse de s'incliner devant ces abrutis :
— Très bien, je trouverai moi-même.
— Monsieur !
L'agent de sécurité le rattrape alors qu'il s'enfonce dans le dédale de couloirs :
— Monsieur, vous ne pouvez pas rester ici.
— Je vais juste aux toilettes, j'en ai pour une minute.
— Monsieur, je ne peux pas vous laisser vous promener seul dans les couloirs.
— Ah bon ? Vous accompagnez tous les visiteurs qui franchissent cette porte ?
— Monsieur Malefoy...
— Accompagnez-moi alors, s'il n'y a que ça pour vous rassurer.
— Je me dois d'insister.
L'agent lui empoigne le bras :
— Ne me touchez pas ! s'exclame Drago.
Le garde recule. L'atmosphère de l'entrée se fige. Drago soupire. Il sait qu'il suffit d'un faux pas, d'un seul, pour que la situation bascule. Comme la veille au bar. Comme à chaque instant de sa putain de vie depuis la bataille de Poudlard. Il est fatigué de se battre. Mais ce matin, il s'est réveillé avec de nouveaux remords plein la tête, des remords envers Granger. Ceux-là, il peut encore les réparer. Alors il compte bien le faire :
— Je ne partirai pas d'ici tant que je n'aurai pas eu de réponses décentes, déclare-t-il en regardant le garde droit dans les yeux. Vous n'avez pas le droit de m'interdire d'entrer. Je n'ai rien fait de mal.
— Vous avez eu votre réponse. Le Mage Granger ne travaille pas aujourd'hui. Revenez demain. Les toilettes sont au fond du couloir de droite. Ne trainez pas.
Drago recule à pas lents. Il sent que le garde ne le lâchera pas du regard jusqu'à ce qu'il arrive au croisement. Alors seulement, la pression énorme qui pesait sur lui se relâche. Il aperçoit la porte des toilettes, s'y engouffre quelques instants et ouvre les vannes : il respire à fond, le souffle saccadé, la sueur ruisselant dans son dos. Voilà pourquoi il garde toujours ses rideaux fermés sur l'extérieur. Voilà pourquoi il vaut mieux vivre dans le passé que dans le présent.
Rapidement cependant, il lui faut reprendre ses esprits. Le garde ne tardera pas à avoir des soupçons s'il reste trop longtemps enfermé là-dedans. Nul doute qu'il reste posté à l'autre bout du couloir, à compter les secondes. Drago n'aura pas d'autre chance. Alors il se glisse hors des toilettes et prend le chemin des ascenseurs. Une fois parvenu au quatrième étage, il ne lui est pas difficile de retrouver le bureau de Granger. Drago ne serait pas étonné qu'elle y travaille même en dehors de ses heures de garde... Voire même qu'elle s'y soit endormie.
Il frappe à la porte, guettant nerveusement le balai des infirmières qui se pressent derrière lui. Il frappe encore, mais n'obtient aucune réponse. De toute évidence, le vieux schnock à l'entrée n'a pas menti : Granger n'est pas à l'hôpital. Drago se résout à rejoindre l'accueil, quand un fracas phénoménal le fait sursauter juste à côté de lui. La porte voisine du bureau de Granger jaillit presque de ses gonds, révélant un homme en peignoir, les traits ahuris, les cheveux hirsutes, la bouche ouverte sur un cri informe. Il se met à courir dans tout le couloir, renversant les chariots des infirmières au passage, jusqu'à ce qu'une petite troupe de nurses ne se mettent en tête de le rattraper :
— Jonathan ! crient-elles en tentant de l'apaiser. Jonathan, il faut que vous vous calmiez maintenant ! Sinon, vous n'aurez pas de crème au caramel ce soir !
— Petrificus Totallus ! lance l'une des femmes.
L'homme s'écroule aussitôt au sol, aussi raide qu'une statue de marbre. Avec une stupéfaction qui confine au choc, Drago reconnaît Jonathan Granger.
— Qui a fait ça ?! s'exclame une voix.
Comme une tornade, Hermione émerge de la porte du service, le visage tordu de rage :
— Qui a jeté ce sort ? Répondez !
Les infirmières se confondent en excuses :
— Pardonnez-nous, Mage... Mais il était incontrôlable...
— Incontrôlable ? Je vous avais dit qu'il ne supportait pas les piqûres ! Vous devez toujours m'appeler avant de tenter ce genre de procédures ! Et son état ne justifie pas que vous le traitiez comme un animal, est-ce que c'est clair ?!
La jeune femme tremble de fureur. Des larmes brillent dans ses yeux écarquillés. Sa peau blême fait ressortir ses cernes, la couronne de cheveux secs et ternes qui entoure son visage. Elle paraît presque avoir sa place dans ce service, elle aussi, parmi les patients. Visiblement, c'est ce que se disent les infirmières sous ses ordres. Drago, lui, éprouve une horrible compassion. Le désespoir d'Hermione l'atteint comme s'il était le sien. Et la douleur de voir son père traité ainsi...
Jonathan Granger repose immobile à ses pieds. C'est presque comme s'il était mort. Son regard figé ne fixe rien. Drago s'agenouille lentement auprès de lui, et effleure ses cheveux. C'est étrange. Le lien qu'il ressent pour cet homme qu'il n'avait encore jamais rencontré avant aujourd'hui. Cet homme qu'il a vu grandir, apprendre, aimer, se marier, s'épanouir. Cet homme dont il connait la fille. Il a totalement disparu aujourd'hui... Voilà ce qu'il est advenu de Jonathan Granger. Et cela brise le cœur de Drago en deux. Pour la première fois, il obtient un bref aperçu de l'horreur qui baigne la vie d'Hermione depuis des années. Sa réalité entre en collision avec la sienne, et il en sera à jamais changé. Il ne peut plus fuir, désormais. Il est impliqué. Il s'est attaché à cet homme qu'il ne connait pas. Et, plus que jamais, il comprend la détresse d'Hermione, et la nécessité pour lui de l'aider...
— Malefoy ?
La voix de Granger trébuche sur son nom. Un épuisement total semble s'être abattu sur elle :
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
Drago lève les yeux. Toutes les infirmières de l'étage semblent prêtes à appeler la sécurité d'un moment à l'autre :
— Nous avions rendez-vous ce midi, articule-t-il lentement pour ne pas paraître menaçant. Tu n'es pas venue, alors j'ai cru... Que tu avais oublié, ou qu'il t'était arrivé quelque chose.
« Ou que tu m'en voulais encore pour hier soir... »
Cela, il n'ose pas le dire. Mais il se doute très bien que Granger a compris. Le regard de la jeune femme se perd dans le couloir, sur le chaos autour d'elle. Elle sort sa baguette et, d'un petit geste sec, remet tout en ordre avec l'adresse qui lui est propre :
— Allez-vous-en, ordonne-t-elle alors aux infirmières.
— Nous sommes vraiment désolées, Mage...
— Je vais m'en occuper maintenant. Merci.
— Est-ce que... vous voulez que l'on appelle quelqu'un ?
Granger les dévisage l'espace d'une seconde absurde :
— Qui donc voudriez-vous appeler ?
A nouveau, les regards se tournent vers Drago. Granger ne cache pas son dégoût :
— Allez-vous-en, c'est tout.
Elle dirige alors sa baguette vers son père et le fait léviter en douceur :
— Tu peux m'attendre dans mon bureau, dit-elle à Drago sans lui accorder un regard, tout en déverrouillant la porte à distance. Je n'en ai pas pour longtemps.
Et, avec une infinie douceur, elle entraîne devant elle le corps immobile de son père à l'intérieur du service.
Drago reste sans bouger, planté au milieu du couloir, devant la porte du bureau de Granger. Il se sent stupide. Il se sent étranger. La sensation d'avoir assisté à quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir, une blessure secrète et intime, dans laquelle il s'est introduit malgré lui. Il a honte. C'est pourquoi, il se sent incapable d'affronter le regard de Granger en faisant comme si rien ne s'était passé. Incapable d'attendre comme un imbécile devant son bureau, jusqu'à ce que tous les squelettes soient retournés dans le placard, tous les fantômes sous le tapis. Drago franchit la porte du service de Granger.
A l'intérieur, c'est une succession de petites chambres aux murs blancs, que l'on a tenté d'égayer avec quelques peintures mouvantes. Drago entend la voix de Granger non loin. Il la trouve dans l'une des petites cellules, plus chaleureuse que les autres. Il y a des étagères accrochées aux murs, ici. Des livres, des bibelots, quelques photos immobiles qui représentent toutes des paysages. Une multitude de poissons colorés tournent en rond dans un aquarium peuplé de ruines submergées. Une boîte à musique égrène sa mélodie douce sur la table de chevet.
Il y a deux lits. Le premier recueille le corps pétrifié de Jonathan Granger. Sur le second, son épouse, Edith, regarde le mur en face d'elle sans prêter attention à ce qui se passe.
— Je suis désolée qu'elles t'aient fait ça, Papa, murmure Granger. Je vais te libérer tout de suite, c'est promis. D'abord, on prend un peu d'eau sucrée, d'accord ?
Entre les lèvres, elle lui glisse une sorte de petit coton-tige imbibé d'eau, jusqu'à ce que la terreur dans les yeux de son père s'atténue. Elle a sans doute mélangé l'eau avec un calmant.
— Voilà. Ça fait du bien, non ? Allez, je te libère maintenant.
Elle passe doucement sa baguette au-dessus de ses membres durcis :
— Finite Incantatem.
Aussitôt, Mr. Granger se détend. Ses iris accrochent ceux de sa fille avec insistance, tel un enfant perdu cherchant ses repères.
Drago frappe pour marquer sa présence :
— Granger, dit-il en se raclant la gorge. Je suis désolé, je ne voulais pas te déranger, mais... Tu as besoin d'aide ?
La jeune femme frémit, se retourne :
— Je t'avais demandé d'attendre ! s'écrie-t-elle.
— Je sais.
Drago sait qu'ils se tiennent au bord d'un précipice. Il vient sans aucun doute de violer le domaine le plus sacré de son existence. Elle ne veut probablement pas de lui ici. Pourtant, il désire l'aider. Lui faire comprendre qu'il ne la laissera plus tomber. Qu'elle n'est plus seule dans ce cauchemar :
— Je ne pouvais pas te laisser toute seule, dit-il simplement en transposant ses pensées.
Il parcourt la chambre des yeux, s'attardant sur la silhouette maigre d'Edith qui se balance d'avant en arrière. Granger suit son regard :
— Tu t'es montré très clair hier soir, répond-elle, acerbe. Tu ne crois pas en ce que nous faisons. Alors excuse-moi si j'ai manqué notre rendez-vous.
Drago soupire :
— Justement, j'ai repensé à ce que je t'ai dit hier soir... Je regrette. C'était injuste de ma part d'être si dur avec toi.
— Tu n'as pas été dur, tu as été franc. Crois-moi, je comprends. Tu n'es pas le premier à venir à bout de ta patience au sujet de mes parents... Tous les jours, je vois comment mes infirmières me regardent. Mais elles ne peuvent rien dire, parce que je suis Hermione Granger...
Granger rit. Il y a de l'amertume dans ce rire :
— Alors ne t'en fais pas, tu n'as pas à rajouter ce poids sur ta conscience. Je sais très bien que toute cette histoire a l'air folle. Je ne te demande pas d'y croire, seulement de faire ce pour quoi je te paye. Tant pis si tu approuves ou non.
Drago a l'impression qu'elle vient de le frapper. En quelques mots, Granger vient de le jeter à l'écart de son existence. De le réduire à un simple prestataire faisant son travail sans conviction. Tout ce qu'il ne voulait pas :
— Granger, je regrette..., supplie-t-il. J'ai eu tort de désespérer. Je veux t'aider, sincèrement. Je ne sais pas si c'est possible, et je refuse de te faire de fausses promesses, mais... On va essayer. Toi et moi, on va essayer, jusqu'à ce que ça donne quelque chose. Jusqu'à ce qu'on puisse dire, au moins, que nous avons tout tenté.
Granger laisse échapper quelques larmes, qu'elle essuie aussitôt :
— Pourquoi ? demande-t-elle en haussant les épaules. Qu'est-ce qui a bien pu te faire changer d'avis aussi soudainement ?
— Je n'ai pas changé d'avis, j'ai juste arrêté d'être con.
Drago regagne le couloir :
— Je suis désolé si je me suis introduit dans ta vie privée, dit-il tandis que la jeune femme baisse les yeux. Mais tu n'as pas à avoir honte, tu sais. Tu n'as rien à me cacher à propos de tes parents. Au contraire, plus j'en apprendrai sur eux, mieux cela vaudra. Alors, je vais retourner t'attendre dans ton bureau maintenant... Viens quand tu seras prête.
Il fait mine de sortir, mais Granger le retient :
— Attends ! Reviens.
Surpris, Drago hésite.
— Tu as raison, reprend Granger. Tu ne peux pas réussir ton travail si tu ne connais pas les patients. Reste.
Drago reste. Granger lui propose une chaise pour qu'il s'assoie auprès de Jonathan. Alors, il la regarde s'activer sans rien dire, prélevant un peu du sang de son père tandis que celui-ci semble presque endormi.
— On les avait installés dans des chambres séparées, au début, explique Granger sans croiser son regard. Ils étaient plus faciles à gérer de cette manière. Leur présence respective semblait les perturber. Mais au bout de quelques mois, j'ai insisté pour qu'on les mette ensemble. Je pensais que cela pourrait leur faire du bien de renouer un lien. D'avoir une personne familière dans leur vie, au jour le jour. Que cela faciliterait le retour ou la création de souvenirs, peut-être... Ils s'y sont faits maintenant. Ils sont plus calmes.
— Et est-ce qu'ils interagissent ensemble ?
Granger soupire. Derrière elle, sa mère se recroqueville sur elle-même, la tête entre ses bras repliés, les genoux relevés. Un filet de bave s'écoule de sa bouche entrouverte.
— Ils ne peuvent pas, répond-elle lentement. J'ai l'impression que le sortilège a effacé toute trace de souvenirs de leur mémoire. Y compris la parole, le langage... Même s'ils voulaient dire quelque chose, ils n'ont plus les mots pour le faire. Ni même la capacité d'y penser, pour ce que j'en sais...
Drago reste muet. Que répondre à une telle horreur ? Tandis qu'il contemple la mère de Granger reprendre son éternel balancement, il n'ose imaginer le vide qui règne dans son esprit. Que peut-elle ressentir à cet instant ? Est-elle encore capable de ressentir quelque chose ? Est-elle heureuse, insouciante, dans l'incapacité totale de s'inquiéter de quoi que ce soit ? Ou erre-t-elle au contraire dans des ténèbres sans fin, perdue, avec personne pour lui expliquer qui elle est, où elle est, hors d'atteinte et terrifiée ?
Toutes ces questions, nul doute que Granger se les est déjà posées. Avec cette insupportable incertitude.
— Il semble qu'ils soient incapables d'intégrer de nouveaux souvenirs, poursuit Granger. C'est comme s'ils ne pouvaient pas les fixer...
Drago fronce les sourcils :
— Qu'est-ce qui te fait penser que notre thérapie marchera du coup ? A quoi est-ce que cela servira de leur implanter de nouveaux souvenirs, s'ils les oublient aussitôt ?
— Je crois qu'ils n'arrivent pas à créer de nouveaux souvenirs parce qu'ils n'ont plus aucune fondation dans leur mémoire. Plus aucun repère. Par conséquent, rien n'a de sens pour eux. Imagine : qu'est-ce que tu ressentirais, toi, si ton corps te transmettait un milliard d'informations par seconde, sur lesquelles tu ne pourrais même pas poser de mots ? Si tu avais tout oublié, absolument tout : chaque son, chaque objet, chaque couleur... Comment bâtir des souvenirs sur un néant pareil ? Mais si nous leur implantons une grande quantité de souvenirs en masse, d'un seul coup... Si nous leur réimplantons les bases du langage, de la compréhension du monde qui les entoure... Alors, peut-être qu'ils auront à nouveau des fondations assez solides pour commencer à rebâtir quelque chose par-dessus. Est-ce que tu me comprends ?
Drago comprend. Mais plus que jamais, l'ampleur de la tâche, et la responsabilité qui pèse sur leurs épaules, lui semblent immenses.
— Tu es sûre que ça marchera ? demande-t-il, incertain.
Granger éclate de rire :
— Si j'avais des certitudes, ce serait trop facile... Mais je dois essayer. C'est la seule solution que j'ai trouvée pour expliquer leur absence de nouveaux souvenirs. Le sortilège a fait son œuvre : il a tout effacé, il n'est plus actif. Cela signifie que nous devrions pouvoir reconstruire, désormais...
— Tu as réfléchi aux conséquences que cela pourrait avoir sur leur psyché ?
— Comment ça ?
— Eh bien... Modifier un souvenir, aussi minime soit-il, ça a toujours des conséquences. Confusions, réajustement de la mémoire, perte de la notion du temps... Là, on ne parle pas de modifier un souvenir, mais d'en implanter de nouveaux. Une énorme quantité de nouveaux. Je t'avoue que je n'ai jamais fait ça de toute ma vie. Quelles conséquences est-ce que cela aura sur eux, de remplir leur vide avec une gigantesque masse d'informations d'un seul coup ?
A l'air trouble qui se peint sur le visage de Granger, Drago se rend compte qu'elle n'avait pas réfléchi à cette éventualité :
— Je ne sais pas, articule-t-elle. Je n'avais pas prévu de tout implanter d'un coup, de toute façon... Nous devrons nous y prendre petit à petit... Leur faire suivre un genre de progression. Nous assurer qu'ils intègrent bien les premiers souvenirs avant de continuer avec les suivants. Leur permettre d'avoir un genre de recul...
— Un recul de quelques jours n'équivaudra jamais au recul de plusieurs années, objecte Drago. Et lorsque tu leur auras implanté les souvenirs de leur petite enfance, que se passera-t-il ? Tu les laisseras se prendre pour des enfants de quatre ans dans des corps d'adultes ?
— Je ne sais pas, écoute, je... Ce sont des problématiques que je n'ai pas encore réglées pour l'instant. Je ne sais pas ce qui va se passer, je suis...
Granger enfouit son visage entre ses mains. Elle semble exténuée. Hésitant, Drago finit par lui poser une main sur l'épaule :
— Je suis désolé, dit-il. Je ne peux pas m'en empêcher, j'y suis encore allé fort avec toi.
Elle fait non de la tête :
— Tu l'as dit toi-même, c'est toi le spécialiste des souvenirs, dit-elle en se forçant à se redresser. Tu as raison de te poser toutes ces questions. Nous allons y réfléchir. Viens, allons dans mon bureau, je... Je déteste parler d'eux comme s'ils n'étaient pas là.
Drago jette un dernier regard à Jonathan et Edith Granger. La vision qu'ils lui évoquent est celle de patients atteints de la maladie d'Alzheimer. Une déficience Moldue affreuse et vorace, ne laissant derrière elle que des enveloppes vides. Est-il vraiment possible de les sauver... ?
Granger le pousse vers la sortie de la chambre :
— Non, Granger, écoute..., proteste Drago en lui saisissant les mains. Tu es crevée. Je ne suis pas médecin, et pourtant même moi je peux le voir. Nous n'arriverons à rien de plus aujourd'hui.
— Mais je...
— Rentre chez toi. Bois une tisane, mange quelque chose de chaud, et va te coucher.
— Mais nous avions rendez-vous !
— Tu es ma cliente exclusive, tu te souviens ? Tu m'as donné suffisamment de travail pour toute une vie. Je vais tranquillement retourner bosser, et on se verra demain.
Devant sa réticence, Drago insiste :
— Ils ne t'en voudront pas d'avoir pris un peu de temps pour toi, Granger. Ils voudraient que tu prennes soin de toi, tu ne crois pas ? Va dormir. Ils seront toujours là à ton réveil, et moi aussi.
Granger finit par rendre les armes :
— J'ai une chambre juste à côté de la leur, confie-t-elle. Je vis pratiquement ici en fait, tu sais...
— Pourquoi est-ce que ça ne m'étonne pas ? sourit Drago.
Il réalise brusquement qu'il lui a pris les mains. Leur contact ne l'avait pas frappé jusqu'à présent. Hier encore, il n'aurait jamais osé toucher Granger, encore moins lui prendre les mains... Elles sont petites et fragiles entre les siennes. Il les sent à peine. Mais il perçoit l'importance de son geste.
— Merci, répond Granger avec sincérité, les yeux brillants de nouvelles larmes. Merci d'être revenu m'aider, Malefoy... Si seulement tu voulais bien appliquer tes propres conseils à toi-même.
Elle esquisse un sourire elle aussi :
— Rentre chez toi. Bois une tisane, mange quelque chose de chaud. Prends soin de toi. Et laisse-moi t'aider, si tu en as besoin...
Drago acquiesce. C'est de bonne guerre. Il laisse Granger dire au revoir à ses parents d'un baiser sur le front, combattant la déchirure que cela provoque en lui. Puis il retourne à l’entrée de l’hôpital. Le garde en faction l'interpelle :
— Où est-ce que vous étiez passé ?! Je vous ai cherché !
— J'ai trouvé mon rendez-vous, finalement, lui répond sobrement Drago. Merci encore pour votre aide !
Il ne cherche pas davantage les ennuis ce soir. De retour dans l'atmosphère obscure de son arrière-boutique, il se retrouve seul, des souvenirs horribles plein la tête, à la fois désireux d'aider et terriblement impuissant. Il ne sait quoi penser de ce qu'il a vécu aujourd'hui. Tout se mélange dans son esprit. Au final, il en est réduit à appliquer les paroles de Granger : une bouilloire et quelques courses plus tard, il tient une tasse de thé fumante dans une main, une assiette de soupe dans l'autre. Il n'a pas spécialement faim. Le liquide a une saveur fade dans sa bouche. Lentement, insidieusement, à mesure que son assiette se vide sur un goût qui ne vient toujours pas, Drago se sent pris de panique. Il ne peut plus le réfuter à présent. Le doute s'est implanté en lui, il est là.
Drago tend la main vers le sachet qu'il a rapporté des courses. Un petit plaisir simple, comme il ne s'en accorde plus depuis des années. Une barquette de framboises. Il en saisit une, et il la contemple longtemps sous la lumière des bougies.
La framboise est grosse et juteuse. D'une belle couleur rosée. Elle a grandi avec beaucoup de soleil, de pluie et d'amour, autant de promesses de qualité. Pourtant, avant de la manger, Drago a peur. Et il se sent stupide d'avoir peur. Ce n'est qu'une framboise. Il a toujours adoré les framboises, depuis qu'il était enfant. Il n'en a plus mangé depuis la fin de la guerre. Mais sûrement, il n'a pas pu oublier le goût des framboises... Pas vrai ?
Drago porte le fruit à ses lèvres et ferme les yeux. Il se concentre pour ressentir la texture, la douceur, mais surtout le goût. Les secondes s'écoulent. Un vide se creuse dans sa poitrine. Un vide ardent, hérissé de piques. La nourriture devient cendres dans sa bouche. Elle n'a pas de goût. Ou plutôt, si. Elle a le même goût que la soupe. Le même goût que le thé. La même saveur fade et fanée qui recouvre l'ensemble de son monde depuis des mois, des années peut-être, sans même qu'il ne s'en soit rendu compte...
Drago rouvre les yeux, en proie à une terreur viscérale. Il engloutit le reste des framboises en suppliant presque pour qu'elles retrouvent leur saveur, mais il n'en est rien. Granger avait raison, finalement. Il ne sent plus rien.
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