Préface

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Nous sommes le quatorzième jour du septième mois de l’an 3501 lorsque j’écris ces lignes. Ou bien l’an 501 selon le calendrier humain. Ces deux phrases, je pense, décrivent parfaitement la complexité de notre monde. Il existe aujourd’hui une fracture de plus en plus profonde entre ce qui est communément appelé le « Monde mortel » et le « Monde magique », à tel point qu’ils sembleraient presque comme deux univers parallèles complètement distincts l’un de l’autre. Pourtant ils coexistent bien dans une seule et même réalité. Comment, quand, et surtout pourquoi cette division a pu se produire ? Je suis certain, chers lecteurs, que vous avez au moins entendu une explication à ce sujet. Si je vous parle de la Genèse, du Premier Meurtre, de l’Aube Ecarlate, de la Triarchie des Seigneurs Primordiaux… Ces évènements résonnent probablement dans votre esprit. Vous en percevez surement les grandes lignes, sans jamais avoir songé à étoffer votre savoir. Vous assumez peut-être que le monde, tel que vous le connaissez, a toujours été ainsi. Peut-être que vous êtes un visionnaire qui refuse de regarder le passé et préfère se tourner vers l’avenir…

En cela, vous auriez tort, selon mon point de vue. Le futur, comme le présent, reposent sur le passé : on ne peut construire son avenir sans prendre en compte les leçons de l’Histoire qui nous a précédés, sous peine d’en répéter les erreurs.

Mon nom est Septimus Savanti. Je suis née en l’an 2001, au début de l’Âge d’Argent. La terrible guerre de l’Aube Ecarlate entre les trois factions immortelles venait de prendre fin, et la triarchie des Seigneurs Primordiaux, appelés à devenir les maitres incontestés de ce nouvel ordre, venait à peine de débuter. Le monde, humain comme magique, avait été complètement ravagés par ce conflit. Pas une seule race, pas une seule terre, n’avaient été épargnées. Tout était à reconstruire, et la paix demeurait fragile entre les races immortelles, après mille ans de violences inouïes qui avaient laissé à jamais leurs traces dans les cœurs des gens et sur la terre qui en avait été à la fois témoin et victime.

C’est dans cette période charnière que je naquis, fruit d’une « outrageuse » union entre deux immortels : ma mère Mélaena, était un ange, et mon père, Valerius, un noble démon. Ils avaient combattu pour leurs peuples respectifs dans l’Aube Ecarlate, et avaient été témoins de l’immense bain de sang inutile qui en avaient résulté. C’est à la fin de la guerre qu’ils s’étaient rencontrés, et que leurs valeurs communes les avaient rapprochés, au-delà de la haine ancestrale que leurs peuples leur avaient imposée. La paix enfin advenue, mes parents pensaient enfin pouvoir jouir d’un bonheur bien mérité. Malheureusement, ils se trompaient. Leur amour leur avait déjà attiré la colère de leurs familles et de leurs compatriotes, les forçant à quitter leur monde pour s’installer parmi les humains. Pourtant, malgré le rejet de leurs peuples, mes parents étaient heureux de pouvoir vivre leur amour au grand jour, et pendant quelque temps, ce bonheur fut parfait. Ma mère m’expliqua bien plus tard que ma venue au monde fut pour eux le point culminant de cet âge d’or qu’ils s’étaient construit ensemble. Hélas, il signa également la fin de leur bonheur.

Pour les anges et les démons, c’était une chose que mes parents osent s’aimer au grand jour. C’en était une autre d’engendrer un hybride comme moi, une véritable « erreur de la nature » que certains n’ont pas hésité à tenter de corriger. Le frère de mon père était un démon ambitieux : fils cadet d’un baron des Enfers, mort lors de l’Aube Ecarlate, il avait tout de même hérité des titres et des terres familiales quand mon père y avait renoncé par amour pour ma mère. Néanmoins l’union de mes parents et surtout ma naissance jetait le discrédit sur sa famille et sa baronnie. A cause d’un préjugé vieux comme le monde qui veut qu’un fruit « pourri » contamine tout le tonneau, nombre de ses pairs et sujets se sont mis à le mépriser. Sa légitimité et son autorité ainsi mises à mal, mon oncle, craignant de perdre sa position, décida d’élaguer lui-même l’arbre familial en supprimant les branches pourries qui menaçaient de l’infecter : mes parents et moi-même. Avec une poignée de démons faisant partie de sa propre milice, il attaqua notre foyer. Mon père périt sous leurs coups, mais il laissa le temps à ma mère de s’enfuir en m’emportant, encore enfant, hors de toute atteinte. Terrifiée, elle chercha refuge à l’Eden et supplia sa famille de l’aider. Mais les anges de son clan refusèrent de m’accueillir parmi eux, par crainte d’être mal perçus par la société angélique. Pour prétendre revenir, ma mère devait faire pénitence pour avoir aimé un démon et abandonner son fils hybride. En entendant ces paroles, ma chère mère quitta sa famille et l’Eden, sa terre natale, pour ne plus jamais y revenir.

Cet évènement la marqua jusqu’à la fin de sa vie : elle demeura craintive, méfiante, haïssant copieusement jusqu’à son propre peuple pour le mépris qu’il nous avait infligé. A partir de ce jour, je ne l’ai plus jamais vu sourire.

Je grandis ainsi dans une clandestinité quasi-totale, loin de toute civilisation, humaine ou immortelle. Occasionnellement ma mère se rendait parmi les humains afin d’acheter ce qu’elle ne pouvait produire seule, ou entretenait de rares contacts avec des exorcistes de passage pour se tenir au courant des nouvelles du monde magique. Elle ne voulait pas être prise au dépourvue une seconde fois si jamais mon oncle ou d’autres membres de ma famille décideraient de « laver » une bonne fois pour toute leur honneur outragé par ma naissance. Adolescent, j’entrai dans une période de confrontation avec ma mère. Je voulais voir le monde, me faire des amis… Et surtout épancher la dévorante soif d’apprendre qui me tenaillait déjà à l’époque. Mais ma mère m’interdisait de quitter la sécurité de notre foyer isolé, mesure qui, à l’époque, me semblait digne des pires tyrans de l’histoire. Je ne parvenais pas, hélas, à comprendre qu’elle tentait de me protéger de ce monde qui ne voulait pas de moi.

J’atteignis alors l’âge adulte, et malgré les mises en garde de ma mère, je décidai de partir à l’aventure. J’explorais le monde humain avec les yeux d’un jeune homme optimiste et plein d’espoir. Mon voyage fut rempli de découvertes, de rencontres et de surprises, une expérience riche qui me motiva à parcourir toutes les terres et royaumes que ce monde avait à offrir. Mais ce fut mon premier contact avec mes semblables immortels qui me fit comprendre pourquoi ma mère avait tant tenu à me garder à l’écart. Je me trouvais alors en Egypte, dans la vaste capitale de l’un des plus impressionnants empires de cette civilisation à l’époque, pour y étudier l’impact du règne du Phénix (mais nous aurons l’occasion, très chers lecteurs, de revenir sur ce passage plus tard).

Je croisai par hasard lors de mes visites un groupe de démons issu d’une communauté immortelle installée parmi les humains, qui avaient, semble-t-il, décidé de goûter aux plaisirs d’une taverne locale. Remarquant dans l’instant mon sang démon, ils m’invitèrent à me joindre à eux. Malgré mes différents avec ma mère, j’avais toujours appliqué inconsciemment sa règle cardinale de me tenir à l’écart des autres immortels. Mais cette fois, l’envie d’en savoir plus sur la civilisation où je mettais les pieds l’emporta sur mes réticences. Du reste ce groupe, qui semblait composé de jeunes immortels de mon âge, me paraissait singulièrement amical. Le courant passa très vite : ils avaient beaucoup à dire sur le Phénix et les récits de mes voyages dans des contrées lointaines les faisaient rêver. Nous avons sympathisé, et j’en venais presque à croire que les craintes de ma mère étaient infondées, ou que les mœurs qui nous avait ostracisés à l’époque avaient évolué depuis… quand je commis l’erreur de mentionner mes origines hybrides.

L’expression de mes nouveaux camarades me fit très vite comprendre que je n’aurais pas dû. L’un d’entre eux cracha par terre avec mépris. Sentant que la situation devenait dangereuse, je me levai de table avec l’intention de quitter rapidement la taverne, quand les deux démons près de moi me retinrent fermement. Aussitôt, je me retrouvai au sol, roué de coups et d’insultes. Désespéré, je m’apprêtais à utiliser ma magie pour riposter, conscient que mes agresseurs avaient pour eux le nombre et la force, quand une aide providentielle me tira de ce mauvais pas. J’aurai l’occasion, très chers lecteurs, de revenir sur cet épisode en détails plus tard. Toujours est-il que sorti d’affaire, mes convictions un peu ébranlées, j’éprouvais l’envie de revoir ma mère afin de faire la paix avec elle. Je quittai l’Egypte à la hâte pour rentrer dans mon foyer, où une nouvelle épreuve m’attendait.

J’y trouvai ma mère affaiblie, atteinte de la gangrécite, l’un des fléaux d’origine magique tristement célèbres issus de l’Aube Ecarlate et qui, aujourd’hui encore, emporte sans distinction mortels et immortels. J’appris plus tard qu’elle l’avait attrapé en essayant d’obtenir des nouvelles me concernant auprès d’une colonie d’exorcistes où le virus sévissait. Je fis quérir les meilleurs guérisseurs, mais parmi eux un seul accepta d’aider l’hybride que j’étais. Il ne lui fallut pas longtemps pour m’annoncer ce que, en mon for intérieur, je savais déjà : la malédiction était trop avancée pour que ma mère puisse être sauvée, même si la joie de me revoir sain et sauf lui avait rendu quelques forces. Désespéré et rongé par la culpabilité, je fis alors tout ce qui était en mon pouvoir pour soulager sa douleur. J’étais à son chevet jour et nuit, ignorant tous les risques de contagion qui pesaient sur moi. Quelquefois, je lui parlais de mes voyages, de ce que j’avais découvert… D’autres fois je m’excusais de l’avoir autant blessée en retenant mes larmes de mon mieux. Ma mère m’écoutait en silence, ne répondant que très brièvement, chaque parole semblant la vider un peu plus de ses forces.

Un beau jour, cependant, elle sembla retrouver suffisament d’énergie pour soutenir une vraie conversation. Ses premiers mots, prononcés d’une voix aussi forte que dans mes souvenirs, furent pour me dire à quel point elle était fière de l’homme que j’étais devenu. Elle ajouta que j’avais eu raison de partir à l’aventure, parce que j’étais destiné à briller dans le monde, pas à rester à l’écart. Alors que j’étais trop stupéfait pour répondre, elle enchaina en m’enjoignant de ne jamais perdre cette soif de connaissances qui était la mienne, et d’offrir ce savoir aux autres. De chasser leur ignorance par le savoir que j’avais acquis, pour que la haine qui avait gangréné sa vie et la mienne disparaisse.

« Instruit le monde », me dit-elle. « Et peut-être parviendras-tu à le rendre un peu plus tolérant ! ».

Telles furent ses dernières paroles. Peu après, elle rendit l’âme.

Je me suis toujours demandé comment je n’avais pas à mon tour attrapé la grangrécite en ayant passé autant de temps au chevet de ma mère. Ce virus n’est en effet pas connu pour épargner ceux qui le côtoient. Bien que cette explication tient plus du sentimentalisme que du rationalisme, j’aime à croire que c’est l’amour de ma mère qui m’a protégé comme elle l’a fait toute sa vie.

J’ai fait brûler le corps de ma mère selon les rites immortels, afin que son âme se libère dans l’Ether, en priant pour que sa prochaine vie soit plus douce. Puis j’ai pris dans ma besace tous les grimoires que je possédais, et j’ai quitté notre maison familiale pour ne plus jamais y revenir. Ma mère m’avait confié une mission qui résonnait en moi et que j’avais bien l’intention d’accomplir, sans me laisser freiner par ma condition d’hybride. Mais j’étais encore trop jeune et bien ignorant des réalités de ce monde pour enseigner ses différentes facettes aux autres. Alors, je me suis en route pour le plus grand apprentissage de ma vie.

J’ai parcouru le monde de long en large. Il serait bien imprudent de ma part de prétendre que j’en ai foulé chaque pierre ou que j’en ai étudié chaque feuille, mais je peux affirmer sans arrogance que j’en ai vu plus que beaucoup de mes compatriotes immortels. J’ai traversé chaque continent que ce monde nous offre, étudié leur faune, leur flore, les histoires et les merveilles qu’ils recelaient… J’ai visité les plus grandes civilisations de l’humanité ; je les ai vues s’élever à l’ombre des races immortelles, atteindre leur apogée puis sombrer dans la décadence avant d’être remplacées par d’autres empires, plus jeunes et performants. Je sais qu’ils s’effondreront à leur tour, déchiquetés par les nouvelles puissances qui surgissent lorsque les anciennes déclinent. Et le moment venu, je serai là pour en témoigner.

J’ai aussi visité les nations du monde magique dont j’étais si longtemps resté à l’écart. J’ai pu admirer les splendeurs de l’Eden, royaume sacré des anges perché dans les cieux, et d’Asdoréa sa magnifique capitale d’or, d’ivoire et de cristal. J’ai parcouru toutes les régions des Enfers, vivant même quelque temps à Salazar, la rugueuse capitale démoniaque, avant de m’envoler pour Trystania, le royaume des anges déchus, et de découvrir Deltaros, le cœur de cette contrée bâtie par la force et le courage de ce peuple exilé. Je ne me suis bien sûr pas contenté de côtoyer mes semblables immortels et les humains. J’ai visité les contrées nordiques peuplées des puissants nirgaëns, et les archipels du sud, terrains de chasse des redoutables lamias, avant de m’enfoncer dans les profondeurs du Royaume Submergé. J’ai côtoyé des cyclopes, des nagas, des minotaures, des vampires, des tritons, des naïades et des sirènes de l’ancienne Atlantide. J’ai étudié le culte des sorcières, parcouru les écrits des plus grands génies de l’Histoire, et j’ai même rencontré certains des derniers représentants de la race des dragons et des titans.

Au cours de mes voyages, je me suis rendu compte à quel point l’Histoire est précieuse… Et combien elle a été sujette à des réécritures pour mieux convenir au goût de ceux qui la racontent. C’est pourquoi j’ai cherché à la retranscrire dans sa forme la plus pure, sans travestissement ou détournement. J’ai étudié chaque témoignage, chaque grimoire… J’ai mené des recherches au quatre coins du globe… J’ai cherché tout, absolument tout ce qui pouvait me permettre de retracer la vérité, en extirpant le vrai du faux.

Et à présent, j’estime en avoir appris suffisament pour tracer les premières lignes de cette Chronique de l’Histoire Inachevée afin de vous offrir ce qui, selon moi, constitue l’Histoire brute telle qu’elle a été, et non telle qu’on veut vous la raconter. Toutefois chers lecteurs, il m’apparait important de vous mettre en garde : tout immortel que je sois, je ne peux prétendre détenir la connaissance absolue. Seul Dieu, peut-être, peut s’en targuer. Mais cela non plus, je ne serai pas prêt à l’affirmer.

Ce que j’écris ici, je le tiens pour vrai, au vu de mes recherches et de mon intuition personnelle. Cependant il est possible que je me trompe bien malgré moi : nombre de mes compatriotes se plaisent à dire avec hauteur que l’erreur est humaine, je pense plutôt pour ma part que l’erreur est immortelle. Car l’Histoire en est, hélas, bien trop remplie. C’est pourquoi je vous invite, chers lecteurs, à ne jamais considérer comme acquis ce que vous savez, ni ce que vous lirez ici. N’hésitez pas à faire vos propres recherches et à me prouver que j’ai eu tort, car c’est ainsi que le savoir progresse : en étant sans cesse étudié et cultivé avant d’être transmis à la génération suivante.

A l’heure où j’écris ces premiers mots, je suis bien conscient que la tâche qui m’incombe est impossible. Je vais essayer de vous raconter l’Histoire d’avant le Commencement jusqu’à nos jours et ceux à venir, et ainsi de suite pour l’éternité ou jusqu’à ce que la mort me réclame et qu’un autre prenne ma plume pour poursuivre mon travail. C’est pourquoi j’ai décidé d’appeler mon œuvre la Chronique de l’Histoire Inachevée, car l’Histoire, celle de l’univers qui nous entoure, n’a pas de début et n’aura pas plus de fin. En conséquence, mon œuvre non plus…

Alors je vous invite, chers lecteurs, à monter avec moi à bord de ce vaisseau qu’est notre Histoire… Je vous invite à embarquer pour une épopée à travers le passé, le présent et notre futur à venir. C’est un voyage que vous quitterez, comme tout être vivant de ce monde, en cours de route : vous n’en connaitrez ni le commencement, ni le dénouement, uniquement le bout de chemin que vous aurez parcouru à son bord.

Mais cela ne veut pas dire qu’il ne vaut la peine d’être vécu…

Septimus Savanti

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