Le Vaisseau de Fer

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Introduction:

Le Rire Du Dragon

Je suis dans le château des Montdragon, et j'observe deux joueurs d'échecs. L'un d'eux est un jeune semi-elfe vêtu de soie argent et azur, comme il sied à un aristocrate de sa condition : il s'agit de Vendarion d'Orépée, Héraut officiel des Montdragon, et probablement bâtard d'une fille de la famille. Son adversaire est un homme d'une quarantaine d'années, portant une armure de mailles surmontée d'un tabard, argent-azur également. Le comte de Montdragon lui même.

Captivés par leur partie, aucun des deux ne me remarque. Et même s'ils cherchaient à me voir, ils en seraient incapables, car seul mon esprit est présent. Mon corps est profondément endormi dans un repaire qui leur est inaccessible.

Je n'ai jamais compris pourquoi les humains pouvaient consacrer autant de temps à des jeux aussi puérils alors que leur temps de vie est si court. Quoi qu'il en soit, le semi-elfe remporte la partie. Son adversaire l'accuse en riant d'être "inspiré par un démon" ce qui plonge le vainqueur dans une certaine perplexité... Je ferais mieux de partir, il a peut-être senti ma présence.

Comme dans un rêve, je vole maintenant au dessus du château. A cette distance, il ressemble à une pièce d'échec. Le Continent serait-il un vaste jeu d'échec où les puissants se livrent bataille, manipulant à leur guise les soldats, les chevaliers, et même les rois ?

Un vaste jeu où je livre bataille à des adversaires aussi puissants que moi ?

Bien que séduisante, cette vision ne correspond pas à la réalité.

Ce continent est un jeu de go ; un jeu où les pièces encerclées changent de camp... mais un jeu ou la couleur des pièces n'a aucune importance, parce que chaque adversaire peut manipuler les pièces de n'importe quelle couleur pour parvenir à ses fins. Les pièces ont de nombreuses couleurs, mais il n'y a que deux camps: les dragons et les serpents. Moi et mon adversaire... et l'allégeance de nos pièces respectives est tellement versatile qu'il y a des jours où nous avons du mal à déterminer qui est en train de gagner ou de perdre.

Je dois attendre la nuit pour revenir chez les Montdragon. Il faut que j'entre dans l'esprit de ce hérault et que je le force à écrire, car ses récits susciteront des vocations chez les héros dont j'aurai encore besoin dans un siècle ou deux.

La partie est loin d'être terminée.

J'entre dans la chambre du hérault. Il y règne un joyeux désordre. Quelques instruments de musique sont disséminés dans la pièce, un livre ouvert traine sur la table. Je regarde le titre, il s'agit des "prophéties de Svavar". Il l'a sans doute feuilleté pour amuser sa jeune maîtresse en mimant les bégaiements du plus célèbre Godi des colonies nordiques. Ce passe temps a précédé de peu une soirée qui a été encore plus épuisante que la journée. Dans le fond, ça m'arrange... son esprit sera plus facile à influencer.

Je me souviens tout à coup que dans une de ses prophéties, Svavar fait allusion au dernier piège du Gnome à Moustache.

Le Gnome à Moustache a été un pion du serpent. Un pion tellement important que sa simple évocation remplit encore de terreur les descendants de ses victimes, presque un siècle après sa mort. Heureusement, tout cela s'est produit dans un autre monde.

Mais une idée terrifiante me vient à l'esprit: que se passerait-il si un nouveau Gnome à moustache faisait son apparition dans mon univers ? Il n'y a pas que Svavar qui y fait allusion. Le Gnome à Moustache lui-même a écrit un livre de référence qui ferait passer Machiavel pour un aimable plaisantin.

Le hérault possède une copie de ce livre, il l'a fait recopier dans son atelier à partir d'un original emprunté à un homme du peuple de Svavar. Un guerrier nordique originaire de Drakenvik. Un capitaine pirate.

Et c'est alors que le plan du Serpent m'apparait dans toute sa simplicité : il est comme moi à la recherche d'un champion, et il en a trouvé un. Je dois mettre fin à cette menace.

J'ai moi-même quelques "pions" susceptibles d'éliminer un individu qui représenterait une menace. Il y a ce maître assassin du Kytar qui élimine parfois ceux qu'il soupçonne - à tort ou à raison - de connaître ses secrets. Il y a ce mari jaloux, guerrier lui aussi, qui pourrait le provoquer en duel pour un simple regard échangé. Il y a ce shaman orque dont la tribu pourrait faire un raid sur Drakenvik... j'envisage une à une toutes ces possibilités, mais je dois les écarter. Beaucoup d'énergie à dépenser pour un bien maigre résultat. Un champion peut aisément se remplacer.

Entretemps, le hérault s'est réveillé, sa jeune amie également. Tout deux ont le regard braqué sur moi.

_ Il y a quelqu'un ! fait-il.

Ce n'est même pas une question.

Sa jeune amie s'accroche à lui. Elle aussi a senti ma présence. D'ailleurs, elle relève le drap pour me cacher sa nudité. La situation est tellement cocasse que j'ai envie de rire, d'autant plus que je viens d'avoir une idée qui me sortira de cette situation. Je ne tournerai pas autour du capitaine nordique pour l'empêcher d'agir. Bien au contraire, je le suivrai dans tous ses mouvements, je placerai mes pions là où il faut pour lui faciliter la tâche... et à l'heure décisive, lorsque le Serpent dévoilera son champion, je dévoilerai le mien, et je n'ose imaginer sa surprise...

A cette idée, j'éclate de rire. Ce n'est pas un rire moqueur à ces charmants humains dont j'ai troublé le sommeil, ce n'est pas non plus le rire farceur d'un lutin qui se prépare à jouer un mauvais tour à son ennemi. C'est un rire qui résonne dans les esprits de tous les occupants du château. Le seigneur se réveille en sursaut, ses serviteurs se retournent dans leur sommeil, avant de se réveiller également en entendant aboyer la meute de leur maître.

C'est un rire que tous doivent entendre, car c'est un rire de défi que j'adresse à mon adversaire qui en entendra bientôt l'écho.

Je m'approche du hérault et je murmure à son oreille:

_ Ceci est le rire du Dragon.

_ Les dragons peuvent rire ? demande-t-il perplexe.

Sans répondre, je quitte le château. Rester plus longtemps laisserait des traces durables qui pourraient mener un mage audacieux jusqu'à mon repaire. Je n'ai d'ailleurs nul besoin de rester pour connaître la suite des événements.

Demain, le hérault écrira une belle histoire mettant en scène un vieux dragon lançant un défi à ses ennemis, mais dans l'immédiat, il va se lever et envoyer son chambellan chercher un cruchon de vin qu'il partagera avec son amie pour se remettre de leurs émotions. Puis ils retourneront se coucher et feront l'amour dans l'aura que j'ai laissé dans leur chambre.

Ils concevront une fille... bâtarde, mais de haute lignée. Elle sera une puissante ensorceleuse de lignage draconique... peut-être même sera-t-elle métamorphe.


Car je suis le Dragon.

Le plus ancien et le premier de tous les dragons et je serai probablement le dernier.

Et je suis en guerre contre le Serpent.

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