4) Le départ
Les Classes 1 s'impatientaient. La station Némésis était enfin achevée ! La nouvelle datait seulement de deux semaines et tous voulaient déjà s'y rendre. A présent, tout les insupportaient dans la vie "classique" sur Terre. Tous ne parlaient que de sorties spatiales, d'exploration à bord de navettes, d'activités en gravité réduite et ainsi de suite.
Les plus pragmatiques, rares face aux riches adeptes frivoles des joyeusetés spatiales, voulaient quitter la planète pour d'autres raisons. Dans les villes, un nombre croissant de super-tours s'effondraient dans les zones où la terre se fragilisait. Les forages s'étaient intensifiés durant les dernières années afin de mettre au jour les matériaux et métaux nécessaires à la construction de Némésis.
Les mines atteignaient de telles profondeurs que tous les galeries ne disposaient pas du même niveau de renforcement. Il fallait aller vite et loin pour trouver de nouveaux gisements alors la sécurité des mineurs passait au second plan. Les effondrements et les accidents en étaient devenus monnaie courante. Les sections passant sous les villes étaient particulièrement dangereuses puisque le sous-sol, déjà bien troué par les anciennes lignes de chemins de fer, parkings souterrains et autres carrières n'était que davantage meurtri. Récemment, presque un quartier entier s'était déchiré et avait sombré dans les profondeurs, entraînant avec lui marées de déchets, Classes 5 hurlants et une super-tour abritant des appartements de Classes 4. Résultat ? Des milliers de morts aspirés par un trou ne faisant qu'une centaine de mètres de diamètre. Et cet événement n'avait été que le premier d'une série dont les occurrences devenaient régulières. Raison de plus pour quitter ce gruyère à retardement et s'enfuir dans l'espace.
* * *
Dans le centre-ville, au plus proche du ciel, les Branston et leurs domestiques se préparaient à partir. Étant la famille qui avait construit le paradis tant attendu et que leurs entreprises se chargeaient de la gestion quotidienne de la station, ils feraient partie des premiers à pouvoir s'y rendre. Des contingents de citoyens (hormis les Rats) seraient ensuite envoyés afin de rendre opérationnelle la vie sur la station. Médecins, professeurs, érudits de la Classe 2 rejoindraient leurs laboratoires pour continuer leurs travaux. Les Classes 3, chargés de la production de nourriture, prendraient possession de leurs nouveaux quartiers. Enfin, tous les autres métiers seraient occupés par les Classes 4. Et si, quelques rares Classes 5 avaient réussi à lutter contre leur nature violente pendant les sept ans de la construction de Némésis, on les caserait bien quelque part.
Le chef de la famille Branston s'affairait à préparer les différents discours qu'il serait amené à prononcer. Son épouse passait son temps chez son coiffeur et à essayer des créations de son styliste personnel pour trouver les tenues parfaites pour la multitude d'événements mondains auxquels elle devra accompagner son époux. Tous deux n'avaient encore que peu de temps à consacrer à leurs enfants. L'aînée, Dama, imitait sa mère dans sa quête de la beauté et écumait les fêtes de la haute société. Plus réservé, son frère Logan, passait son temps dans les bibliothèques ou dans les laboratoires à faire des expériences.
Lorsqu'enfin il fut temps de partir, la famille prit place en grande pompe dans un transporteur. Grâce à la propulsion efficace de l'engin, les Branston et leurs domestiques furent arrachés facilement à l'atmosphère terrestre. En à peine deux heures, ils virent Némésis, en orbite autour de la Terre. Large vaisseau plat avec un toit en demi-dôme, on aurait dit une ville dérivant dans l'espace. Le pilote amena le transporteur au quai privé des Branston, une petite encoche dans l'alliage de la station. Une fois correctement amarrés, tous purent mettre pied à terre. Une gravité simulée leur permettait de ne pas flotter dans la construction. Le pilote s'inclina devant son employeur et partit vérifier l'entretien de son véhicule. La famille, suivie par ses domestiques, emprunta un ascenseur privé les menant à leur nouveau foyer.
Aussi luxueux que le précédent, leurs appartements se trouvaient à nouveau au sommet d'une tour de la ville spatiale. Celle-ci ne mesurait qu'une petite centaine de mètres de haut mais le faux-ciel projeté sur les écrans du dôme leur donna l'impression d'être de retour parmi les nuages. Ils prirent alors possession des lieux, chacun demanda aux domestiques d'amener leurs bagages dans leurs chambres respectives ou de préparer une collation.
* * *
Pendant six mois, plusieurs transporteurs partirent chaque jour pour acheminer les millions de personnes autorisées à émigrer sur Némésis. Les plateformes de départ érigées à la va-vite s'étaient rapidement effondrées, entraînant avec elles des morceaux de tours. Seuls le volume sonore des hurlements des Rats et l'intensité des remouds dans la marée de déchets permettaient de distinguer la taille des débris tombés. De nombreux citoyens de classe minimale avaient été coincés par ces chutes imprévisibles.
La petite maison penchée de Zia et sa mère, située en retrait, avait survécu. Des morceaux de béton l'avait parfois frôlée mais sans la percuter. Les poutres de soutien tenaient bon. Cela valait mieux, car en cas de fissure, il serait difficile de trouver de quoi les remplacer : des tubes en acier de cette taille n'était pas monnaie courante dans la marée de déchets. Les deux femmes contemplaient les vaisseaux espérant que leur tour viendrait bientôt.
Ce ne fut que huit mois après l'inauguration de la station que le flot de réfugiés spatiaux des citoyens des classes 1 à 4 se tarit enfin. Un tirage au sort fut organisé en grande pompe sur Némésis pour accorder l'asile aux plus pauvres, une bonne action futile pour apaiser l'esprit des puissants. A peine cinq cents personnes allaient recevoir le sésame sur les dix millions se battant quotidiennement pour leur survie. Un bon moyen de se débarrasser des indésirables sans se salir les mains pour les plus puissants.
Des membres de l'armée se chargeaient d'escorter les sélectionnés, n'hésitant pas à malmener ceux laissés sur le côté. Tous voulaient échapper à la famine, aux maladies, aux effondrements des villes. Le point de rendez-vous de Zia était une petite place à peine au dessus de la marée des déchets, à deux kilomètres de sa maison penchée.
Elle se rapprocha d'un garde et lui montra son invitation. Après un hochement de tête, il la laissa passer mais empêcha sa mère d'avancer.
— Personne sans invitation, aboya-t-il.
— Mais ma mère n'a pas de casier judiciaire ! défendit Zia.
Le garde regarda sa liste et secoua la tête.
— Désolé, un critère a été ajouté sur l'âge des sélectionnés. Elle va devoir rester ici.
— Maman ! s'écria Zia, en larmes.
Elles se tombèrent dans les bras l'une de l'autre, pleurant à chaudes larmes. Elles savaient sans avoir besoin de le formuler qu'il s'agissait d'une peine de mort pour Andréa. Cette dernière ne sortait plus de la maison, trop faible pour aller fouiller à la recherche de nourriture. La marche jusqu'au point de rendez-vous l'avait déjà épuisée. Sans Zia, elle ne pourrait compter que leurs faibles réserves et la générosité des autres pour s'alimenter.
Des scènes similaires se déroulaient autour d'elles avec les autres refoulés. Peut-être pourraient-ils s'entraider, s'ils se décidaient à communiquer. Quand enfin, il fut l'heure de se séparer, Zia grava l'image de sa mère dans son esprit et dans son cœur pour l'emporter avec elle. C'est avec un goût amer qu'elle pût enfin monter dans le transporteur à destination de Némésis.
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