Les pleurs des enfants arrachés à leur seule famille avaient bercé le voyage. Le critère de l'âge, particulièrement sélectif, provoqua un écrémage sévère des Rats envoyés sur Némésis. A dix-sept ans, Zia faisait partie des plus vieux. Compatissante, elle mit sa propre peine de côté et tenta de réconforter les plus jeunes. Mais comment convaincre des enfants en larmes, déracinés des seuls repères qu'ils connaissaient, que leur vie allait maintenant être meilleure ? Pouvait-on vraiment remplacer l'amour d'une mère par une abondance de nourriture ? Une vie dans un monde propre et sain valait-elle la peine d'être vécue si on était seul ?

Zia s'interrogeait aussi sur leur place dans le monde à présent. Les Rats étaient les laissés-pour-compte, luttant pour leur vie quotidiennement, dans la saleté, la maladie, la violence. En théorie, de telles choses n'avaient pas lieu sur Némésis, à peine achevée un an auparavant. Quel avenir attendait ces enfants qui n'avaient aucune éducation, aucun lien avec la société ?

Ce fut toujours dans l'expectative qu'ils arrivèrent enfin. L'amarrage à l'intérieur de la station provoqua un léger tremblement du vaisseau transporteur et les jeunes passagers ressentirent une sensation étrange lorsqu'ils furent soumis à la gravité simulée une fois débarqués. Les plus jeunes se regroupèrent autour de Zia, qui faisait office de nouvelle figure d'autorité. La jeune fille regarda la personne venue les accueillir sur le quai, un homme entre deux âges, vêtu de gris.

— Venez avec moi, fit-il d'une voix calme.

Zia et les deux autres adolescents les plus âgés, Dyn et Ado, jumeaux de treize ans, lui emboitèrent le pas. La petite vingtaine d'enfants entre cinq et dix ans les suivaient fébrilement. Leur guide leur spécifia qu'ils étaient le premier groupe de Classe 5 arrivant sur Némésis ; d'autres étaient attendus pour les prochains jours. Il les mena via divers couloirs souterrains jusqu'à un petit dortoir et leur spécifia qu'ils dormiraient ici dans un premier temps.

— Cela peut changer ? demanda Zia.

— Les plus jeunes pourront être adoptés par des couples infertiles désirant avoir un enfant. Les autres pourront devenir apprentis avec les citoyens d'autres Classes. Les apprentis vivent en général proches de leur professeur, lui apprit leur guide.

— Et ceux qui restent ? s'inquiéta la jeune fille.

— Nous verrons le moment venu. Mais personne ne sera laissé sans emploi : Némésis n'a pas besoin de personne oisive. A terme, les apprentis pourront espérer être surClassés. Après tout, les Classes 5 ne sont pas sensés avoir d'emploi ni de domicile stables.

Son discours fut encourageant pour Zia, Dyn et Ado qui comprenaient l'état de la société et du monde qu'ils venaient de quitter. Pour les plus petits, tout ce qu'ils savaient c'était qu'ils ne reverrait jamais leur maman.

* * *

Quinze jours plus tard, Zia demeurait le seul Rat du premier convoi qui restait. Rapidement, les autres avaient été dispatchés dans leurs nouvelles familles ou dans leurs nouveaux apprentissages. D'autres groupes rejoignirent son dortoir avant de repartir à leur tour. La jeune fille servait de "grande sœur" pour les nouveaux arrivants, les réconfortant, les câlinant en cas de cauchemars nocturnes. Mais comme l'avait dit Damian, l'homme qui l'avait accueillie à la sortie de la navette, elle ne restait pas sans travail pour autant. Elle fut chargée du nettoyage de leurs dortoirs, de la classe des plus petits, de les surveiller lorsqu'ils étaient dans leurs quartiers ou en déplacements ainsi que d'autres menus travaux. Ce jour là, Damian vint la voir, un air grave. Il lui fit signe de s'asseoir, la jeune fille s'inquiéta immédiatement.

— Vous allez me renvoyer, déclara-t-elle, fataliste. Personne ne veut de moi pour travailler.

— Au contraire. J'ai reçu une offre pour toi, lui répondit-il.

Un sourire s'épanouit alors sur son visage. Elle avait eu peur de devoir regagner la Terre. Sa mère lui manquait terriblement bien sûr, elle se reprocha de ne pas penser à elle aussi souvent qu'elle le voulait, mais elle savait que repartir signifiait mourir. Pour sa mère, pour leurs sacrifices, elle se devait de survivre.

— Pourquoi faites-vous cette tête alors ?

Damian lui pardonna cette familiarité, il appréciait la jeune fille depuis son arrivée et son aide pour l'adaptation des petits Rats à leur nouvelle vie.

— L'offre vient de la famille Branston.

La nouvelle créa un silence. Les Branston étaient une des familles les plus puissantes. Némésis existait grâce à eux.

— Je suis assez grave, car... Je nierai avoir dit ça mais... les plus riches ne sont pas tendres avec leurs serviteurs s'ils ne leur plaisent pas. Je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose, tu comprends ?

Zia hocha la tête. Ses seules connaissances sur Némésis avaient été éparpillées, cela lui fit donc chaud au cœur de savoir que Damian s'inquiétait pour elle.

— La demande vient du fils de Monsieur Branston. Il cherche un assistant, il fait des recherches je crois et a besoin de quelqu'un pour prendre des notes. Son père lui a proposé d'engager un Professeur de Classe 2 mais il a refusé. Il a expressément demandé si un des Rats rescapés pourrait convenir. Il désire quelqu'un sachant lire et écrire, d'au moins 15 ans pour être proche de son âge. Il a dix-huit ans maintenant si je ne m'abuse. Comme tu corresponds bien aux critères et que tu es un peu trop vieille pour rentrer en apprentissage, ton profil a été proposé. Rassemble tes affaires, je suis sensé t'emmener tout de suite.

Pendant que la jeune fille regroupait ses maigres possessions, Damian l'inonda de conseils sur la manière de se comporter. De son point de vue, ce serait bien la première fois qu'un Rat serait dans la même pièce qu'une Oie Cendrée. Il continua, tout en l'emmenant dans les couloirs de Némésis. Ils quittèrent les quartiers dédiés aux Abeilles pour traverser de grandes places bordées d'immeubles impressionnants. Ils ne mesuraient pas autant que les super-tours sur Terre mais étaient bel et bien leurs équivalents dans la cité spatiale. Damian l'entraîna à l'intérieur, l'empêchant d'admirer trop longuement. Il présenta son accréditation et les présenta aux agents de sécurité. Ceux-ci leur désignèrent un ascenseur pour rejoindre leur destination.

— Surtout, quoi que tu voies, ne reste pas bouche bée, lui conseilla l'homme durant la montée. Et ne parle pas à moins qu'on t'adresse directement la parole. Et ne fixe personne. Et aussi...

Il fut interrompu par l'ouverture des portes de l'ascenseur et secoua la tête. Tant pis pour les conseils de dernière minute, ils étaient arrivés. Ils quittèrent la cabine pour entrer dans le penthouse des Branston. Des majordomes et des femmes de chambres entraient et sortaient des différentes pièces. La jeune fille ne savait pas quel matériau décorait les murs mais ça semblait très coûteux. Au loin,  des fenêtres donnaient sur le faux-ciel de Némésis. Zia essaya de ne pas loucher sur leurs uniformes, bien taillés et faits de beaux tissus. Elle se martela mentalement que les Branston se trouvaient encore bien des niveaux au-dessus. Ne pas loucher. Ne pas fixer. Ne pas rester bouche bée.

Docilement, elle suivit Damian, le laissant les présenter. Un vieux majordome leur fit signe de l'accompagner dans les appartements privés de Logan Branston. Il toqua doucement à la porte. Une voix étouffée leur répondit. Dans la pièce se trouvait un jeune homme, à peine plus âgée que Zia.

— Monsieur, voici Damian Affy qui a supervisé l'arrivée des Classes 5. Et mademoiselle Zia, il pense qu'elle pourrait convenir pour vous assister.

— Merci Jensen. Vous pouvez disposer.

Pendant que le majordome quittait la pièce, Zia observa du coin de l’œil, elle le trouva très normal pour un Classe 1. Elle détourna vite le regard pour éviter que le fixer trop longuement. Elle n'avait pas envie de le contrarier à peine une minute après son arrivée?

Logan et Damian échangèrent quelques mots puis le jeune homme se tourna vers elle.

— Comment te sens-tu à l'idée de travailler avec moi, Zia ?

— Je... euh...bredouilla-t-elle. Je suis très contente de pouvoir vous aider, Monsieur. Je n'ai jamais fait d'expérience mais j'aime apprendre, je sais lire et écrire. J'ai fait la classe aux petits pour commencer leur apprendre aussi, mais Damian a dû vous le dire, même si ce n'était sûrement pas aussi difficile que vos recherches j'imagine.

La jeune fille s'interrompit, le rouge lui montant aux joues et trouva son babillage infantilisant. Logan ne sembla pas le remarquer. Il resta silencieux quelques secondes puis se tourna vers Damian.

— Je pense que nous nous entendrons très bien. Vous pouvez nous laisser.

Il s'inclina poliment, fit un petit clin d’œil à Zia et sortit à son tour de la pièce. Logan Branston signala à la jeune fille de s'asseoir. Elle se posa au bord de la chaise, la plus moelleuse qu'elle n'eut jamais connu.

— Tout d'abord, tu peux laisser tomber le "Monsieur" et me tutoyer. Ce que j'aimerai vraiment, c'est qu'on me traite comme une personne normale, soupira-t-il. Voilà pourquoi j'ai refusé que mes parents engagent quelqu'un qui n'aurait fait que des courbettes et acquiescé à tout à cause de mon nom. Je me suis dit qu'un R.. Classe 5 n'en aurait cure puisque leur situation sur Terre était si différente de la nôtre. Et... si tout va bien, j'espère que... nous pourrons devenir amis.

Zia resta interdite quelques instants. Damian lui avait prodigué des conseils mais ne l'avait pas du tout préparée à ça ! Elle appliqua alors sa recommandation principale : obéir aux ordres. Et celui de Logan était d'être naturelle, alors tant mieux. Il ne lui semblait être le genre à envoyer des serviteurs aux cachots en cas d'incompétence, Damian avait dû côtoyer des Classes 1 bien effrayants.

— Vous... enfin... tu n'es pas le genre de Classe 1 qu'on imagine, soupira la jeune fille. Et tu peux dire que je suis un Rat, ça ne me gêne pas, je ne renie pas d'où je viens. Vu la sélection, je suis très fière d'être ici, ajouta t-elle.

— J'ai déjà entendu ça, sourit-il. D'accord, je ne voulais pas risquer de te mettre mal à l'aise... Je n'aime pas ce système de Classe trop rigide. Mais peut-être tu veux voir ta chambre ? J'ai plusieurs chambres dans mes appartements, je peux tout à fait t'en donner une en tant que mon "assistante".

Il se leva et lui fit une visite de ses propres appartements qui comptait une antichambre et un petit salon, sa chambre (gigantesque aux yeux de Zia), trois autres chambres plus petites ayant toute leur salle de bain... La pièce où il mena Zia pouvait contenir la pièce commune de sa petite maison penchée. Elle hoqueta en voyant le niveau de confort qu'on lui offrait. Remarquant que la jeune fille ne savait plus où donner de la tête, Logan la fit doucement asseoir sur le lit. Effleurant la couette, Zia eut les larmes aux yeux en pensant à sa mère et à leurs couvertures rapiécées. Désemparé face à la soudaine émotion de la jeune fille, Logan ne sut comment réagir.

— Je... Tu veux que je te laisse seule un moment ? lui demanda t-il gauchement.

— Non... Reste s'il te plaît, murmura Zia entre deux sanglots. Être seule avec mes souvenirs me rend encore plus triste.

Le fils de l'homme le plus riche de Némésis s'assit par terre en face d'une fille sans famille ni ressources. Et pour la première fois, une Oie Cendrée écouta une Rat lui raconter sa vie.