Vertulian trouvait l’illusion plutôt audacieuse, mais déplacée. On ne badinait pas avec l’image de la magistrature. Il coula un regard sévère à Amostofello, qui haussa les épaules et leva les mains. Finement joué, songea Vertulian. Il avait eu tort de sous-estimer cet inconnu.

– Je suis navré Maître Ambizor, rétorqua-t-il, mais j’ai une partie de la plus haute importance à terminer. Il m’est impossible de la quitter sous peine d’y laisser ma réputation.

Le magistrat fit une grimace fugace et toisa l’assemblée pour s’assurer que tout le monde avait été témoin de l’affront. Vertulian eut un instant de doute. Une goutte de sueur perla sur son front. Il décida de jouer quitte ou double et ignora princièrement son interlocuteur. Il reprit les dés et, après un clin d’œil amusé à son adversaire, les fit rouler sur le plateau.

– C’est insensé ! souffla le magistrat. Jamais personne, en cent-soixante-dix ans de carrière, ne m’avait témoigné autant d’effronterie et d’insolence !

– Eh bien, ça y’est c’est fait, pépère… et maintenant cesse de me casser les deux artefacts, j’ai d’autres korrigans à fouetter que d’écouter une mauvaise illusion me déblatérer des sornettes sur le Conseil Suprême !

Le vieux mage installé au comptoir recracha la moitié de sa gorgée de cidre et manqua de s’étouffer.

Outré, Ambizor Furiatys d’Estrevise s’apprêtait à quitter la salle. Vertulian s’avisa que sa place d’archimage était en jeu et hésita. Mais Amostofello ne lâchait rien. Il venait de libérer une nuée d’insectes invisibles autour de la table. Les vrombissements perturbaient la concentration et empêchaient Vertulian de s’éclaircir les idées. Il tenta un contre-charme en lançant une dissipation majeure, histoire de faire le vide autour de lui. La réaction d’Amostofello fut pour le moins surprenante. Ses yeux se révulsèrent, il dodelina de la tête et s’effondra sur le plateau de jeu. La bouteille messagère roula et éclata au sol. Le haut magistrat se retourna, intrigué par les exclamations de surprise devant l’apparition du génie.

– Salamalekoum, nobles princes, salua la créature depuis son nuage de brume. Je suis chargé de porter à votre connaissance un appel à l’aide, sous couvert de l’article 49-2 : mon ami, le délicieux Phalangstène, capturé ignominieusement par fourberie, réclame assistance afin d’échapper aux terres du rêve profond.

Puis il s’évapora.

Le magistrat claqua de la langue et approcha du corps d’Amostofello. Les bras du mage étaient agités de convulsions.

– Contrôle d’esprit majeur… Cet homme n’est pas un mage, fit-il en lui tâtant le pouls.

– Bin non ! C’est Samuel que j’vous dit, vociféra la cuisinière.

– Mais… le contrôle majeur sur des êtres conscients est interdit, s’indigna Vertulian, dont la duplication mentale entrait en phase fusionnelle, libérant les degrés d’alcool ingurgités au cours de la partie.

À ce moment, le forgeron revint à lui. Surpris et effrayé, il attrapa le bras d’Ambizor Furiatys d’Estrevise et lui asséna une manchette à la glotte. La mitre s’envola, suivie du représentant du Conseil. Vertulian réagit par un sort de glu mentale, mais son alcoolémie galopante influa sur sa visée. Le Magistrat, qui tentait de se relever, retomba au sol, la bave aux lèvres, les yeux dans le vide.

Le vieux mage qui assistait à la scène intervint et calma le forgeron d’un charme d’apaisement. Puis il posa la main sur l’épaule de Vertulian.

– Très belle partie mon garçon. Dommage qu’on ne puisse connaître la véritable identité du vaincu.

– J’ai ma ‘tite idée, fit-il en s’agrippant à la table pour ne pas s’effondrer.

Il ordonna aux apprentis de relever le magistrat et de le transporter jusqu’au cercle de pierres du Conseil. Cette glu mentale était une aubaine : il devait convaincre les sages avant que d’Estrevise ne puisse raconter l’affront porté à son habit. Et pour cela, il avait encore une carte à jouer. Plongeant sa main dans la poche de son bliaud, il passa discrètement son anneau d’éloquence.