Elisabeth et le Mal
de Eloplume
Quand elle était plus jeune, on l’appelait Beth. Ou alors Eli. Et sa mère, elle, la surnommait Lili.
Elisabeth regrettait ce temps d’insouciance. A ce jour, personne n’oserait l’appeler autrement que par son nom complet. Et encore, cela vaudrait uniquement pour les plus courageux. A ce jour, on ne prononçait plus son nom, sans quoi une atmosphère lourde et morbide pesait soudain autour des quelques qui l’avait entendu.
Parfois, on la dénommait par une quelconque périphrase, pour éviter de voir la réalité en face.
La Dame des Temps. Celle qui Fauchait la Vie. La Fantôme. L’Ame Fendue.
- Ce dernier sobriquet est plutôt bien trouvé, susurra malicieusement le Mal dans sa tête.
- Peut-être qu’il est bien trouvé, mais il n’empêche que je préfère que l’on m’appelle Elisabeth, soupira Elisabeth.
- Tu réclame un nom, mais tu persiste à ne pas m’appeler, avança-t-il. C’est injuste.
Elisabeth ne lui répondit pas. Mais elle pensa que la première injustice, c’était qu’il soit dans sa tête, et non dans celle de quelqu’un d’autre. Enfin ; seulement la moitié d’Elisabeth pensa. Elle préférait se voir comme les deux parties d’un tout monstrueux, hybride malfaisant et contre-nature. C’était le seul moyen qu’elle avait trouvé pour sauvegarder le peu de ce qu’il restait d’elle-même.
- Je peux ? demanda-t-elle, toujours mentalement.
Elle ne parlait jamais au Mal à voix haute.
- Fais-toi plaisir, lui répondit-t-il. Il faudra un jour que tu m’explique pourquoi tu tiens toujours autant à faire ça.
Sans daigner de répondre, Elisabeth reprit lentement le contrôle de son corps. Elle savoura la divine sensation de pouvoir bouger à son gré, ses doigts, son visage, déplia avec précaution ses jambes et posa à terre la hache qu’elle tenait à la main. Toujours avec mille attentions, elle leva les yeux et regarda le désastre autour d’elle. Trois cadavres, dont celui du nourrisson. Trois cadavres méconnaissables tant le Mal s’était acharné dessus. Elle décompta les dégâts : deux crâne fendu, une mâchoire arrachée, une épaule désossée, et le corps du nouveau-né coupé par la moitié, de haut en bas. Et du sang aussi, qui s’échappait à flot des dizaines et des dizaines des balafres qu’elle voyait sur leur peau ébène.
La petite chaumière était un véritable champ de bataille. On observait des traces de luttes, brisant le havre de paix qu’était cette habitation avant leur arrivée. Cette famille avait vécu une vie simple, mais surement heureuse. Juste avant d’enfoncer la porte, elle avait surpris un magnifique sourire sur le visage de la mère.
- Rends-moi le corps, ordonna le Mal. Je vais brûler la maison.
- Non, répliqua-t-elle.
- Je ne te demandais pas ton avis, riposta-t-il. Mais si tu veux lutter…
Sans finir sa phrase, le Mal passa à l’attaque. Visant ses mains, il frappa de toute sa pensée Elisabeth, qui vacilla sous le choc. Immédiatement, elle tenta de s’opposer, mais l’assaut était entièrement concentré sur le bout de ses doigts. C’était comme s’adosser à une porte pour empêcher l’autre de l’ouvrir ; elle s’appuyait au maximum, mais perdait irrémédiablement du terrain à chaque seconde. Bientôt, elle perdit tout contrôle de ses doigts. Puis ce fut la main qui y passa, et encore le poignet. Concentrée, elle ne se rendit pas compte qu’elle se mordait les lèvres. Tremblant sous l’effort, elle se défendait tant bien que mal contre l’attaque de cet intru, qui voulait lui voler son corps !
Puis, la pression disparue brusquement. Dire qu’elle était étonnée serait un euphémisme. D’habitude, le Mal n’abandonnait jamais. Un léger sourire grandit sur ses lèvres, et elle détendit enfin ses membres. Elle avait réussi. Elle avait réussi à rester maîtresse d’elle-même.
Et soudain, le Mal lui retomba dessus, avec une puissance phénoménale. Le souffle coupé par la surprise, elle tomba à terre, et reprit trop tard ses esprits : cette fois, ses bras et ses épaules venait de lui échapper. Sans qu’elle ne puisse rien faire d’autre que de défendre le peu qu’il lui restait, elle vit avec horreur ses deux mains se serrer autour de son cou.
- Je vais t’étrangler, expliqua calmement le Mal. Et tu vas me supplier de ne pas te causer des dommages irrémédiables au cerveau.
Figée à la fois par la terreur et par le Mal, elle n’osa faire un mouvement. Elle sentit la pression sur sa gorge s’accentuer, et son sang battre plus fort à ses temps. Sa vision s’obscurcit, un râle sortit de sa bouche, et le Mal continuait à serrer, encore et encore.
- Je t’en prie, arrête, abandonna enfin Elisabeth, en relâchant toute résistance face à l’intrusion du Mal.
- Mauvaise enfant, gronda-t-il après avoir pris possession de tout son corps. Il va falloir corriger cette manie.
L’esprit encore embrumé, Elisabeth mis quelques secondes avant de réaliser ce que ces mots signifiaient. Une vague de terreur la submergea, et elle balbutia :
- Non, non je t’en supplie, je ne recommencerais pas, par pitié !
- Inutile de supplier, la coupa le Mal. Cela t’apprendra à me désobéir.
- Je te promets, je ne lutterai plus, s’il-te-plait ! hurla mentalement Elisabeth.
La peur l’enveloppait, lui faisait perdre tout ses moyens. Elle ne voulait pas, pas encore, pas ça ! Ses pensées, telle une tornade, tournait si vite, sans arrêter de crier, crier toute cet effroi.
Mais le Mal n’en avait que faire. Elle distinguait sa satisfaction perverse, il se délecter d’avance des hurlements de douleur qu’elle allait pousser.
Si elle n’avait plus aucun contrôle sur son corps, elle pouvait toujours en percevoir toutes les sensations. Impuissante, l’âme secouée de sanglots, elle se vit avec horreur pousser la porte à demi arrachée de l’armoire, prendre une bouteille une bouteille de gnôle, et la renverser sur le matelas.
- Que préfère-tu cette fois, se languit le Mal. La jambe ? La main ?
Paralysée par la terreur, elle tenta de formuler une réponse, mais elle ne réussit pas à rassembler une pensée cohérente.
- Parle, ordonna le Mal, parle immédiatement, ou bien ce sera le visage.
Non. Pas le visage. Pas le visage. Non. Non. Non. Mais elle n’arrivait pas à parler, son esprit tremblait et hoquetait.
- Ah, soupira-t-il, tu es une bien méchante fille. Ce sera donc ton joli minois qui y passera.
Il renversa ce qu’il restait d’alcool dans la bouteille sur son visage, la forçant à garder les yeux ouverts. Une brûlure atroce lui arracha un premier gémissement. Ses yeux étaient un incendie.
Mais elle savait parfaitement que ce n’était que le début de ses souffrances.
Le Mal attrapa le paquet d’allumette qui trainait au fond de la poche de son manteau court, en craqua une et l’alluma du premier coup. Puis, malgré la faible résistance d’Elisabeth, il la jeta sur le matelas, qui s’enflamma immédiatement.
Elisabeth avait si peur qu’elle en oubliait la piqûre de l’alcool dans ses yeux. Dans un sursaut de combativité, elle se mit à résister contre le Mal, qui la poussait vers les flammes. Elle sentait la chaleur phénoménale qui s’échappait du brasier, et son visage continuait de s’approcher, encore et encore. Le temps ralentissait, la chaleur devint insupportable, ses cils fondirent et arriva l’épouvantable choc. L’extrémité de son nez entra en contact avec le feu, et instantanément son visage s’enflamma.
La douleur était indicible. C’était comme mourir, mais surement en pire, car là, la douleur de s’arrêtait pas, son visage fondait, et elle ne souhaitait plus qu’une chose, disparaitre. Le néant lui apparaissait comme le paradis.
Elle ne pouvait plus penser, son esprit aussi n’était plus que feu. Quand, enfin, elle sombra dans l’inconscience.
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